Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch2

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 14-23).
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CHAPITRE II

Départ de Wendon. — Installation à bord de l’Amoor. — La famille Deverell. — Les plaisirs du voyage. — Les merveilles des tropiques. — Les poissons volants. — Le pétrel des tempêtes. — L’albatros. — Le cap de Bonne-Espérance. — La Tempête.


Quelques jours après l’acceptation de cette demande de ses enfants, Max Mayburn reçut la visite du nouveau fermier qui était envoyé par lord S. à Wendon, et se présentait avec les pleins pouvoirs du riche propriétaire.

Les arrangements indispensables pour la cession des meubles de la maison et des instruments aratoires et autres, appartenant à Max Mayburn, furent vite conclus avec le successeur qui prenait la ferme, si bien que l’on put songer immédiatement au départ.

Lord S. qui ne se séparait qu’avec peine de Max Mayburn, lui avait adressé plusieurs lettres de recommandation pour ses amis de Calcutta, et ce fut lui qui présida à Londres, où toute la famille s’était rendue pour s’embarquer, au choix d’un navire et à tout ce qui était indispensable à des émigrants.

Il découvrit dans la Tamise un excellent navire à voile, l’Amoor, prenant fret pour Melbourne, où il emmenait des passagers, et se rendant ensuite de cette ville d’Australie à Calcutta, pour y transporter du bétail et des marchandises.

Ce fut donc à bord de l’Amoor que furent conduits les Mayburn où le capitaine, nommé Barton, un brave et digne homme, leur fit le meilleur accueil et leur donna les meilleures cabines, à la prière de lord S. pour qui il avait une grande déférence.

Marguerite pria sa vieille nourrice de ne pas perdre de vue la pauvre Ruth, de crainte qu’elle ne fit quelque sottise à bord et qu’il ne lui arrivât malheur. En effet, la jeune fille semblait tout ahurie de se voir sur un navire, « une maison qui va sur l’eau, » disait-elle ; mais les bons conseils de son frère et ceux de sa maîtresse lui rendirent bientôt le calme nécessaire à bord d’un vaisseau, où la prudence est à tout instant indispensable. On fut longtemps à lui faire comprendre, entre autres choses, qu’elle ne devait point suivre dans les échelles de cordes Hugues et Gérald qui s’aventuraient dans les haubans.

Le plus grand nombre des cabines de l’Amoor avait été retenu par un homme parfaitement élevé qui émigrait en Australie, en emportant avec lui tout ce qu’il possédait. Ce personnage avait obtenu une concession de terrain, tout au nord de la colonie, à l’extrémité de la partie du territoire destiné à la culture des émigrants.

Dans cette contrée éloignée, M. Edouard Deverell, c’était le nom de ce gentleman, conduisait sa mère, sa jeune sœur, et un frère plus jeune que lui, qui venait d’être reçu docteur, sans compter une petite troupe de serviteurs connaissant tous un métier celui-ci l’état de charpentier, celui-là la profession de serrurier ; cet autre était draineur, son camarade berger, etc. etc.

Tous ces ouvriers, ayant emmené avec eux leurs femmes et leurs enfant, formaient une troupe considérable, sous la conduite d’un homme très capable d’utiliser leurs talents divers. Le navire nolisé par M. Édouard Deverell contenait une très grande quantité de matériaux, de provisions et de marchandises de toutes sortes, qui devaient être très utiles aux émigrants sur le sol de l’Australie.

Les familles Mayburn et Deverell furent attirées l’une vers l’autre par des affinités de sentiments et une conformité de goûts. Bientôt ils devinrent tous d’excellents amis on eût dit qu’ils se connaissaient de très longue date.

Edouard Deverell, dont l’expérience était fort grande, avait rendu tous les services imaginables à ses compagnons de voyage ; il eût bien désiré voir les Mayburn changer leur but d’émigration, et choisir l’Australie, au lieu des grandes Indes, pour leur prochaine résidence.

« Comme je souhaiterais, chère demoiselle, disait un jour M. Deverell à Marguerite, vous voir conseiller à votre père de se joindre à nous, pour coloniser dans notre concession ! Avec ses connaissances en agriculture, il nous rendrait d’éminents services, et nous ne nous quitterions plus. D’ailleurs le climat de l’Australie est fort salubre, tandis que celui de l’Inde ne passe pas pour l’être. Que ma sœur Emma serait aise de ne plus vous quitter, elle qui n’a jamais éprouvé l’affection qu’elle ressent depuis qu’elle vous connaît ! Notre mère est très souffrante, et ne peut s’occuper de son éducation comme elle le voudrait. Ah ! miss Mayburn, vous êtes si bonne, que je souhaiterais voir ma sœur prendre leçon de vous.

— Je serais très heureuse aussi d’avoir une amie, et Mlle Emma m’a inspiré la plus cordiale tendresse ; mais, hélas ! mon père a résolu de se rendre à Calcutta : il a des lettres pressantes de recommandation pour les gens les plus notables de ce pays ; et vous comprenez qu’il serait difficile de lui faire changer d’avis.

— Cela est sans doute très vrai, chère demoiselle ; mais n’importe ! vous devriez essayer de faire entendre raison à M. Mayburn. Voyez, vos frères et les miens sont en parfaite harmonie. Tous les ouvriers que j’emmène avec moi sont devenus leurs amis. Le pays australien les intéresserait bien plus que le territoire aride et inhospitalier des grandes Indes. »

Marguerite se dit à part elle que si son père entendait les arguments avancés par M. Deverell, il pourrait peut-être changer sa détermination de poursuivre sa route jusqu’à Calcutta ; mais elle n’en pria pas moins son nouvel ami de ne rien faire pour le dissuader. Le passage était payé : il fallait atteindre Calcutta.

Cependant la jeune fille promit à M. Deverell d’user de toute son influence sur son père pour le ramener à Melbourne, et de là à la plantation qu’allait fonder leur compagnon de voyage, si, — comme tout le faisait prévoir, — le climat, l’atmosphère et le sol des grandes Indes ne répondaient pas aux vues de colonisation rêvées par l’auteur de ses jours.

De son côté, M. Deverell promit à Marguerite de laisser à Melbourne, à son banquier, toutes les indications nécessaires pour qu’il fût possible d’aller le retrouver, au cas où les Mayburn reviendraient dans ce port de mer.

Pendant que le navire s’avançait sur l’Océan, les frères de Marguerite et le jeune O’Brien employaient leur temps d’une façon très ingénieuse.

Jack, le menuisier, disait un matin à M. Arthur :

« Regardez comme je sais bien fabriquer un bois de lit et des tiroirs de commodes le menuisier de M. Deverell m’a donné de bonnes leçons. Il m’a montré des maisons toutes prêtes à être montées. Les planches sont sciées de mesure et numérotées ; il n’y a plus qu’à les clouer. Il m’a fait voir les moulins à farine et les moulins à broyer les roches aurifères ; il m’a conduit dans l’entrepont, où sont amarrés les charrettes démontées et les canots empilés les uns dans les autres, que son maître emporte en Australie. Ah ! il y a dans ce navire tous les éléments à l’aide desquels une colonie doit infailliblement réussir. »

Ruth la maladroite, comme on l’appelait en Angleterre, avait réussi, à bord de l’Amoor, à faire oublier cette qualification. Au milieu des femmes des émigrants et de leurs enfants, la jeune fille avait su se rendre utile, et ce n’était que lorsqu’on la forçait à se presser qu’elle commettait encore quelque étourderie. Ce cas-là étant devenu fort rare, la jeune fille prenait soin des enfants, aidait les pauvres femmes à laver leur linge, et recevait les compliments de chacun pour son bon vouloir et ses intentions.

Gérald, qui avait toujours pris le parti de Ruth, déclarait à Jenny Wilson que si les jeunes filles faisaient des sottises, c’est qu’on ne leur avait jamais appris les choses comme on aurait dû le faire.

« Je suis d’avis, ajoutait-il, que c’est une fille d’esprit, une enfant jusqu’ici méconnue. Remarquez bien qu’elle n’a pas encore laissé tomber un enfant à la mer.

— Patience ! maître O’Brien nous ne sommes pas encore au but de notre voyage, » répliqua Jenny Wilson d’un ton d’oracle.

Le lendemain de cette conversation, la vieille domestique des Mayburn demanda à son jeune maître M. Arthur comment il se faisait qu’on ne vît aucun arbre à l’horizon, et que les jours ne devinssent pas plus longs. « Est-ce parce que nous sommes sur l’eau ? » fit-elle.

Arthur s’efforça de faire comprendre à Jenny qu’on se trouvait sous le tropique et qu’on avançait vers l’équateur.

Cette explication, au lieu de rassurer Jenny, ne fit que la rendre inquiète.

« Que Dieu nous assiste s’écria-t-elle. Comment nous approchons de plus en plus du soleil ! Mais, cher Monsieur, c’est fort dangereux ! Mon avis est que l’on doit rester où l’on est né. Si cette chaleur continue, nous deviendrons noirs comme ces nègres que nous avons rencontrés sur les quais de la Tamise.

— Que dites-vous là, ma pauvre Wilson. Ignorez-vous que les Européens ne noircissent pas ? Ils se contentent de brunir, ce qui est bien assez. Les nègres dont vous parlez appartiennent à une race différente de la nôtre vous devez vous en apercevoir rien qu’à leurs lèvres lippues.

– C’est vrai, » répliqua la vieille bonne, qui se contenta des raisons que venait de lui donner le jeune Mayburn.

Les jeunes voyageurs des familles Mayburn et Deverell éprouvèrent bientôt un charme inexprimable à jouir des surprises que leur réservaient la mer et l’espace éthéré sous la zone des tropiques, au milieu de laquelle ils étaient parvenus.

Tantôt ils se récriaient à voir s’ébattre, sur les vagues clapotantes, une nuée de poissons volants qui cherchaient à éviter, par des courbes précipitées, leurs ennemis de la mer et de l’air. Tantôt ils suivaient des yeux le pétrel des tempêtes, aux pattes fluettes, qui paraissait, à l’exemple de saint Pierre, marcher sur les eaux.

« Le pétrel, dont le nom doit venir de celui de l’apôtre, demanda Marguerite à son père, n’est-il pas le précurseur des tempêtes ?

— Telle est la croyance des matelots, lui répondit Max Mayburn en examinant à l’aide d’une lunette les mouvements de cet oiseau, qu’il n’avait encore connu que par la description du livre. Ce qui donne raison à cette croyance, c’est que le pétrel semble n’éprouver aucune crainte à l’heure où l’ouragan s’avance. On le voit gravir le sommet des vagues et descendre sur ses déclivités sans perdre de vue la proie dont il veut se nourrir. Je te dirai, ma chère enfant, ajouta le père à sa fille, que les pétrels se plaisent également aux heures de beau temps : tu les verras alors suivre le sillage des vaisseaux pour y pincer les détritus de toutes sortes qui tombent du bout d’un navire. Les poulets de la mère Carrey, comme les appellent nos matelots, sont aussi familiers que les perroquets domestiques, ornements de la boutique des oiseleurs de Londres.

— Regardez par ici, père, cria en ce moment Hugues à Max Mayburn ; voici un nouvel oiseau à ajouter à vos collections. Je le reconnais, c’est le grand albatros. »

Le brave homme examina alors avec la plus minutieuse attention l’oiseau géant, qui courait des bordées autour du navire, et dont les yeux perçants suivaient au milieu des vagues tous les objets qui tombaient à la mer et happait, pour ainsi dire, au vol ces prises sans valeur, très importantes pour lui au milieu de l’Océan.

L’albatros, à qui certains naturalistes ont donné le pouvoir de se percher au sommet des mâts d’un navire, sans en fournir les preuves, est tout bonnement le jouet de l’air, comme l’est un cerf-volant ou un ballon gonflé : son corps, tout composé de plumes, n’a presque pas la force de se mouvoir si le vent ne s’engouffre pas sous ses ailes pour le porter au caprice de sa fantaisie.

Un soir, après une journée torride, les deux familles étaient réunies sur la dunette de l’Amoor, se livrant à la contemplation des mystères de la mer. La vieille nourrice semblait plus ahurie que jamais.

« Rien ne se passe comme ailleurs à l’endroit où nous sommes, dit tout à coup Jenny Wilson à ses maîtres : la chaleur est plus terrible qu’en août, et le mois de mai n’est pas encore arrivé ; les poissons volent comme des oiseaux, les oiseaux marchent sur la mer comme ils le feraient sur le sable. Tout cela est surnaturel, mademoiselle Marguerite, et rien de bon ne peut survenir de cet état de choses.

— Oh ! si vous veniez habiter avec nous sur la terre où nous allons demeurer, dit Charles Deverell à la domestique des Mayburn, vous verriez bien d’autres miracles s’accomplir sous vos yeux. D’abord des animaux si légers, qu’ils semblent voler dans l’espace : les femelles ont sous le ventre une sorte de poche profonde dans laquelle ils cachent leurs petits. Vous apercevriez, sur les eaux tranquilles des lacs et des rivières, des cygnes noirs, et, sur la cime des arbres, des aigles blancs. Vous entendriez des coucous chanter la nuit, et des hiboux ululer le jour. Il y a également là des petits oiseaux muets et des abeilles sans aiguillon ; des arbres qui n’ont pas de feuilles, mais qui poussent de l’écorce et des cerises enfermées dans une noix.

— Allons ! Monsieur, vous voulez rire à mes dépens, répliqua Jenny Wilson.

— Non point, ma bonne dame, fit Mlle Emma Deverell en arrivant à la rescousse de son frère. Que nous serions heureux, chère Marguerite, dit-elle à sa nouvelle amie, si vous veniez tous avec nous dans ce pays où les enchantements se suivent et se rencontrent à chaque instant !

— N’oublions pas, ma sœur, observa Édouard Deverell, que, pour avoir le droit de nous reposer et de jouir des merveilles de notre patrie d’adoption, il va falloir travailler pendant longtemps ; nous aurions grand besoin d’avoir avec nous une bonne tête pour nous encourager dans nos labeurs.

— Hélas ! chers amis, tout cela n’est qu’un rêve ! un beau rêve ! Racontez-nous vos projets, et nous pourrons, une fois éloignés, vous suivre en pensée, dit Marguerite aux Deverell.

— Oui, répliqua Hugues c’est cela, nous vous écoutons ; mais avant de commencer veuillez, monsieur Édouard, marquer sur la carte de l’Australie, que voici, l’endroit où vous allez vous fixer ; de cette façon il nous sera facile de vous retrouver… lorsque nous reviendrons des grandes Indes.

— Voilà qui est bien dit, répondit Edouard. Je ne puis préciser le point exact de notre concession sur cette petite carte ; mais je pense qu’à cinquante milles près ce sera dans les parages que voici.

— Alors vous vous établirez sur la rive de la rivière qui se jette dans le Darling ? riposta Hugues. Dans ce cas, en suivant le cours de cet affluent, nous vous trouverons à coup sûr.

— Ce ne sera cependant pas si facile que vous le pensez, mon ami, répliqua Deverell, car nous sommes encore fort éloignés du Darling. Je compte cependant amener les eaux de cette rivière jusqu’à notre ferme, pour conjurer la sécheresse qui désole le pays pendant l’été.

— Voilà qui est bien pensé. Il me semble que votre concession est considérable, fit Hugues.

— Assez importante, en effet, répondit Charles. Nous allons tout d’abord construire une maison pour notre famille, puis un village pour nos ouvriers, leurs compagnes et leurs enfants.

« Nous emportons là, sur l’avant du navire, les bois tout prêts pour élever notre habitation future ; quant au village, nous y pourvoirons en pleine forêt d’Australie, à l’aide de nos haches : nous l’avons déjà baptisé.

– Parbleu ! Deverell, ajouta Arthur. Cela va de soi.

— Oui, telle est l’intention de ma mère ; mais, observa Deverell, j’eusse préféré que notre colonie s’appelât la ferme des Marguerites.

— À cela près, que la fleur dont vous parlez est inconnue sur le sol australien remarqua Max Mayburn.

— Vous avez raison, répondit Deverell ; aussi, pour ne pas commettre de bévue, ai-je apporté dans mes malles de nombreux paquets de graines de cette charmante fleur. Mon intention est de la propager dans toute l’étendue du pays ; j’espère cependant que ces « orgueilleuses » n’embelliront pas trop dans la plantureuse Australie.

— Je sais maintenant pour quelle raison vous souhaitez appeler la colonie la ferme des Marguerites, » observa Emma en regardant miss Mayburn.

Et chacun sourit à la réflexion sagace de la jeune fille.

Tels étaient les passe-temps de ces aimables voyageurs sous l’équateur tandis que l’Amoor poursuivait tranquillement sa route vers la mer du Sud. Quand le navire pénétra sur ces eaux vertes et sans orages, Max Mayburn passa son temps à étudier l’astronomie, dont Charles Deverell lui expliquait les merveilles.

Ce voyage commençait sous les plus heureux auspices, et tout concourait à le rendre agréable aux deux familles réunies par le hasard à bord de l’Amoor.

Les provisions étaient excellentes ; on servait chaque jour à table de la viande fraîche, des poissons fins, du pain du jour et du lait en abondance, et on joignait à cela de l’exercice, de la distraction, ce qui rendait l’état de santé des passagers parfait et sans malaise.

Chaque matinée était employée par les jeunes Mayburn et miss Emma à des lectures auxquelles présidaient M. Max et M. Deverell puis on étudiait la langue indoue. Le soir on se promenait, ou l’on se groupait vers l’habitacle pour écouter les histoires racontées par Edouard Deverell qui avait fait de lointains voyages et avait appris bien des choses.

On faisait quelquefois de la musique et l’on dansait sur le pont ; et quand, par hasard, le vent se levait et que le tangage était trop fort, lorsque le roulis faisait caracoler les plats et les assiettes sur la table, au lieu d’être de mauvaise humeur, chacun riait de ce contretemps.

Max Mayburn lui-même paraissait avoir retrouvé son enjouement habituel et repris confiance en lui-même.

Le navire l’Amoor se trouva, un soir, en vue de la ville du Cap de Bonne-Espérance, et Jenny Wilson fit observer à ses maîtres que, quoique l’on fut en plein mai, il faisait plus froid en ce moment qu’en Angleterre à pareille époque.

Quand on débarqua pour aller visiter la ville, il fallut forcément que la bonne femme endossât un châle, car il faisait très froid.

Les jeunes émigrants éprouvèrent un grand plaisir à parcourir le sol africain, à passer en revue les navires de toutes nations amarrés le long des quais, et à faire une excursion jusqu’aux vignobles renommés qui produisent ce vin exquis qui se vend au poids de l’or : le vin du Cap.

Tandis que ses amis et sa sœur Emma employaient ainsi leur temps, M. Deverell, aidé de ses bergers et de ses ouvriers, achetait du bétail et complétait les achats de toutes sortes pour la grande exploitation de l’Australie.

Le cinquième jour, l’Amoor remit à la voile ; mais, à dater de ce moment, un sentiment pénible s’empara de tous les passagers, des jeunes surtout, qui comprenaient que le navire s’approchait de plus en plus des rives où la séparation devait avoir lieu.

Édouard Deverell lui-même, malgré ses préoccupations, ne cherchait pas à cacher le chagrin qu’il éprouvait à la pensée de ne plus jouir de la société de ses aimables compagnons et de Mlle Marguerite, dont il avait su apprécier les précieuses qualités. Miss Mayburn, à son tour, se disait en soupirant qu’elle n’aurait plus auprès d’elle un cœur d’or et un esprit d’une haute intelligence : ceci se rapportait à Édouard Deverell ; deux affections sincères, celles de la mère de son ami et de sa sœur Emma.

Chaque soir, en se promenant sur le pont, les uns et les autres formaient des vœux pour se retrouver bientôt réunis.

En pénétrant dans les eaux de l’océan Indien, les belles journées et le vent favorable dont on avait joui jusqu’alors firent place à des orages violents et imprévus. Tandis que Hugues et Gérald sondaient l’horizon pour y découvrir des pirates malais montés sur des praws (fines voilières), les matelots se tenaient sur le qui-vive, de peur d’être surpris par une trombe ou une coupe de vent.

« Notre situation est vraiment ridicule, disait Hugues à Gérald ; comment ! au lieu d’être assaillis par une véritable tempête, nous voilà ballottés par les vagues, deci delà, sans plus avancer ! Je voudrais en finir avec ces tergiversations de la température et de l’atmosphère ! Que Dieu nous envoie donc une fois pour toutes, une tourmente qui en vaille la peine nous ferons naufrage, nous toucherons sur une île déserte ; ce serait là une véritable aventure, quelque chose qui galvaniserait notre vie monotone.

— Ou plutôt qui l’abrégerait plus vite que nous ne le voudrions, répliqua Marguerite. Ne parle pas ainsi, malheureux enfant, ce serait tenter Dieu !

— Soit ! répliqua Gérald ; mais que diriez-vous d’un groupe de praws montées par des pirates qui viendraient nous attaquer ? Prêts à la défense, nous les attendrions derrière les sabords de notre navire, et nous ferions feu sur ces infâmes bandits. Nos efforts tendraient à nous emparer de leur capitaine, et à prendre avec nous tous les trésors recelés dans leurs embarcations. C’est alors que nous entrerions triomphants dans le port de Melbourne pour avoir le plaisir d’assister à la pendaison de tous ces écumeurs de mer.

Il n’est pas d’usage que les pirates malais emportent leurs richesses à bord, observa Arthur. Je ne vois donc pas l’avantage qu’il y aurait à nous trouver face à face avec ces enragés. Et puis, où sont donc les canots, les espingoles et les carabines de bord, qui nous aideraient à mettre l’ennemi en déroute ? Où avez-vous vu ces instruments de carnage dans l’intérieur de l’Amoor, mon ami Gérald ?

— En effet, murmura le jeune O’Brien, j’oubliais que nous manquions ici du nécessaire, de l’indispensable. Aussi pourquoi avons-nous pris passage à bord d’un navire marchand ? N’importe, ne possédons nous pas des fusils, des revolvers, des coutelas et des poignards ? Nous sommes tous braves, et nous nous défendrions comme de vrais lions. »

Le lendemain du jour où cette conversation avait eu lieu, les jeunes amateurs d’émotions durent être fort satisfaits. Une tempête émouvante avait succédé dès le matin au calme relatif dont ils se plaignaient la veille : l’Amoor dansait comme une coquille de noix. Le vent faisait rage les vagues se dressaient hautes comme des montagnes, et le mât d’artimon fut brisé comme du verre.

Il fallut carguer les voiles et se laisser aller au gré des flots ; la nuit vint, et la tempête durait toujours.

Les avaries étaient grandes, et les passagers de l’Amoor recommandaient leur âme à Dieu, tandis que le capitaine et les gens du navire faisaient des signaux de détresse que l’on n’apercevait pas de la terre.

Vingt-quatre heures se passèrent de la sorte. Enfin un navire parut à l’horizon, qui se dirigea sur l’Amoor désemparé, venant à son secours.

Ce navire se rendait à Melbourne, dans les parages duquel on se trouvait. Les capitaines des deux vaisseaux s’entendirent pour le prix, et le Sauveteur prit l’Amoor à la remorque.

Cette façon de voyager devenait plus lente, mais elle était plus sûre ; aussi, après deux jours de cette navigation, l’on entrait au matin dans le port de la capitale de l’Australie.