Revue Musicale de Lyon 1904-02-24/César Franck

CÉSAR FRANCK

(Suite)

Cette classe d’orgue, dont je conserve toujours un souvenir ému, fut pendant longtemps le véritable centre des études de composition du Conservatoire.

À cette époque, — je parle des années 1872 à 1876, — les trois cours de « haute composition musicale » étaient faits par Victor Massé, compositeur d’opéras-comiques, sans nulle entente de la symphonie, qui, constamment malade, se faisait remplacer dans ses fonctions par un de ses élèves, Henri Rebert, musicien vieillot et au jugement étroit et arriéré, et François Bazin, qui n’était même pas capable de discerner si la réponse d’une fugue était vraie ou fausse (j’ai été moi-même témoin de ce fait). Il n’est donc pas étonnant que le haut enseignement de César Franck, fondé sur Bach et Beethoven mais en admettant aussi tous les élans, toutes les aspirations nouvelles et généreuses, ait, dès cette époque, attiré à lui tous les jeunes esprits doués d’idées élevées et véritablement épris de leur art. L’une des plus précieuses particularités de la leçon de Franck était la démonstration par l’exemple. Lorsque nous nous trouvions embarrassés dans la construction ou la marche d’un morceau de musique, le maître allait aussitôt prendre dans sa bibliothèque telle œuvre de Beethoven, de Schumann, de Mendelssohn, de Wagner : « Voyez, nous disait-il, Beethoven, ou Schumann, ou tel autre s’est trouvé ici dans la même situation que vous. Voici comment il s’en est tiré. Lisez ces passages et inspirez-vous-en pour corriger votre pièce, mais surtout trouvez une solution qui soit bien à vous. »

C’est ainsi qu’inconsciemment le maître draina, pour ainsi dire, toutes les forces sincèrement artistiques qui étaient éparses dans les diverses classes du Conservatoire, sans parler des élèves du dehors qui allaient prendre la leçon dans son tranquille salon du boulevard Saint-Michel, dont les fenêtres donnaient sur un jardin plein d’ombre, chose rare à Paris. C’est là que nous nous rendions une fois par semaine car le père Franck, non content de nous instruire dans la science du contre-point, de la fugue et de l’improvisation à sa classe du Conservatoire, faisait venir chez lui ceux de ses élèves qui lui paraissaient mériter un enseignement particulier — et cela d’une façon absolument désintéressée, ce qui n’est pas, d’ordinaire, le fait des professeurs de l’établissement officiel dans lequel l’instruction gratuite inscrite au règlement est bien loin, hélas ! d’être une réalité.

Lorsqu’on avait terminé avec Franck l’étude du contrepoint, qu’il voulait toujours intelligent et mélodique, et celle de la fugue, dans laquelle il laissait à l’élève une grande liberté expressive, alors on entreprenait l’étude de la composition, entièrement basée, d’après lui, sur la construction tonale.

Aucun art, en effet, n’a plus de rapport avec la musique que l’architecture. Pour bâtir un édifice, il faut tout d’abord que les matériaux soient choisis et de bonne qualité. Il en est de même pour les idées musicales, dans le choix desquelles le compositeur doit se montrer très difficile s’il veut faire une œuvre durable.

Mais il n’est pas suffisant, en construction, d’avoir de beaux matériaux ; encore faut-il savoir les disposer de façon à ce qu’ils s’agencent en un tout puissant et harmonieux. Des pierres, si attentivement ciselées qu’elles soient, simplement juxtaposées sans ordre, ne constitueront jamais un monument, comme des idées musicales, si belles qu’elles puissent être, ne constitueront point un morceau de musique si leur place et leur enchaînement ne sont réglés par une ordonnance logique et sûre. À ce prix seulement le monument existera, et si les éléments en sont beaux et l’ordre synthétique harmonieusement combiné, l’œuvre sera solide et durable. La composition musicale n’est point autre chose. C’est ce que Frank — et lui seul à cette époque — savait admirablement faire comprendre à ses disciples. Aussi, alors que pendant les trois premiers quarts du xixe siècle la production symphonique fut, en France, absolument nulle, on vit s’élever tout à coup, grâce au génial enseignement du maître, une nouvelle école française pleine de sève créatrice et d’audace, experte en l’art symphonique et en la musique de chambre, une phalange de jeunes compositeurs dépassant en portée artistique, par la solidité de la construction, par la clarté de la forme et même par la valeur des idées, la plupart des symphonistes allemands qui, eux, se traînaient encore dans l’ornière creusée par Mendelssohn. Cette bienfaisante influence de l’enseignement du père Franck ne s’étendit pas seulement sur les musiciens qui travaillaient spécialement avec lui ; elle se fit encore sentir sur ceux des élèves du Conservatoire qui reçurent ses avis à la classe d’orgue, comme Samuel Rousseau, G. Pierné, A. Chapuis, Paul Vidal, G. Marty, Dallier, Dutacq, Galeotti ou les virtuoses qui l’approchèrent particulièrement, parmi lesquels je citerai l’incomparable violoniste Eugène Ysaye auquel il dédia sa célèbre Sonate de violon en la, et aussi sur des artistes qui, bien que n’ayant pas été précisément ses élèves, subirent à son contact l’ascendant de sa probité et de sa sincérité artistique, par exemple Gabriel Fauré, Paul Dukas, le célèbre organiste Alexandre Guilmant et Emmanuel Chabrier, qui prononça au nom de la Société nationale de musique, dont Franck était président, une allocution émue sur la tombe du maître.

Les principaux disciples qui eurent le bonheur de recevoir directement son enseignement furent, par ordre chronologique : Henri Duparc, le continuateur de Schubert et de Schumann au point de vue du lied, Arthur Coquard, Albert Cahen, Alexis de Castillon, mort en 1873 à l’âge de trente-cinq ans, lequel, après avoir subi pendant plusieurs années les leçons de Victor Massé qui semblait prendre à tâche d’annihiler les dons naturels de cette belle nature d’artiste, eut le courage de recommencer avec Franck toute son éducation musicale et, ayant anéanti tous ses essais précédents, écrivit par la suite un grand nombre d’œuvres symphoniques et de musique de chambre de tout premier ordre ; Vincent d’Indy, Camille Benoît, Mlle Augusta Holmès, Ernest Chausson, l’auteur du Roi Arthus et de belles symphonies, prématurément enlevé en 1899 à l’affection de ses amis, Paul de Wailly, le délicat ciseleur Pierre de Bréville, Henri Kunckelmann, Louis de Serres, Charles Bordes, le jeune et déjà illustre directeur des Chanteurs de Saint-Gervais, qui fit revivre en France l’intelligence de la vraie musique religieuse, J.-Guy Ropartz, actuellement directeur du Conservatoire de Nancy, auquel on doit de superbes compositions symphoniques, Fernand Le Borne, Gaston Vallier et enfin le pauvre Guillaume Lekeu, mort à vingt-quatre ans, laissant derrière lui un bagage considérable de compositions d’une intensité d’expression quasi-géniale.

C’est, du reste, en grande partie dans l’intention de perpétuer cet enseignement que trois élèves ou admirateurs du maître regretté, Alex. Guilmant, Ch. Bordes et le signataire de ces lignes, ont fondé, il y a déjà quelques années, la Schola cantorum, école de musique dont les principes s’appuient uniquement sur l’amour et le respect de l’art, sans autre préoccupation. Mais quand bien même il ne se fût pas trouvé de pieux amis pour continuer l’œuvre d’enseignement, rien n’aurait empêché la saine et honnête doctrine de Franck de se répandre de proche en proche parce qu’elle est la vérité artistique.

De même, rien n’empêchera ce génie musical de vivre éternellement, et tandis que le nom de beaucoup de compositeurs qui n’ont travaillé que pour la gloire ou pour l’argent, en cherchant avant tout l’immédiat succès, commence actuellement à entrer dans l’ombre pour n’en sortir jamais, la figure séraphique de l’auteur des Béatitudes, qui travailla pour l’Art, plane de plus en plus haut dans la lumière vers laquelle, sans défaillances ni compromissions, il s’est dirigé toute sa vie.

Vincent d’Indy.
ŒUVRES DE CÉSAR FRANCK
i. — musique de chambre
Op. 1. — 
no  1. 1er trio en fa dièse 
 1841
Op. 1. — 
no  2. 2e (trio de salon) en si bémol 
 1839
Op. 1. — 
no  3. 3e trio, en si mineur 
 1842
Op. 2. — 
4e trio en si 
 1842
Op. 6. — 
Andantino quietoso pour piano et violon 
 1843
Op. 6. — 
Quintette en fa mineur 
 1880
Op. 6. — 
Sonate en la pour piano et violon, dédiée à E. Ysaye 
 1886
Op. 6. — 
Quatuor à corde en  
 1889
ii. — Musique d’orchestre
Les Éolides (d’après Leconte de Lisle) 
 1876
Le Chasseur maudit (d’après Burger) 
 1883
Les Djinns (d’après V. Hugo) 
 1884
Variations symphoniques pour orchestre et piano 
 1885
Symphonie en , en trois parties 
 1887-1889
iii. Oratorios, poèmes et musique vocale de concert pour soli, chœurs et orchestre
Ruth, égl. biblique en trois parties (première exécution, 1872) 
 1846
Rédemption, poème symphonique en deux parties (E. Blau), refait en 1873 
 1870-1872
Les Béatitudes, oratorio en 8 parties et un prologue, (Mme Colomb) 
 1872-1880
Rébecca, scène biblique (P. Collin) (première exécution, Colonne 1893) 
 1881
Psyché, poème symphonique pour orchestre et chœur récitant, dédié à Vincent d’Indy 
 1887-1888
La Procession (Brizeux), pour ténor et orchestre (première exécution, Colonne 1890) 
 1888
iv. — Musique religieuse
Quatre motets, chœurs 
 1858
Trois offertoires, chœurs 
 1859
Messe pour basse solo avec orgue 
 1855
Psaume CL pour chœur et orchestre 
 1862
Ave Maria, chœur. 
Messe à trois voix (chœur, orgue et violoncelle) 
 1860
Motets avec orgue. 
Veni Creator, pour ténor et basse 
 1876
Deutera domini (chœur) 
 1872
Chants d’église avec orgue 
 1870
v. — Musique de piano
Op. 3. 
Églogue 
 1842
Op. 4. 
Duo à quatre mains sur Gode save the King, no 1 
 1842
Op. 5. 
Caprice 
 1843
Op. 7. 
Souvenirs d’Aix-la-Chapelle 
 1843
Op. 8. 
Quatre mélodies de Schubert transcrites pour piano 
 1843
Op. 7. 
Duo à quatre mains sur Lucile (voy. op. 4) no 2 
 1842
Op. 9. 
Sonate pour piano 
 1842
Op. 10. 
Ballade 
 1843
Op. 11. 
Première fantaisie sur Guliston 
 1844
Op. 12. 
Deuxième fantaisie sur Guliston 
 1844
Op. 14. 
Duo sur Guliston 
 1844
Op. 15. 
Fantaisie sur deux airs polonais 
 1845
Op. 15. 
Prélude, choral et fugue (Mlle Poitivin) 
 1884
Op. 15. 
Prélude, aria et final (Mme Bordes) 
 1886
vi. — Musique vocale et chorale
Robin Gray 
 1840
Souvenance (Chateaubriand) 
 1840
Ninon (A. de Musset) 
 1840
Passez, passez toujours (V. Hugo) 
 1840
Aimer (Méry) 
 1850
L’Émir de Bengador (Méry) 
 1850
Les Trois Exilés, chant national pour basse et baryton 
 1852
L’Ange et l’Enfant (Reboul) 
 1850
Roses et Papillons 
 1850
Les Cloches du soir (Mme Desbordes-Valmore) 
 1850
Le Mariage des roses 
 1850
Lied 
 1850
La Garde d’honneur
Ballade
Hymne pour quatre voix d’homme (Racine) 
 1880
Six duos pour chant à voix égale :
1. 
L’Ange gardien.
2. 
Aux petits enfants (A. Daudet).
3. 
La Vierge à la crèche (A. Daudet).
4. 
Les Dames de Lormont (Mme Desbordes-Valmore).
5. 
Soleil (Guy Ropartz).
6. 
La Chanson du vannier (A. Theuriet). 
 1888
Paris (article du Figaro
 1870
vii. — Musique d’orgue
Op. 16. 
Fantaisie 
 1854
Op. 17. 
Grande pièce symphonique 
 1854
Op. 18. 
Prélude, fugue et variation 
 1856
Op. 19. 
Pastorale 
 1856
Op. 20. 
Prière 
 1856
Op. 21. 
Final 
 1856
Op. 22. 
Quasi Marcia pour harmonium 
 1858
Cinq pièces pour harmonium 
 1858
Trois pièces pour grand orgue 
 1878
Cinquante-neuf pièces pour harmonium 
 1887
Trois chorals pour grand orgue 
 1890
viii. — Opéras
Hulda, drame lyrique en quatre parties et un prologue (M. Grandmougin)(Monte-Carlo, 1894) 
 1880-1885
Ghisèle, opéra (G.-A. Thierry)(Monte-Carlo, 1896) 
 1888-1890