Revue Musicale de Lyon 1904-02-17/Les Sonates de Beethoven

Les Sonates de Beethoven

POUR PIANO ET VIOLON
(suite)

La septième sonate (œuvre 30 no 2) en ut mineur, est peut-être la plus belle de toutes, sinon la plus célèbre. Grâce à une conférence de M. Vincent d’Indy publiée le 2 février 1902 par le Courrier Musical, son étude sera rendue plus facile. L’éminent créateur de la Schola Cantorum, le génial auteur de l’Étranger et de tant d’œuvres hors de pair a, au cours de cette conférence, esquissé succinctement les grandes lignes architecturales de cette sonate. « Elle est, dit-il, à quatre mouvements. Le premier mouvement allegro est composé, comme toute forme sonate, de deux éléments mélodiques. La première idée est d’ordre rythmique. »

Le piano fait d’abord entendre sur deux octaves cette idée toute nue pourvue seulement d’accords sur ses dernières notes. Elle est si expressive qu’on ne saurait déjà se méprendre sur son caractère. Le violon la répète à l’octave supérieure. Les sourds roulements de la basse, les accords arpégés de septième diminuée, d’ut mineur, etc… la précisent. C’est un sombre chagrin, une douleur poignante qui éclatent dans cette phrase désolée. Soudain quatre accords fortissimo alternés par les deux instruments retentissent. On dirait un gigantesque effort de la volonté pour secouer les pensées tristes et l’abattement. Voici en effet la seconde idée. « Elle est, dit M. Vincent d’Indy, d’ordre mélodique et se déroule en trois phrases consécutives, comme du reste toutes les secondes idées de Beethoven. »

Cette mélodie est constituée par des noires nettement marquées entremêlées de groupes formés d’une croche pointée et d’une double croche, qui doivent l’une et l’autre être justement détachées. Elle est accompagnée par un dessin en croches piquées d’un rythme mathématiquement binaire. Cette mélodie est reprise par la basse après le violon. Elle est remarquable par sa vigueur et sa décision. C’est après la navrante désespérance, l’énergique affirmation de la volonté de vivre et d’agir.

Poursuivant l’analyse de cette première partie, M. Vincent d’Indy ajoute : « Le premier mouvement présente cette particularité que le développement donne naissance à une phrase nouvelle qui n’est que l’élargissement mélodique de l’idée initiale. » Cette phrase nouvelle d’une douce mélancolie est soupirée par le violon dans trois tonalités différentes tandis que la basse exécute une marche rythmique calquée sur la sombre idée du début. Cette épisode secondaire reparaît une seconde fois.

Cette première partie est faite essentiellement de retours successifs, avec modifications dans la tonalité et dans la dynamique, de deux thèmes principaux formant entre eux le plus frappant contraste.

Cette lutte dramatique entre les sentiments de vaillance et de désolation est profondément humaine ; c’est pourquoi elle est très belle.

L’allegro se termine par les accents déchirants du chant de désolation lancés fortissimo par le violon à l’aigu sur la chanterelle. Voici comment M. Vincent d’Indy s’exprime au sujet du deuxième mouvement : « L’andante (la bémol) est en forme de lied à cinq parties, c’est-à-dire que la phrase qui fait le fond de la pièce y reparaît trois fois, encadrant les deux périodes qui forment corps avec elle. »

La phrase principale de cet adagio cantabile est dans sa forme primitive admirable de clarté et de simplicité. Une douleur purifiée, noble, résignée y a fait place au chagrin sombre, concentré et violent du premier mouvement.

Lors du deuxième retour de la phrase fondamentale, le rôle du piano est totalement modifié. Pendant que le violon chante et pleure, il roule des gammes en triples croches semblables aux grondements d’un orage.

Quand elle reparaît pour la troisième fois, cette phrase est dite pianissimo dans la tonalité de fa, une sixte majeure plus haut. Elle est devenue une invocation à la divinité. Entre les deux strophes de cette prière jaillit une fusée de gammes rapides et sonores.

La tonalité de la bémol se réinstalle définitivement. Les sourds grondements du piano retentissent à nouveau, tandis que le violon en d’aériens pizzicati entremêle des notes exquisement et longuement filées.

Les deux périodes intermédiaires renforcent le caractère douloureux de la phrase fondamentale.

Cet adagio est une élégie noble et touchante. Accablée par l’excès de la douleur, la créature humaine pleure, aspire à la résignation, prie et finalement demeure impuissante à maîtriser d’instinctifs bouillonnements de révolte contre la destinée inexorable.

M. Vincent d’Indy parle e ces termes du troisième mouvement : « Le scherzo (forme menuet) est charmant. Le trio canonique présente un curieux combat de rythme entre le violon et les basses du piano. »

Ce scherzo est d’allure moins rapide que les autres scherzos de Beethoven. La tonalité d’ut majeur se maintient, non modifiée dans le corps du scherzo ainsi que dans le trio, ce qui est exceptionnel.

Pendant cet élégant scherzo les plaintes et les accents désolés ont fait trève.

On les retrouve dans le quatrième mouvement.

« Le final, dit M. Vincent d’Indy, est bâti sur le plan du Rondeau français à refrain et à couplets dans lequel le refrain constitué en deux périodes distinctes, l’une rythmique et l’autre mélodique, est ramené quatre fois après chacun des trois couplets. »

Ces couplets et ces refrains n’évoquent certes ni joie ni gaieté.

Un sourd glas martelé dans le registre grave du piano, augmente peu à peu de sonorité et aboutit avec le secours de la main droite et du violon, à un accord formidable suivi d’un silence. Quatre mesures à peine sont jouées, l’effet produit est déjà considérable. Point n’est besoin au génie de longs développements pour s’imposer. Cette première période rythmique du refrain s’achève par une succession d’accords empreints d’une poignante tristesse brièvement et doucement scandés.

La deuxième période mélodique est tendrement plaintive. Son passage en majeur lorsqu’elle reparaît pour la seconde fois ne lui retire guère ce caractère. Après cette apparition en majeur, cette deuxième période redevenue mineure, fait le fonds d’intéressants développements en forme de canon.

Une série de noires vivement piquées constitue la trame du couplet qui, sauf sous son premier aspect, est de tonalité constamment mineure. Ce couplet respire une sombre et farouche énergie.

Un presto final est le digne couronnement de cette sonate. En son milieu un chant mineur d’une puissante et douloureuse envolée est lancé avec véhémence par le violon, puis par la basse. Ce quatrième mouvement et ce final produisent irrésistiblement une énorme impression.

Cette septième sonate est assurément de toutes la plus profondément émouvante, la plus dramatique. Elle marque le début de la deuxième manière de Beethoven. Elle est parcourue d’un bout à l’autre par un souffle puissant, comme du reste la plupart des œuvres du Maître écrites dans la tonalité d’ut mineur.

N’est-il pas indiqué de rechercher quel était l’état d’esprit de Beethoven quand il composa cette sonate ? Il traversait une crise morale tout à fait comparable à celle sous l’influence de laquelle il écrivit son fameux testament d’Heiligenstadt. Dès 1796, une atroce infirmité, la surdité, particulièrement cruelle pour un musicien, était venue affliger Beethoven. En vain les plus illustres médecins de Vienne avaient été consultés. La science était demeurée impuissante. Beethoven avait le plus ferme désir de dissimuler son infirmité. Il avait aussi besoin de repos physique et moral. Pour réaliser ce double but, il s’était dès le printemps de 1802, retiré dans une maisonnette isolée, cachée au fond d’un ravin perdu des environs de Vienne. C’est dans cette retraite absolue qu’il rédigea son célèbre testament d’Heiligenstadt, daté du 6 octobre 1802. Quel douloureux lamento ! Il y décrit en termes poignants l’affreuse désolation dans laquelle le plonge sa surdité. Il dit son profond chagrin d’être contraint de se tenir à l’écart de ses amis et des autres hommes afin de cacher son infirmité. Il termine par un généreux témoignage d’affection envers ses frères.

Voici quelques-unes des phrases les plus typiques : « Ma surdité me jette dans un profond désespoir et peu s’en est fallu que je n’en finisse avec l’existence. L’amour de mon art a seul pu me retenir sur cette pente fatale. Mon existence est si misérable que, grâce à mon impressionnabilité, je passe en un rien de temps de l’état le plus calme à la situation la plus lamentable ». — La patience voilà la seule ressource qui me reste. » — « Ô mon Dieu ! Ton regard de là-haut, pénètre dans les profondeurs de mon âme, tu connais mon cœur et tu sais, n’est-ce pas, qu’il ne respire que l’amour des hommes et le désir du tien. »

Ces diverses pensées extraites du testament du Maître dominaient impérieusement son cœur et son esprit quand il composa la même année, en 1802, la septième sonate. Dans cette œuvre admirable, Beethoven bien plus éloquemment que dans sa prose, a traduit sa douleur, son désespoir, sa résignation, sa confiance en Dieu, son amour des hommes. Il y a mis toute son âme et a fait un chef-d’œuvre impérissable.

(À suivre).
Paul Franchet.