Revue Musicale de Lyon 1903-11-10/Chronique Lyonnaise

Chronique Lyonnaise

GRAND-THÉÂTRE


Lohengrin

Y a-t-il encore des wagnériens ? Telle est la question, à première vue plutôt absurde, que je me posais l’autre soir en contemplant, avant le lever du rideau, la foule dense qui s’entassait, depuis les strapontins d’orchestre jusqu’au sol rugueux des quatrièmes. Qui, dans cette foule, pouvait se dire wagnérien ?

Le wagnérisme, en tant que culte exclusif, est une chose née de l’antipathie que la Musique de l’Avenir inspirait en France, et dont l’origine se rattache à l’essentiel théorème de mécanique sociale et psychique, qui veut que la réaction soit égale à l’action. Depuis que les œuvres du maître allemand se jouent partout, maintenant que le Bayreuthisme se diffuse, l’esprit sectaire a évolué en deux formes disparates : l’admiration calme et non combatives des uns, l’intransigeance bruyante des autres. Mais cet amour du dieu n’a pour temple que certains salons fermés, et pour culte que l’audition de certaines pages, triées parmi les plus absconses (je ne dis pas les plus obscures) des œuvres de la dernière manière. Lohengrin n’en est plus là : il est tombé dans le domaine public ! le zèle étroit des pontifes en a fait comme une ébauche maladroite du définitif Parsifal, un péché de jeunesse presque, et, pour ainsi parler, une pochade peu avouable du maître, bonne à mettre au même rancart que Rienzi, déshonoré par sa coupe en duos et trios, et Tannhauser stigmatisé par son ballet et par ses italianismes.

Aussi l’émotion ressentie par le public, qui se pressait cette semaine aux représentations de Lohengrin, n’avait-il rien de feint, et nous avons pas eu la malicieuse joie d’entendre au foyer et dans le couloir des loges, ces appréciations savoureuses dont le convenu constitue un des plus précieux rites de la musicographie mondaine. Les purs s’étaient abstenus. Qu’il est loin le temps où louer Lohengrin était une preuve de courage et l’indice d’un esprit révolutionnaire, et qui se souvient des batailles d’antan, où les croyants de la première heure combattirent le bon combat. Qui se souvient de l’incident Neumann ?

En 1831, M. Angelo Neumann, directeur du théâtre de Prague, loua le théâtre des Nations avec l’intention d’y monter Lohengrin en allemand. Cette nouvelle produisit un scandale effroyable, et Raoul Pugno engagé d’abord comme répétiteur du chant, ne tarda pas à démissionner. La presse parisienne fut d’une extrême violence : « Nous nous sommes indignés, écrivait Commettant dans le Siècle, à la pensée que ce monsieur (!) aurait son théâtre à Paris pendant que nos compositeurs sont réduits à l’inaction, pour la plupart, faute d’une scène qui puisse accueillir leurs ouvrages. » Dans la Renaissance Musicale, Ed. Hippeau évoquait le péril d’une intervention de Bismarck : « Et si M. Neumann n’était qu’un agent provocateur ? si tout le bruit mené autour de Lohengrin n’était destiné qu’à surexciter les esprits ou à les pousser à des violences !… cela pourrait créer des dangers très sérieux ; je n’en dis pas davantage. » L’incident fut clos par une lettre de Wagner à Dujardin où on lisait entre autres choses : « Non seulement je ne désire pas que Lohengrin soit représenté à Paris, mais je souhaite vivement qu’il ne le soit pas, et pour les raisons suivantes : d’abord Lohengrin ayant fait son chemin à travers le monde, n’en a pas besoin. Ensuite, il est impossible de le traduire et de le faire chanter en français, de manière à donner une idée de ce qu’il est. Et, en ce qui concerne une représentation en allemand, je conçois que les Parisiens n’en aient pas envie. »

Et voilà maintenant Lohengrin au répertoire, tellement au répertoire, que le bon peuple voit en lui un frère de Sigurd ou des Huguenots, et l’applaudit parce qu’il y retrouve quantité de mélodies à la mode ancienne, qui sont simplement exquises et pour lesquelles il n’est pas besoin d’aucune éducation de l’oreille. Et, de fait, je ne connais pas dans le répertoire italien de motif plus italien (et plus mélodieusement agréable) que le quintette qui termine le premier acte de Lohengrin. Cette grande phrase alternativement en si bémol majeur et en avec ses harmonies simples, ses cadences banales, sa large mélodie chantante, forme le plus étonnant contraste avec le duo qui commence l’acte suivant.

Ce duo de Telramund et d’ortruds est véritablement le présage de la Tétralogie : tout y annonce les futurs chefs-d’œuvres et la manière définitive : la prédominance des basses, l’harmonisation complexe, l’instrumentation recherchée. Je ne sais si l’on a signalé déjà l’étrange ressemblance de la phrase d’orchestre qui souligne les mots : ô femme à l’œil voyant (partition p. 120) avec les motifs orchestraux de l’évocation d’Erda au troisième acte de Siegfried (partition p. 244). La structure harmonique est la même ; des deux côtés une série d’accords descendants par demi-tons chromatiques, et constitués par des tierces et des quintes ou par leurs renversements : des deux côtés une instrumentation sinon semblable, du moins homologue quant à l’effet produit. Dans l’unisson qui termine ce duo, il convient de relever encore ce superbe dédain des règles banales et surannées avec ces sauts de neuvième augmentée (p. 129, 13) qui eussent fait frémir le rigide Donizetti, et nous prophétisent les futures libertés de style de Tristan et de la Gœtterdammerung.

Lohengrin a reçu cette année l’interprétation qu’il convenait. C’est aujourd’hui la première fois que j’ai à parler ici de Mlle Janssen. Je ne saurais trop dire quelle profonde émotion artistique produit cette admirable interprète de la pensée wagnérienne. Dans Lohengrin, comme dans le Vaisseau Fantôme, dans Tannhauser comme dans Tristan et Yseult, Mlle Janssen incarne adorablement les héroïnes du maître bayreuthien. Sa façon de comprendre et de représenter vocalement et plastiquement le rôle d’Elsa est au-dessus de tout éloge. Les thèmes du songe, la scène du balcon, le duo du 3e acte ont été pour elle l’occasion de montrer une perfection dont rien n’approche. Nous ne pouvons que souhaiter qu’on donne souvent occasion à Mlle Janssen de se faire applaudir au Grand-Théâtre.

Les autres rôles étaient tenus d’une façon satisfaisante. Mme Deschamp-Jehin bien qu’elle n’ait presque plus de médium et que ses notes hautes n’aient plus la splendeur d’autrefois est une artiste de grand talent : sa tenue générale du rôle est très louable, et vocalement elle a fait preuve encore d’une belle vaillance dans l’invocation en fa dièze mineur du 2e acte : « Ô dieux de haine ! » M. Verdier a trouvé le plus légitime succès qu’il ait remporté depuis le début de la saison théâtrale. M. Rouard a gâté par des intonations défectueuses et un nasillement pénible l’effet produit par sa superbe voix. Quant à M. Roosen il a chanté d’une manière parfaite le rôle généralement sacrifié du héraut. Et c’est un des côtés les plus satisfaisants de cette reprise de Lohengrin que de n’avoir pas terni l’impression générale par les habituels couacs des seconds rôles. N’oublions pas la basse noble de M. Sylvain. Les chœurs, sans être parfaits, étaient suffisants. Terminons par l’orchestre, excellemment conduit, comme toujours, par M. Flon ; notons en passant la façon, peut-être un peu personnelle, mais évidemment intéressante, dont il a mené l’ouverture, que je préférerais un tout petit peu moins lente.

En définitive, la meilleure reprise, et de beaucoup, que nous ayons eue depuis la rentrée.

Le Barbier de Séville

Tout le monde avait compris, après la scandaleuse reprise de Mignon, que le ténor d’opéra-comique et la première chanteuse allaient faire place à d’autres chefs d’emploi moins invraisemblables. Il a fallu qu’une représentation du Barbier devant une salle déserte, vint montrer à l’autorité compétente le danger de son entêtement pour qu’on se décidât à résilier l’engagement de l’un de ces artistes. La Revue Musicale étant exclusivement une revue d’art et nullement une feuille de polémique, je m’abstiendrai de rendre compte de cette reprise pour laquelle des qualificatifs convenables sont difficiles à trouver. Je me contenterai de signaler les qualités vocales de M. Michel Dufour et les qualités scéniques de M. Falchiéri et de conclure que, selon toute vraisemblance, le Barbier de Séville n’est pas près de reparaître sur l’affiche.

Edmond Locard.

À propos des jeux de lumière au Grand-Théâtre nous recevons la note suivante d’un habitué des quatrièmes galeries :

« Vous avez déjà dit à quelles déconcertantes fantaisies atmosphériques M. l’électricien du Grand-Théâtre livre sa vagabonde imagination et avec quelle naïveté touchante il intervertit les phénomènes lumineux. Cet estimable fonctionnaire nous permettra-t-il de lui donner ici un simple schéma de ce que doit être la distribution de la lumière dans le deuxième acte de Lohengrin ?

« Dès le lever de rideau, la façade du Palais où doit apparaître Elsa sera éclairée d’un rayon de lune qui se déplacera progressivement de gauche à droite pour disparaître aux premières mesures de la sonnerie des trompettes annonçant le jour et, alors seulement, devra se produire la dégradation des buées mauves et roses qui précèdent immédiatement le lever du jour dont la clarté devra totalement irradier la scène quelques minutes après l’entrée des comptes et des vassaux.

« Par ce simple fait, dès le début de l’acte, la scène coupée par une diagonale lumineuse partant du sommet de l’église laissera dans une ombre nécessaire Frédéric et Ortrude dont le jeu scénique sera ainsi plus rationnel et nous n’assisterons pas à cet extraordinaire phénomène d’une lune apparaissant avec Elsa et la suivant dans sa retraite lorsque celle-ci quitte le balcon. »

LES CONCERTS

Le premier concert de la Symphonie lyonnaise sera donné mercredi, 11 novembre, à 8h. 3/4 dans la salle des Folies-Bergères, sous la direction de M. A. Mariotte.

Au programme : Symphonie en ut majeur (op. 21) de Beethoven ; Poème d’un jour de Gabriel Fauré, chanté par Mme M. Mauvernay. Ouverture du Calme de la mer de Mendelssohn ; Suite algérienne de Saint-Saëns ; Prélude du 3e acte des Maitres-Chanteurs de R. Wagner ; Trois sonatines d’automne de A. Mariotte, par Mme M. Mauvernay ; Danses hongroises de Brahms.

Dimanche prochain, 15 novembre, à 2h. 1/2 du soir, MM. Henri Marteau et Willy Rehberg donneront à la Salle Philharmonique un concert de sonates : Sonate en ré mineur no2 (op. 121) de Schumann. — Sonate en la majeur no2 (op. 100) de Brahms. — Sonate en mi bémol (op. 18), de Richard Strauss.

M. Marteau organise en outre deux autres concerts : l’un avec le quatuor Marteau qui interprétera le quatuor de Jacques-Dalcroze et le quatuor en mi bémol no12 (op. 127) de Beethoven ; l’autre consacré aux œuvres de Gabriel Fauré (quatuor en sol mineur, quatuor en ut mineur et sonate pour piano et violon) avec le concours de l’auteur.

(Location chez MM. Janin. 10, rue Président-Carnot).

La Schola Cantorum de Paris, comme l’an dernier, organise tout un ensemble de concert de propagande des œuvres classiques en province.

Le 7 novembre elle sera à Reims, le 13 à Nancy, où, sous le patronage de M. Ropartz, elle organise trois concerts de musique française ; le 14 à Strasbourg. Le 27 elle sera à Dijon, où elle donnera un concert de musique française ; le lendemain à Besançon, et nous l’entendrons probablement le 29 à Lyon avec le même programme. À tous ces concerts une conférence de M. Maurice Emmanuel. Elle organise en outre ses concerts d’abonnement à Dijon, Montpellier, Lyon, Bordeaux, Poitiers, le Mans, où elle a déjà été l’an dernier.

Nous aurons probablement aussi l’occasion d’entendre les Chanteurs de Saint-Gervais qui vont entreprendre en décembre une grande tournée dans le Sud-Est et en Espagne.

Schola Cantorum. — Les répétitions de la Schola Cantorum Lyonnaise recommenceront vendredi prochain, à 8 1/2 du soir au local habituel, 2, rue de Vauban et auront lieu régulièrement le vendredi de chaque semaine.

Les inscriptions comme membre actif ou honoraire sont toujours reçues, 98, rue de l’Hôtel-de-Ville.