Revue Musicale de Lyon 1904-02-03/Les Sonates de Beethoven
Les Sonates de Beethoven
Les deux sonates suivantes, la quatrième (œuvre 23) et la cinquième (œuvre 24) sont dédiées au Comte Maurice de Fried, chambellan de l’Empereur François d’Autriche. La septième symphonie en la achevée le 12 mai 1813, et exécutée pour la première fois, à Vienne, le 8 décembre 1813, est également dédiée au même haut personnage.
Ces deux sonates ont été composées après les six premiers quatuors à cordes, le septuor et la première symphonie.
Le presto initial de la quatrième sonate (œuvre 23) est à 6/8 et en la mineur. Après trente mesures fortement mouvementées survient un épisode plus calme qui donne l’illusion d’un véritable trio. La main droite, la main gauche et le violon conversent agréablement entre eux. Après le début de la deuxième reprise une courte phrase en fa du violon est d’un tour aimable et gracieux. À l’exception de ces deux passages, tout ce presto a une physionomie tourmentée. L’allure précipitée des thèmes, leur tonalité, la fréquence et la brièveté des réponses entre les deux instruments, le dessin harmonique, de temps en temps quelques intervalles de seconde augmentée, tous ces signes par leur assemblage réussissent à exprimer merveilleusement les sentiments véhéments et divers d’une âme fortement impressionnée. Mais voici venir le mieux tourné, le plus élégant et à la fois le plus sentimental des madrigaux.
Quel badinage distingué et tendrement ému que cet andante scherzoso piu allegretto ! Au thème pimpant et coquet formé par une série de deux croches unies par un arc de liaison, mais dont la seconde est piquée, succède une fugue, mais point une fugue pédante ou guindée. Des trilles ornent cette fugue, pareils à d’aimables sourires ; les traits en doubles croches perlées à peine effleurées sont d’une idéale délicatesse. Cet allegretto est un chef-d’œuvre de grâce et de sensibilité d’un art essentiellement xviiie siècle.
L’allegro molto final contribue à donner à cette sonate sa note d’émotion sincère et son cachet d’aristocratique élégance. Le motif en la mineur du début fait songer à de tendres plaintes, les marches liées jouées en sens contraire par le piano et le violon paraissent de doux reproches. Trois mesures d’un adagio triste et langoureux sont soupirées par le piano, puis par le violon. Mais le thème initial, auquel pourrait convenir le qualificatif d’enveloppant accolé à tort et à travers à tant de mélodies ne présentant entre elles aucune analogie, se fait entendre aussitôt. Le piano et le violon se livrent ensuite à un dialogue se terminant pianissimo et dont chaque répartie consiste en deux noires délicatement frappées. C’est un fin et charmant marivaudage. Deux phrases (d’abord en fa puis en si bémol) presque exclusivement constituées par des rondes liées sont d’une construction harmonique nettement verticale. Elles sont touchantes et gracieuses en leur simplicité. Un dessin alternativement ascendant et descendant en triolets de noire s’enroule ensuite comme une guirlande autour de ces deux phrases expressives. Dans ce final tout de délicatesse un seul passage en croches détachées doit être joué fortissimo.
Après la sonate à Kreutzer la plus fréquemment jouée dans les concerts est sans contredit la cinquième sonate œuvre 24. C’est aussi celle à laquelle la plupart des professeurs d’accompagnement donnent la préférence pour initier leurs élèves à l’étude de Beethoven. Cette sonate dite, paraît-il, « des dames », répond bien à ce but. Elle est d’une compréhension aisée ; elle conquiert et séduit d’emblée.
Ses dimensions sont plus considérables que celles de toutes les précédentes. Elle comprend en effet quatre parties au lieu de trois.
La première phrase de dix mesures de l’allegro en fa, est sobrement accompagnée par une discrète batterie de croches liées et une tenue de basse à chaque mesure. Elle est délicieusement chantante. Un auditeur non prévenu pourrait penser à du Mozart. La transition ou mieux le pont qui relie cette première phrase à la suivante suffira à le détromper. À l’énergie des traits du piano, à la diversité et à la richesse des nuances, il ne pourra méconnaître Beethoven.
La seconde phrase est encore plus typique. Elle compte 16 mesures. Elle offre d’abord à considérer deux périodes de quatre mesures chacune. Ces deux périodes sont semblables. Leur seule différence consiste en ce que la première n’abandonne jamais la tonalité majeure tandis que la seconde d’abord majeure, devient mineure lors de la répétition de la phrase. Le violon lance à trois reprises comme un cri la note dominante fortement attaquée, puis soudain passe à des accents doux et apaisés. Pendant ces vibrants appels du violon, le piano plaque en croches une série d’accords parfait majeurs de la tonique, disposés en progression ascendante. La sonorité de cette succession d’accord, passant par tous leurs renversements, est contenue au début. Elle s’enfle progressivement à mesure que cette succession d’accords s’élève. Un éclatant accord de septième de dominante est l’aboutissant final de ce crescendo subitement suivi de batteries du même accord, doucement frappées, presque éteintes. Ce contraste d’un piano succédant brusquement au forte terminal d’un crescendo, c’est la signature de Beethoven.
Ces deux périodes ne constituent que la moitié de la seconde phrase. Huit autres mesures la complètent. Le violon et la main droite dialoguent en s’interrompant. Le violon prend vivement le premier la parole. Le piano avant que son partenaire ait achevé, lui renvoie la réplique. Durant cet échange d’impétueuse réparties, marquées d’un fort accent sur leur terminaison, la basse exécute une marche descendante digne d’attention.
Les échelons de cette descente sont constitués par trois figures semblables formées de deux blanches et d’une ronde. La seconde blanche se trouve toujours élevée d’une tierce mineure au-dessus de la première blanche. La ronde représente la quinte diminuée inférieure de la seconde blanche. La ronde vient chaque fois réaliser avec la main droite et le violon un accord de septième diminuée. La phrase s’achève par le retour de la tonalité primitive qu’agrémente un gruppetto de violon. Rien n’est plus simple que de se rendre compte par la lecture de ces réponses entrecoupées et de ces marches harmoniques. Il est plus malaisé de les expliquer clairement.
Cette longue phrase de seize mesures, avec ses éclatantes sonorités instantanément apaisées, ce colloque heurté des deux instruments est tourmentée, traversée par de l’angoisse. Elle fait un saisissant contraste avec la première phrase enthousiaste et épanouie. Ces alternances de sentiments opposés forment le fond de la nature de Beethoven.
L’adagio est en si bémol et à 3/4. La phrase principale mollement bercée par un accompagnement en doubles croches liées est d’une tendresse infinie. Le chant en si bémol mineur puis en sol bémol du violon commence par implorer et s’élève à des accents pathétiques. La péroraison de cet adagio est un duettino d’amore d’une incomparable douceur.
Le scherzo est le premier morceau de ce genre introduit par Beethoven dans ses sonates de piano et violon. Dans les deux premières reprises le violon répète comme un écho les notes vivement détachées du piano. Le trio est d’une verve étourdissante. La vitesse des traits en croches est vertigineuse. Tout ce scherzo est éblouissant, étincelant.
Dans la première phrase douce et caressante du rondo allegro ma non troppo, ainsi que dans la deuxième phrase d’une allure décidée, brille la lueur de l’espérance. Un seul thème mineur syncopé, accompagné par des triolets semble jeter une légère ombre de doute et de tristesse. L’espoir et la confiance renaissent avec la reprise de la mélodie charmeresse du début et règnent dorénavant sans conteste.
Ces deux sonates, la quatrième (œuvre 23) et la cinquième (œuvre 24), offrent entre elles d’incontestables analogies. Il ne faut assurément pas rechercher ces similitudes dans la forme de leurs diverses parties. Ces deux sonates se ressemblent uniquement par les sentiments qu’elles traduisent. Dans toutes deux, l’inquiétude, l’agitation trouvent place, mais sont bannies sans retard. Dans la première, les accents gracieux et doucement émus, dans la seconde, les élans de tendresse, de passion et de confiance, deviennent hautement prépondérants.
Un épisode important de la vie du maître permet de préciser la nature des sentiments qui ont dicté ces deux sonates. Beethoven les écrivit en 1801. Il était alors profondément amoureux. Il écrivait le 16 novembre 1801 à son ami le Dr Wegeler : « Ma vie est actuellement un peu plus agréable et je me risque à me mêler de temps en temps à la société. Cet heureux changement est l’œuvre d’une jeune et belle enchanteresse. Je l’aime et j’en suis aimé. »
L’ange consolateur qui avait réussi à chasser pour un temps la misanthropie du cœur de notre grand homme était la comtesse Giuletta Guicciardi. Elle était la fille du comte François-Joseph Guicciardi qui occupait à Vienne le poste d’attaché de la chancellerie du royaume de Bohème.
Dans sa consciencieuse et intéressante biographie de Beethoven, Victor Wilder trace de Guiletta Guicciardi le séduisant portrait que voici : « Elle n’avait pas tout à fait dix-sept ans lorsque Beethoven s’en éprit, mais malgré son extrême jeunesse, elle avait déjà, comme la plupart des Italiennes, les formes et la tournure d’une femme accomplie.
C’était une beauté rare, un port de reine, un visage d’une admirable pureté, animé par l’éclat de deux grands yeux d’un bleu foncé et encadrés par les boucles ondoyantes d’une luxuriante chevelure brune. »
Beethoven correspondait avec Giulletta Guicciardi ; Victor Wilder reproduit trois très curieuses lettres du Maître. Elles débordent d’un amour pur, ardent et profond. Il appelle Giuletta, mon ange, mon tout, mon moi : « Ton amour m’a fait à la fois le plus heureux et le plus infortuné des hommes. »
Une autre fois, il émet cette même pensée sous une autre forme : « Je suis tantôt plein d’espérance, tantôt sombre et triste. »
La quatrième et la cinquième sont contemporaines de ces lettres. Ne semblent-elles pas la paraphrase de cette dernière définition de Beethoven par lui-même, bien que l’espoir et la confiance prédominent sur les idées sombres et tristes ?
Dans une autre de ces lettres, Beethoven écrit : « Vraiment il est des heures où je sens que la parole ne peut rien exprimer de ce que mon âme ressent ! ».
Il paraît donc légitime de conclure que dans les œuvres contemporaines de ces lettres, notamment les deux sonates étudiées et la célèbre sonate en ut dièze mineur pour piano (œuvre 27), dédiée à Giuletta Guicciardi, Beethoven s’est proposé d’exprimer ceux de ses sentiments qu’il jugeait les mots impuissants à rendre. Le Maître immortel a su traduire dans le divin langage de son génie, les nuances les plus subtiles, les aspirations les plus sublimes de son pur amour, aussi bien que les plus intimes et les plus déchirants tourments de son âme. Il a merveilleusement réussi.
Hélas ! l’amour et l’espoir de notre malheureux grand homme devaient être cruellement déçus. Celle en qui Beethoven croyait, qu’il considérait comme sa fiancée, épousa, le 3 novembre 1803, le comte Winceslas-Robert Gallemberg, compositeur de… ballets !
(À suivre)