Revue Musicale de Lyon 1904-01-12/César Franck

CÉSAR FRANCK

Le 7 novembre 1890, s’éteignait, en pleine vigueur, un artiste de génie dont le nom, alors presque ignoré de ce qu’on est convenu d’appeler le grand public, gagna peu à peu en célébrité et s’impose actuellement au respect et à l’admiration de tout ce qui touche à l’art musical, au même titre que les noms des plus grands maîtres des temps passés.

Simples comme sa vie furent ses obsèques. Aucune délégation officielle du Ministère ou de l’Administration des Beaux-Arts ne l’accompagna à sa dernière demeure. Seuls, ses nombreux élèves et les musiciens que son talent et son affabilité sans bornes avaient su attirer à lui formèrent une couronne de respectueuse admiration autour du cercueil du maître regretté.

César Franck, en mourant, avait légué à son pays d’adoption une école symphonique bien vivante et vigoureusement constituée, telle que la France n’en avait jamais produite jusqu’alors. Qui veut avoir une notion complète du caractère de ce grand musicien doit l’étudier au triple point de vue de l’homme, de l’artiste et de l’éducateur, en d’autres termes, considérer sa vie, son œuvre, son enseignement ; telle sera donc la division de cet essai.

L’homme
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César-Auguste Franck naquit à Liège, le 10 décembre 1822. Sa biographie tient en quelques lignes, car son existence fut sans heurts ni convulsion romantiques, mais s’écoula dans le calme d’un incessant labeur, ainsi qu’on aime à se représenter la vie des artistes-ouvriers des belles époques de l’art primitif. Sans fortune, élevé par un père d’une extrême sévérité voisine de la dureté égoïste, César s’habitua dès l’enfance à ne pas rester un seul instant inactif. À quinze ans, il avait terminé ses études à l’École de musique de sa ville natale et entrait au Conservatoire de Paris, d’où il sortit au bout de quatre années avec les prix de piano, de fugue et d’orgue, ce dernier dans des circonstances particulières qui méritent d’être rapportées. On sait que le concours d’orgue, entre autres épreuves, comprend, encore actuellement, l’improvisation d’un morceau de forme libre sur un thème donné, puis d’une fugue dont le sujet est également fourni par l’un des membres du jury.

César Franck, remarquant que les deux sujets qui lui étaient proposés se prêtaient à être traités simultanément, improvisa une double fugue au cours de laquelle il ramena comme second sujet, marchant avec l’autre, le thème du morceau libre, se livrant ainsi à des combinaisons auxquelles les examinateurs n’étaient nullement préparés. Cela faillit tourner mal pour lui, car les membres du jury ne comprirent rien à ce tour de force tout à fait en dehors des habitudes du Conservatoire, et il fallut que Benoist, le titulaire de la classe, vint expliquer le cas à ses collègues pour que ceux-ci, enfin éclairés, se décidassent à attribuer au jeune concurrent… un second prix ! C’est à dater de ce moment peut-être que César Franck devint suspect aux yeux de certains personnages.

Après un court séjour en Belgique, où il allait offrir au roi Léopold Ier la dédicace de ses premiers trios, il revint à Paris, où il commença cette carrière d’organiste qu’il n’abandonna point toute sa vie durant. C’est ainsi que l’église Sainte-Clotilde, nouvellement bâtie, le vit, dès l’année 1859, s’asseoir à la tribune de l’orgue chaque vendredi matin et toute la journée du dimanche. Ceux que la bienveillance du maître autorisait à assister auprès de lui à ces offices n’oublieront certes jamais les hautes jouissances d’art que ses improvisations ont procurées à leur esprit.

En 1872, Franck succéda à son ancien maître Benoist comme titulaire de la classe d’orgue au Conservatoire de Paris, mais beaucoup de ses confrères ne consentirent jamais à regarder comme des leurs ce professeur qui avait l’audace de voir dans l’art autre chose qu’un métier lucratif. Et, en effet, César Franck n’était pas des leurs. Ils le lui firent sentir.

Franck fut, je l’ai dit, un travailleur. Hiver comme été, il était sur pied dès cinq heures et demi du matin et consacrait à la composition les deux premières heures de sa matinée : c’est ce qu’il appelait travailler pour lui. Vers huit heures du matin, il prenait un frugal repas et partait aussitôt pour aller donner des leçons dans tous les coins de la capitale, car jusqu’à la fin de sa vie ce grand homme dut employer la plus grande partie de son temps à l’éducation pianistique de quelques amateurs, voire à la culture musicale des pensionnats de jeunes demoiselles ! Il ne rentrait d’ordinaire que pour le repas du soir et, lorsqu’il ne consacrait pas sa soirée à ses élèves d’orgue et de composition, il trouvait alors encore quelques instants pour copier et orchestrer ses partitions. C’est ainsi que, au moyen de ces uniques heures de travail matinal quotidien, jointes aux quelques semaines de vacances que le Conservatoire lui laissait chaque année, furent pensées et écrites ses plus belles œuvres.

Si Franck fut un travailleur, ce fut aussi un modeste. Jamais il ne brigua ni même ne rechercha les honneurs ou les distinctions, jamais il ne lui vint à l’idée, par exemple, d’ambitionner la place de membre de l’Institut ; non point que, comme un Puvis de Chavannes ou un Degas, il dédaignât ce titre, mais parce qu’il pensait sincèrement n’avoir pas encore assez fait pour le mériter. Et cependant alors l’Institut comptait en ses rangs nombre de musiciens d’ordre assez inférieur, parmi lesquels, pour n’en citer qu’un, François Bazin, auteur de quelques médiocres opérettes, qui, bien que professeur de composition au Conservatoire, n’était pas absolument capable de distinguer dans les fugues de ses élèves une réponse fausse d’une réponse juste : j’ai été moi-même témoin du fait.

La modestie de Franck n’excluait cependant pas la confiance en soi, qualité primordiale de l’artiste créateur lorsqu’elle est exempte de vanité et appuyée sur un jugement sain.

À l’ouverture des cours, alors que le maître, la figure illuminée par son large sourire, nous disait : « J’ai bien travaillé pendant mes vacances, je crois que vous serez contents », nous étions certains de la prochaine éclosion de quelque chef-d’œuvre. Alors, sa joie était de trouver dans son existence si occupée une ou deux heures de liberté pour rassembler ses élèves de prédilection : Henri Duparc, Camille Benoît, Ernest Chausson et l’auteur de ces lignes, et leur jouer au piano l’œuvre nouvellement terminée, en exécutant les parties vocales avec un organe aussi chaleureux que grotesque. Il ne dédaignait même point de nous demander nos avis et, bien mieux encore, de s’y conformer, si nos observations lui paraissaient fondées. – Assiduité constante dans le travail, modestie et conscience artistique, tels furent les points saillants du caractère de César Franck ; mais il est encore une qualité, bien rare, celle-là, surtout (il faut bien l’avouer) chez les artistes, que Franck posséda a un très haut degré : ce fut la bonté, la calme et sereine bonté, et c’est bien à juste titre qu’on a pu lui appliquer le nom de Pater seraphicus. Son âme, en effet, ne put jamais concevoir le mal ; jamais il ne voulut croire aux basses jalousies que son génie suscitait chez la plupart de ses collègues… et non chez les moindres ; il passa dans la vie les yeux levés vers un très haut idéal, sans soupçonner les vilénies et les injustices dont il fut fréquemment l’inconsciente victime.

Cette disposition était même poussée chez lui à un point tel qu’il ne s’est jamais aperçu de l’indifférence du public à l’égard de ses œuvres, bien trop élevées et trop hautement conçues pour être comprises par des contemporains. Les quelques applaudissements de ses amis disséminés dans une salle de concert lui donnaient l’illusion d’une approbation unanime, et il ne manquait jamais, après une exécution, de s’incliner à plusieurs reprises, ravi de la jouissance que lui avait procuré à lui-même l’audition de son œuvre, vers une assistance sinon hostile, au moins étonnée et complètement déroutée de ses habitudes.

Dans l’été de 1890, pendant une de ses journalières courses à pied, dans les rues de Paris, le maître, absorbé peut-être par la recherche de quelque idée musicale, ne sut pas se garer du choc d’un omnibus dont le timon le frappa violemment au côté. Insoucieux de la douleur physique et des soins corporels, Franck continua sa vie ordinaire de fatigue et de travail, mais bientôt, une pleurésie s’étant déclarée, il était forcé de s’aliter et succombait quelques semaines plus tard.

Tel fut l’homme moral.

Quant au physique, quiconque coudoyait dans la rue cet être toujours pressé courant plutôt que marchant, aux vêtements trop larges, au pantalon trop court, au visage grimaçant et distrait, encadré dans des favoris grisonnants, ne pouvait, certes, se douter de la transfiguration qui s’opérait alors qu’il expliquait ou commentait au piano une œuvre de beauté ou qu’il préparait à l’orgue l’une de ses géniales improvisations. Alors la musique l’enveloppait, telles ces auréoles dont les peintres primitifs encerclaient leurs figurent d’anges ou de saints ; alors seulement on remarquait l’identité presque complète de son large front avec celui du poète de la ixe Symphonie ; alors on se sentait subjugué, presque effrayé par la présence palpable du génie qui rayonnait autour du plus noble et du plus haut musicien que la terre française ait possédé depuis Rameau.

(À suivre)
Vincent d’Indy
    1. Franck ##