Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch23

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 161-167).

CHAPITRE XXIII

Le traîneau d’écorce. — La tribu amie. — Les melons sauvages. — Une alarme nocturne. — Les combats. — Bivouac sur la bruyère. — Réapparition des sauvages. – En route pour le sud.


Tandis que la cuisinière préparait le déjeuner avec l’aide de Marguerite et de Ruth, Jack et les deux jeunes amis revinrent au campement, traînant une large feuille d’écorce à laquelle ils avaient attaché des cordes.

« C’est Jack qui a inventé cela, s’écria Gérald. N’est-ce pas bien imaginé ? un wagon pour les bagages ! Plus de havresac ! Jenny nous confiera sa batterie de cuisine, nous serons libres de nos bras et de nos jambes, et chacun à son tour s’attellera à ce véhicule. Deux par deux.

— Sans doute ce sera un moyen de locomotion très utile tant que nous voyagerons dans la plaine, sur une surface plane ; mais dans les montagnes, à quoi cela nous servira-t-il ?

— Eh bien une fois là nous reprendrons chacun nos paquets et nous laisserons le traîneau. Rien ne sera plus facile que de s’en construire un autre lorsque le chemin sera devenu meilleur. »

L’invention du traîneau était excellente on put s’en servir pendant plusieurs jours, car on traversait des plaines entrecoupées de ruisseaux et de bouquets de bois où l’on ne s’arrêtait que pour tuer du gibier, faisans et kakatoès, destiné à la nourriture quotidienne.

Une semaine après le départ de la grotte volcanique où les naufragés avaient repoussé les attaques des sauvages et de Black Peter, les chasseurs de la troupe aperçurent des hordes de kangarous qu’ils se mirent à poursuivre.

La mort d’un de ces animaux fut le résultat de très grands efforts, et comme le temps s’était rafraîchi, il fut facile de conserver la viande pendant deux jours. La peau, bien nettoyée et desséchée au soleil, fut tannée avec des herbes odoriférantes et convertie en sac pour y conserver les galettes confectionnées par Jenny Wilson. La pluie était tombée à divers intervalles, et les voyageurs avaient dû se dépouiller de leurs manteaux de fourrures pour préserver leurs précieuses provisions.

Certain soir, l’orage étant très violent, la petite troupe, qui cherchait un abri dans un bois près duquel elle passait, vit tout à coup devant elle un groupe de huttes de feuillage ouvertes par devant. Sous ces hangars, un petit nombre de femmes noires couvertes de manteaux de fourrures étaient occupées à écraser du grain et des noix entre deux pierres, et elles chantaient à voix basse un air assez mélodieux.

Quelques hommes de taille élevée se tenaient devant les huttes, revêtus d’un vêtement très court, fait de peaux de bêtes, qui laissaient leur torse à nu. De cruelles cicatrices sillonnaient leurs poitrines. Ces sauvages fabriquaient des arcs et des flèches, et ils s’appliquaient avec tant de soin à ce travail, qu’ils tenaient les yeux baissés.

C’était sans doute la première fois qu’ils se trouvaient en présence de « visages blancs » mais ils faisaient, comme tous les sauvages, semblant de ne pas les voir. Les femmes elles-mêmes continuaient leur travail sans interrompre leur chanson. Ce ne fut qu’au moment où Baldabella s’avança vers les cabanes, en tenant son enfant dans ses bras, que tout ce monde-là écouta ses paroles.

Max Mayburn, désignant une de ces huttes vide, s’adressa à Baldabella et la pria d’interpréter ses paroles :

« Abri très bon pour « visages blancs », qui avaient froid et voulaient se reposer. »

Un signe d’assentiment permit aux voyageurs de s’installer dans la hutte déserte. Jenny se hâta de faire cuire les restes du kangarou, et quand le repas fut prêt, Max Mayburn invita la tribu amie à prendre sa part de ce rôti.

Les naturels s’étaient rassemblés autour des voyageurs avec un sentiment de curiosité, et après avoir goûté à la chair cuite du kangarou, ils parurent la trouver très bonne. Quant aux pommes de terre cuites sous la cendre, elles ne furent pas de leur goût. Les galettes d’avoine leur plurent davantage, particulièrement « les petits fours australiens », apprêtés au moyen de jus de figues.

Les femmes sauvages, voulant rendre la politesse aux étrangers, leur apportèrent des gousses qu’Arthur reconnut aussitôt pour être le fruit de l’acacia stenophylla, dont le goût ressemble fort à celui de la noix muscade. Les bons noirs offrirent encore de petits melons, ou plutôt des espèces de concombres au goût douceâtre qui croissaient dans les champs au milieu de ces parages incultes. Déjà, depuis vingt-quatre heures, les voyageurs avaient souvent rencontré ce cucurbitacé ; mais, ignorant s’il était bon à manger, ils n’avaient pas osé y toucher.

« Je pense que cette plante est le cucumis pubescens dit Max Mayburn. Quelle ressource pour l’entretien de la vie humaine dans ce pays plantureux observa le vieillard. La civilisation et la religion propagées parmi les sauvages feraient de cette contrée le théâtre du paradis sur la terre.

– Je me dis, cher père, dit Marguerite, que les Anglais n’ont pas agi très sagement quand ils ont amené les plus vils de leurs criminels au milieu de ces contrées inconnues. Quelle opinion ont dû avoir les indigènes de ces missionnaires du vice, arrivant tout à coup dans leurs tribus !

— Je conviens que nos compatriotes ont eu tort, ma chère enfant ; il faudra bien du temps pour que le mal soit réparé. Montrons d’abord à ces noirs ce que c’est que la prière. »

Et, sur l’ordre du vieillard, tous les voyageurs se mirent à genoux, contemplés par les sauvages, qui gardaient le silence et s’étonnaient de voir Baldabella et Nakina parler en « répons » avec Max Mayburn et ses enfants.

Lorsque l’oraison du soir fut achevée, les femmes sauvages s’adressèrent avec curiosité à Baldabella, qui, au grand plaisir de Marguerite répondit à toutes les questions de ses compatriotes.

Quoique les voyageurs eussent cru prudent de monter la garde chacun à son tour, leur sommeil ne fut pas interrompu, car les noirs étaient réellement très inoffensifs. Baldabella leur avait sans doute raconté les victoires remportées forcément sur les tribus du nord.

L’interlocuteur de Baldabella lui répondit que, s’ils n’aimaient pas généralement les visages blancs, c’est que ceux-ci venaient dans leur pays pour y faire la chasse aux mennahs, c’est-à-dire aux kangarous, et aux émeus. Il ajouta qu’il était convaincu de la bonté de ces « visages blancs », à qui ils se feraient un vrai plaisir de montrer leur route à travers les montagnes.

Les voyageurs, fatigués, acceptèrent cette proposition ; car ils s’inquiétaient déjà d’avoir à gravir sans guide des montagnes qui s’opposaient à leur arrivée vers le sud de l’Australie. Dès que l’aube parut, ils appelèrent les femmes, à qui ils offrirent des galettes et une paire de poules, dont Baldabella expliqua la grande utilité, en enseignant aux sauvages leurs mœurs, leurs habitudes et leur manière de se nourrir.

Puis on se remit en route, en suivant le chef de la tribu, qui montrait le chemin. Après avoir suivi la déclivité des montagnes pendant deux à trois milles, la petite troupe s’engagea dans une gorge qui servait de lit à un torrent dont les eaux venaient du nord et s’écoulaient vers le sud. En suivant ces bords couverts de plantes magnifiques, de fougères géantes et de fleurs aux couleurs éblouissantes, aux senteurs balsamiques, ils finirent par déboucher à l’entrée d’une vaste plaine moins fertile que celle qu’ils venaient de quitter, mais couverte de ces melons cucumis, dont la maturité était parfaite.

Partout, sur la surface du sol, on apercevait des trous semblables à ceux d’une écumoire, et le guide noir leur apprit que c’étaient là les gueules des terriers d’un animal sauvage qu’il nommait le wombat. Les jeunes gens manifestèrent le désir de voir ces bêtes inconnues, et de s’emparer d’un ou deux spécimens de cette espèce.

Les voyageurs ayant demandé au chef noir quelle route ils devraient suivre, celui-ci désigna le sud-ouest ; mais il leur apprit, avec l’interprétation de Baldabella, qu’ils se trouveraient dans un désert où l’eau était rare et souvent introuvable.

Cela dit, on se sépara, et Arthur offrit à ce guide obligeant un des couteaux de table, au grand mécontentement de Jenny, mais à la grande satisfaction du sauvage, qui exprima sa joie par des gambades excentriques.

Tandis que la caravane s’éloignait, le chef noir restait immobile, la suivant des yeux. Il se décida enfin à retourner dans sa tribu.

« Attaquons donc les wombats, » dit une demi-heure après Gérald, qui examinait en passant les gueules de tous les terriers.

Arthur fit observer à son impatient ami que ces animaux ne sortiraient pas en entendant du bruit, et que, comme il fallait se mettre à l’affût, on n’avait pas de temps à perdre de cette manière.

On continua donc la route en suivant le ruisseau, qui se divisait souvent en différentes branches qu’il fallait franchir. Tout en cheminant, les voyageurs coupaient des cucumis et les mangeaient avec plaisir. À un moment donné, on aperçut la fumée dans la direction d’un étang où se jetait le ruisseau. Aussi, voulant éviter la rencontre d’une nouvelle tribu qui aurait pu ne pas être aussi hospitalière que celle qu’ils venaient de quitter, les voyageurs s’avancèrent plus au sud.

La nuit vint ; on fut forcé de s’arrêter dans un endroit où il n’y avait pas la moindre source, et l’on éprouva le regret de n’avoir pas emporté une provision d’eau. Les galettes et les melons composèrent le repas des voyageurs, qui s’endormirent sur le sol dénudé, après avoir adressé à Dieu une fervente prière.

Quelques heures après, Arthur fut réveillé par un cri strident. Il se hâta de prendre son fusil et pria Jack de l’accompagner. La lune brillait, par bonheur, et l’on pouvait voir à une grande distance tout autour du camp. Les deux amis remarquèrent alors quelque chose qui se débattait à cent pas environ de l’endroit où ils se trouvaient. Puis O’Brien, car c’était lui, se mit à crier :

« Arthur ! au secours ! viens me délivrer de ces méchantes bêtes qui veulent me défigurer. »

En effet, on voyait distinctement la tête de Gérald, lequel était tombé dans un trou et se débattait pour en sortir. Autour de lui s’ébattaient d’énormes animaux ayant la forme d’un ours et le mufle d’un hérisson, qui, surpris par le trop audacieux chasseur, l’attaquaient pour lui faire quitter les parages de leur domicile souterrain.

Jack lança une flèche sur un des wombats, qui fut percé d’outre en outre, et aussitôt les autres fuirent de tous côtés et disparurent dans leurs terriers.

Il va sans dire qu’Arthur reprocha vivement à O’Brien l’imprudence qu’il avait commise, et qu’il l’aida à sortir du trou où il était tombé. Le chasseur raconta qu’il s’était réveillé, qu’il avait vu un wombat près de lui, et qu’ayant voulu le poursuivre, il avait disparu dans un énorme gouffre, celui où on l’avait retrouvé.

L’animal tué par Jack était de la taille d’un mouton on l’écorcha, et l’on mit aussitôt sa fourrure à sécher. Quand le jour vint, les voyageurs purent apercevoir à très peu de distance de leur camp de nombreux wombats, qui broutaient les herbes et les racines des plantes.

Wilkins déclara que la chair de ces animaux était excellente et même fort délicate ; mais, comme l’eau manquait, personne ne songea à se nourrir de viande.

« L’animal que vous appelez wombat, dit Max Mayburn est celui que les naturalistes nomment le phascolomis ursinus, dont la forme est celle d’un ours et d’un cochon, et qui appartient à la famille des marsupiaux.

— J’avoue que la bête est assez laide : un corps énorme sur de petites pattes ; mais la fourrure est superbe. Nous essayerons de la tanner, afin d’en faire un matelas pour mon père, dit Hugues. Après tout, Jenny, préparez-nous des grillades de wombat ; ce sera meilleur que ces galettes desséchées. Nous devons prendre des forces pour aller en avant et sortir de ce désert. »

En effet, les steaks de phascolome étaient excellents et furent trouvés tels par toute la petite troupe : le jus des melons suppléa autant que possible à l’eau, et quand le repas eut été achevé, les jeunes gens s’en allèrent à la recherche du précieux liquide, tandis que la caravane avançait dans la direction convenue. Le pays que l’on parcourait était sablonneux, et les seuls arbustes qui y poussaient ressemblaient à la bruyère des montagnes de l’Écosse. La traction du traîneau sur ces racines fleuries devenait fort difficile, et, qui plus est, Max Mayburn souffrait tellement de la soif, qu’il devint indispensable de le soutenir pour qu’il pût avancer.

« Bon courage, Monsieur, lui disait Wilkins. Et vous, mistress Jenny, préparez vos seaux et vos récipients ; nous aurons de la pluie avant peu ! Voyons, messieurs, tâchons de découvrir un abri pour que nous puissions nous y mettre à couvert. »

En effet, le ciel s’était obscurci, et des éclats de tonnerre grondaient à l’horizon. Mais les jeunes gens n’apercevaient pas trace d’arbre autour d’eux ; il leur fallut se contenter d’un buisson de plante à thé accroché le long d’une colline. Ils creusèrent en avant une sorte de niche, au-dessus de laquelle ils étendirent la peau du wombat pour abriter Marguerite et son père.

À peine ce travail était-il terminé, que la pluie tomba par torrents, et l’on eut bien vite rempli les vaisseaux destinés à contenir le liquide bienfaisant.

Pendant ce temps-là, les jeunes gens se creusaient des gîtes pour échapper à l’averse continue, ce qui n’empêchait pas que, de temps à autre, chacun tendît la main pour la remplir et se désaltérer. Quoique le liquide fût chaud, tous déclaraient que c’était chose excellente que de boire à sa soif.

La faim se fit bientôt sentir, et l’on eût bien désiré croquer un steak de wombat ; mais comment faire du feu ? on ne pouvait y songer.

Enfin le jour se leva, et l’on se disposait à allumer un brasier dans l’intérieur d’une niche creusée à cet usage, quand les oreilles des voyageurs furent frappées d’un bruit de pas précipités qui approchait à chaque instant, et bientôt ils entendirent des voix s’exprimant dans un langage inconnu.

« Les sauvages ! les sauvages murmura Hugues. Il me semble entendre Black Peter.

— Écartez ce buisson, et mettez en sûreté les seaux et récipients à eau. Marguerite, mon père, cachez-vous sous les fourrures, que l’on ne vous voie pas ! Et vous, mes amis, abritez-vous où vous pourrez. Pas un mot ! »

Les ordres d’Arthur avaient été exactement suivis, et rien ne pouvait trahir la présence des voyageurs. Les voix retentissaient à leurs oreilles comme si ceux qui parlaient étaient à côté d’eux.

Black Peter, — c’était bien lui, — qui parlait avec lenteur, prononçait des mots voulant dire « montagnes » et « beaucoup d’eau ».

La bande des sauvages ne s’arrêta pas ; elle continua sa route, ayant toujours Black Peter en tête. C’étaient les mêmes hommes qui avaient incendié la forêt sombre ; ils étaient tous peints en blanc et rouge sur la poitrine et sur le dos ; quelques-uns seulement portaient des manteaux de peaux d’opossum.

La tribu de sauvages se dirigeait vers l’est, où, à une grande distance, on apercevait une chaîne de montagnes celles indiquées par Black Peter.

Les voyageurs sortirent alors les uns après les autres de leurs cachettes. On interrogea Baldabella pour savoir d’elle ce que les indigènes avaient dit en passant à cet endroit ; elle répondit :

« Visages blancs » se rendent aux montagnes pour trouver de l’eau : « visages noirs » y vont aussi. Il y a là-bas des « visages blancs » beaucoup des fusils, des couteaux. « Visages blancs » tués ; Wilkins tué aussi.

— C’est bien cela ; je suis certain qu’elle ne se trompe pas, répliqua le convict. Black Peter sait qu’il rencontrera là-bas des « coureurs des bois », et il va les rejoindre. Nous ferons bien de nous éloigner de ces parages, car nous ne pourrions pas résister à ces coquins sans foi ni loi, armés de fusils et munis de poudre et de balles. Ils ne reculeraient devant aucune violence.

– Où nous diriger alors ? demanda Max Mayburn les larmes aux yeux. Voyons, Marguerite, Arthur ; vous, mon brave Wilkins, vous qui êtes déjà venu en ces lieux, soyez notre guide, secourez-nous.

— Ah ! mon cher père, ajouta Marguerite, ayez courage, Dieu nous assistera. »

Tandis que les voyageurs regardaient les noirs et Black Peter disparaître à l’horizon, la pluie avait cessé. Jenny, profitant de ce moment de répit, prépara du thé, dans lequel chacun trempa un morceau de galette ; triste moyen de reprendre des forces afin de continuer une marche sans but certain.

« Il faut absolument nous diriger vers le sud, à travers les déserts, observa Arthur ; car l’essentiel est d’éviter les ennemis acharnés qui nous poursuivent. Je voudrais bien traverser les montagnes ; mais je crains, Wilkins, de ne pas être en sûreté, même en nous tenant sur les derrières des misérables qui viennent de passer par ici. — Vous avez raison, monsieur Arthur, éloignons-nous des parages où ils se trouvent. Baldabella vous a dit que les sauvages et Black Peter se rendaient près des coureurs des bois ; il ne faut donc pas risquer de nous trouver sur leur passage.

— En ce cas, mes amis, en route vers le sud, fit le jeune chef. Transportons avec le plus grand soin l’eau que nous avons recueillie ; car je crains fort de ne pas avoir de sitôt l’occasion de trouver un ruisseau dans les déserts qui sont devant nous. En route, et que Dieu nous conduise. »