Revue Musicale de Lyon 1903-11-17/Musique d'église

Musique d’église

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Nous voudrions, en quelques articles, dire pour les lecteurs de la Revue Musicale de Lyon, ce qui, à notre sens, fait le fond de la question de la musique dans l’Église catholique de France.

Avant de dire ce que doit être la musique d’Église, il nous faut dire sommairement ce qu’elle est actuellement, ou mieux ce qu’elles sont.

Hélas ! oui, ce qu’elles sont, les musiques d’église, car nous nous voyons obligés d’employer au pluriel ce terme qu’il serait si bon et si nécessaire d’employer au singulier ; comment, en effet, ranger dans la même catégorie des formes d’arts aussi disparates, parfois même aussi contradictoires que le sont les musiques actuellement usitées dans nos églises catholiques ?

Nous n’avons pas la prétention de passer en revue les différentes provinces, ni, à plus forte raison, toutes les villes de France et de dire ce qui se chante et ce qui se joue aux quatre coins de notre pays. Nous en serions d’ailleurs fort empêchés, car les documents nous manquent. Mais ayant suivi pendant deux années à Paris par nous-même et, de Paris dans le reste de la France par des renseignements précis, le mouvement musical religieux, nous pouvons sans trop de chances d’erreur, réduire à quelques points généraux les observations faites par nous ou par d’autres.

Et d’abord, dans la plupart de nos églises, le plain-chant, je ne dis pas le chant grégorien, est simplement omis ou traité avec une désinvolture et une inintelligence au regard desquelles l’omission simple est préférable. À qui ou à quoi la faute ? À quoi ? Aux éditions d’abord, qui, très diverses et remaniées au xvie et xviie sans respect pour la tradition, n’offrent guère qu’une succession de notes sans rythme, et, par suite, difficiles à chanter et surtout à rendre supportables ? À qui ? Aux desservants des églises, trop souvent ignorants d’un art dont l’étude fait cependant partie de leur éducation sacerdotale ; aux chantres, dont le nom devrait être parfois changé en celui de crieur public.

Assurément, il ne faut pas méconnaître le progrès considérable réalisé en bien des endroits : plusieurs églises, églises de grandes villes, comme Saint-François-Xavier, à Paris, Saint-Vincent-de-Paul, à Marseille, églises de village, comme celle de Vouvant, en Vendée, églises de communauté, comme celle des Bénédictines de la rue Monsieur, à Paris, ou celle de la

Tour-Pitrat, à Lyon, ont, grâce à l’adoption de l’édition bénédictine et aux leçons de maîtres expérimentés, remis en honneur le chant traditionnel. Mais qu’elles sont rares encore, et qu’il y aurait à faire, surtout dans notre ville de Lyon, pour revenir aux temps regrettés où le chant grégorien dit, dans sa partie propre à chaque office, par une Schola, et dans sa partie commune, par toute l’assistance des fidèles, faisait le fond des offices divins.

Les positions perdues par le plain-chant ont été prises par la musique, puisqu’il faut bien chanter quelque chose à l’Église. Et nous voyons tous les jours ce spectacle étonnant pour qui veut réfléchir. Dans le chœur se déroule la cérémonie sacrée, messe, vêpres ou bénédiction du Saint-Sacrement ; le clergé, parfois même les officiants, diacre et sous-diacre, disent le bréviaire, les fidèles sont plongés dans la lecture des livres pieux, habituellement étrangers à l’office lui-même ou attendent patiemment, en comptant les becs des lustres, qu’on ait fini ; seuls, quelques chanteurs logés dans la tribune de l’orgue prennent part matériellement à l’office en disant en musique figurée les chants communs de la messe ou des vêpres. Et ainsi voilà un office dont toutes les paroles, toutes les cérémonies, tous les chants ont été conçus par l’Église dans le but de faire participer l’assemblée des fidèles au sens des divins mystères et qui reste lettre morte pour tous ; parce qu’on n’y prend plus qu’une part toute passive.

Qu’on admette habituellement un chœur chargé de l’exécution du propre de l’Office trop variable et trop difficile pour être exécuté par la masse des fidèles ; qu’on charge aussi un chœur de musiciens d’interprèter, aux fêtes, la partie commune d’une messe en musique figurée, c’est bien ; mais qu’habituellement les offices soient célébrés devant une assistance purement passive et réduite au rôle d’auditeur, c’est une anomalie qui devrait disparaître (dans un prochain article nous tâcherons d’indiquer les moyens de hâter cette disparition).

Si encore, les musiciens donnaient une musique vraiment appropriée au lieu où elle se donne et au but qu’elle poursuit. Trop, trop souvent, elle est irrespectueuse du texte liturgique, ou bien oublieuse de ce que j’appellerai les convenances liturgiques.

Les auteurs de la musique d’Église n’ont pas le choix du texte qu’ils illustreront : il leur est imposé et consiste en des paroles sacrées, vieilles quelque-unes de vingt siècles et dont ils doivent s’inspirer : or il y a plusieurs manières de ne pas respecter ce texte liturgique.

Sans aller habituellement jusqu’à l’ignorance absolue, que j’ai pu constater en surprenant dans la sacristie de la basilique de Saint-Maximin (Var), un feuillet de musique qui portait comme titre : « Tanto mergo », l’insouciance du texte liturgique se manifeste souvent par des additions ou des soustractions inopportunes : deux pièces de Gounod servirent d’exemples. Dans le Gloria de sa Messe de Sainte-Cécile, ce maître ajoute, comme final à un duo d’ailleurs assez théâtral, deux mesures sur ces mots, Domine Jesu, lesquels se trouvent bien un peu plus loin dans le texte liturgique, mais point du tout à cette place. De plus, il intervalle entre les Agnus Dei, un Domine, non sum dignus réservé au seul prêtre. Dans son fameux Ave Maria, bâti sur un prélude de Bach, le même maître retranche de la seconde partie de la pièce les mots Mater Dei, qui, cependant, ont bien leur importance, puisqu’ils indiquent le plus grand titre de gloire de la vierge : sa maternité divine.

C’est encore une autre altération du texte liturgique que les répétitions indiscrètes des mêmes mots. À quoi bon répéter dix fois cum Sancto spiritu, et trente fois Amen. En attendant, à la fin d’un Gloria, cum Sancto Spiritu, on se dit que la pièce est finie, point du tout : avant que les quatre voix aient repris, chacune pour son compte, et deux ou trois fois, le motif de l’inévitable fugue finale, les auditeurs ont bien pour cinq ou six minutes d’attente. Parfois même, ces répétitions portent sur des mots de nulle importance. Dans une messe à quatre voix d’homme, de Minard, les seconds ténors et les barytons lancent à trois reprises un retentissant Quoniam qui n’est suivi de rien. Imaginez des chanteurs répétant trois fois de suite, parce que, parce que, parce que et vous aurez une idée exacte du ridicule de la répétition de ce quoniam.

Je ne parle pas de la fausse accentuation du latin : que de fois, des syllabes atones reçoivent un accent musical qui peut défigurer le texte : le mot Conditor accentué sur la première syllabe signifie Créateur ; déplacez l’accent, mettez-le sur la deuxième syllabe ; aussitôt vous faites dire au chœur que le Père éternel est devenu pâtissier.

Le dernier, le plus grave et le plus fréquent manque de respect infligé au texte liturgique, c’est l’adaptation à ce texte d’une mélodie dont le sens détonne complètement avec celui des paroles. Un des collaborateurs de la Revue signalait, il y a quinze jours, l’exécution d’une messe où les flons les moins religieux illustraient le texte sacré. Dans beaucoup de paroisses, et, disons-le aussi, surtout dans des communautés et pensionnats, la musique religieuse est confiée à celui ou à celle qui chante le moins faux ou qui manifeste pour la musique des « dispositions » ; dès lors, le choix des morceaux en est livré aux plus extravagantes fantaisies. C’est un débordement de vrais ritournelles de cirque et, pendant l’office, il nous prend des envies de danser.

(À suivre)
Jean Vallas.

L’abondance des matières nous oblige à renvoyer à la semaine prochaine la fin des RÉFLEXIONS MUSICALES de M. A. Mariotte.