Revue Musicale de Lyon 1904-02-03/César Franck

CÉSAR FRANCK

(Suite)
Rédemption

Rédemption, poème symphonique en deux parties et un intermède (paroles d’E. Blau), fut la première œuvre où le génie de Franck se fit jour d’une façon complète. Ayant assisté de près à la conception et à l’éclosion de cet oratorio aussi différent de l’oratorio classique qu’un poème symphonique de Liszt peut l’être d’une symphonie de Mozart, je puis donner quelques détails qu’on ne trouvera probablement pas dans les biographies du maître. Le poème est simple. Première partie : Les hommes s’agitent dans les ténèbres du paganisme égoïste et des passions mauvaises. Tout à coup un vol d’anges illumine l’espace, un archange annonce la venue rédemptrice du Sauveur sur la terre et les hommes, enthousiasmés par cette promesse, répudient leurs haines et unissent leurs voix en un chant de Noël. Seconde partie : L’Humanité, ayant oublié les bienfaits de la rédemption, se livre de nouveau aux penchants pervers, criant vers le Christ sa misère ; les anges se voilent la face de leurs ailes à l’aspect des crimes humains. Alors l’archange vient sur un ton plus grave annoncer une nouvelle rédemption par le repentir, et les hommes apaisés chantent l’union en l’amour et en la charité. Entre les deux parties, un intermède d’orchestre seul synthétise la nouvelle évolution humaine, en proclamant par la magnification du thème prophétique le triomphe final du grand amour.

Afin d’exprimer cette marche progressive vers la lumière, Franck imagina de partir d’un ton neutre (la mineur) symbolisant l’obscurité païenne pour s’élever peu à peu jusqu’aux tonalités les plus claires de mi et de si majeur, en passant uniquement par des tons diézés. L’effet d’illumination graduée due à cette disposition tonale est magique.

Longue fut l’élaboration de cette belle œuvre, dans l’expression de laquelle le maître mit tout son cœur. Commencée dès 1869, elle ne fut achevée qu’en 1872 et subit un assez grand nombre de remaniements successifs. Tout d’abord, la première partie terminait en fa majeur, mais lors de la première exécution, trop hâtive, les violonistes, selon une tradition chère aux orchestres et qui tend heureusement à disparaître, ayant déclaré que cette tonalité inusité rendait leur partie inexécutable, Franck se crut obligé sur nos conseils — nous nous en sommes repentis depuis — de transposer le fulgurant air de l’archange et le chœur final en mi majeur, ce qui, tout en facilitant l’exécution, atténue toutefois l’effet lumineux rêvé par le maître.

L’intermède d’orchestre fut aussi l’objet de retouches tellement nombreuses et importantes que la seconde version n’a presque plus de rapport avec la première. C’est un bien curieux exemple de conscience artistique que cette réfection complète d’un long morceau symphonique déjà exécuté et même gravé, mais c’est à cette conscience que nous devons la superbe mélodie qui constitue l’idée principale de cette intermède. Enfin, un chœur sombre aux harmonies très frappantes fut ajouté au commencement de la deuxième partie pour contraster avec les clartés terminales.

La première audition de cette composition, si nouvelle à tous égards, eut lieu au théâtre de l’Odéon, le jeudi saint de l’année 1872.

(À suivre).
Vincent d’Indy.