Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch18

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 128-135).

CHAPITRE XVIII

L’ouverture à travers la montagne. – Une chasse à l’émeu. — Escarmouche avec les naturels. – Délivrance de Baldabella et de son enfant. – Construction d’un pont. – Encore des embarcations. — La pêche de Baldabella.


Le rapport fait par les jeunes gens décida, en effet, la famille entière à quitter au plus tôt la grotte devant laquelle les indigènes semblaient faire sentinelle.

Arrivés de l’autre côté du tunnel, les voyageurs cherchaient déjà à gravir les roches le plus prestement possible, lorsque, au son de leur voix, une harde de kangarous se montra à leurs yeux. Ces animaux sautaient à travers bois pour parvenir à un endroit plus sûr, lorsque les chasseurs qui les avaient poursuivis s’aperçurent que les buissons étaient moins épais et les rochers moins glissants que ceux qu’ils avaient vus du haut du pic où Arthur avait examiné les environs.

Les plus forts donnèrent leur appui aux plus faibles, et toute la troupe, avec quelque difficulté cependant, parvint sur les cimes, d’où leurs yeux contemplèrent à loisir toute l’étendue des plaines qui bornaient l’horizon.

La descente fut assez difficile, car il fallut recourir aux haches et aux cordages ; mais enfin toute la petite troupe eut la facilité de se reposer sur un sol uni et couvert d’herbages, à travers lequel serpentaient quelques langues de terre plantées d’arbres nains.

La marche devait être plus rapide, mais elle pouvait être plus facilement observée par les ennemis.

« Nous manquons d’eau et de provisions de bouche, dit Jenny Wilson avec découragement.

– Il nous reste des pommes de terre, répliqua Marguerite, et, quoique nous n’ayons pas encore rencontré la moindre trace de gibier, je suis certaine que nous ne mourrons pas de faim. Tenez, là-bas, sous ces acacias, il me semble apercevoir du mouvement au milieu des herbes.

– Hourra ! mon père, s’écria tout à coup Hugues ; voici enfin un émeu. Je reconnais l’oiseau pour en avoir vu un pareil au jardin zoologique de Londres. Il faut que nous nous emparions de celui-ci ; mais sa peau n’est-elle pas trop dure pour que nos flèches puissent la perforer ? D’autre part, mon frère n’aime pas à faire usage de son fusil.

— Par une raison bien simple, c’est qu’il ne me reste que quatre cartouches, répliqua celui-ci, et qu’ensuite la détonation d’une arme à feu attirerait infailliblement sur nous les sauvages qui nous poursuivent. Servons-nous donc d’arcs et de flèches et du boomerang ensuite, au besoin.

— Agissez avec ruse surtout, observa Wilkins, qui avait granc’peine à cacher son émotion ; suivez l’émeu par derrière, car cet oiseau peut voir à un mille de distance devant lui. Par bonheur il est très sourd : le point essentiel est donc qu’il ne nous aperçoive pas, car autrement il fuirait avec la rapidité d’un cheval, et disparaîtrait bientôt hors de la portée de nos yeux et de nos flèches. Baldabella, tu essayeras de lui lancer ton boomerang. »

La sauvagesse comprenait parfaitement l’empressement de ses protecteurs qu’elle partageait en véritable enfant du désert. Elle fit signe que la chasse de l’émeu était fort pratiquée parmi les siens. Chaque chasseur s’avança à une certaine distance l’un de l’autre, puis voyant que l’oiseau, occupé à brouter quelque racine, levait la tête comme s’il se disposait à partir, ils lancèrent sur lui une volée de flèches et de javelots. Deux de ces derniers vinrent s’implanter dans le corps de l’émeu.

Baldabella lança alors le boomerang, qui atteignit l’oiseau et le renversa. La pauvre bête poussa un cri déchirant ; mais elle se releva et reprit sa course. En ce moment, quelques flèches encore volèrent en l’air et frappèrent l’émeu, qui s’affaissa pour ne plus se relever.

Tous les chasseurs s’étaient élancés vers leur proie ; O’Brien, plus ardent que les autres, allait mettre la main sur l’oiseau, lorsque Wilkins détourna fort à propos son bras. Il était temps l’émeu, se débattant lança à Gérald un coup de patte qui fit voler au loin son arc et les flèches qu’il tenait dans l’autre main.

« L’émeu vous aurait cassé la jambe s’il eut pu vous atteindre, lui dit Wilkins. C’est un marteau que cette jambe-là. Mon avis est qu’il faut achever l’oiseau à coups de lance avant de nous en approcher. »

Baldabella, sans avoir entendu les paroles du convict, s’était approchée, et d’un coup de sa masse avait achevé l’émeu, dont l’agonie fut très courte. En un instant il fut dépecé et vidé. Cependant les chasseurs se contentèrent d’emporter les deux cuissots ; car Wilkins, qui s’y connaissait, déclara que c’étaient les seuls morceaux bons à manger, et qu’il y avait là pour deux jours de provisions.

« Voici des œufs observa Hugues, que nous ferons bien d’emporter pour les donner à mon père. Mais voyez comme ils sont lourds et énormes.

— Ces œufs sont, en effet, excellents à manger, dit Arthur, mais nous avons assez de vivres. N’importe, nous en prendrons deux, qui, après avoir été offerts à notre père, serviront de récipients pour porter de l’eau. »

Max Mayburn, qui avait assisté de loin à la chasse des jeunes gens, s’était fort intéressé à cette poursuite terminée par une victoire. Il examina avec l’attention d’un naturaliste les œufs verdâtres et la dépouille plume-poil de l’émeu, qui lui avait été présentée.

Après la chasse, on continua à s’avancer à travers la prairie verdoyante et fleurie, et l’on ne s’arrêta que le soir, à l’ombre d’un arbre à gomme, sous lequel on alluma du feu. Le repas se composa de steaks d’émeu, que chacun déclara préférables à ceux du meilleur bœuf d’Angleterre. Il ne manquait qu’un peu de sel pour l’assaisonnement. Personne ne se plaignit cependant, quoique l’eau manquât depuis le matin. Mais tous avaient confiance en Dieu, qui devait leur procurer cette douceur. Les deux œufs d’émeu avaient été vidés avec soin par Jack, qui les emmaillota de cordelettes de sparterie, pour les rendre plus transportables lorsqu’ils seraient remplis d’eau.

Le lendemain matin, la caravane repartit très fatiguée et souffrant de la soif. Après deux heures de marche, quelle ne fut pas la joie des voyageurs en apercevant devant eux une longue rangée d’arbres qui s’élevaient le long du lit d’un torrent ! Hélas ! le lit était à sec, et il leur fallut s’avancer encore fort longtemps dans ce fossé rempli de boue desséchée avant de trouver un creux rempli d’eau, où ils se désaltérèrent à loisir, et dans lequel ils remplirent leurs récipients.

Les pionniers égarés sur ce vaste continent australien continuèrent à marcher, en franchissant de temps à autre de nombreux torrents desséchés qui devaient être des rivières à l’époque de la saison des pluies. Cette pensée d’inondation subite dans un pays où l’on vivait à ciel ouvert remplissait leur cœur des plus vives appréhensions ; car, avec les pluies, il leur serait impossible d’avancer pour atteindre le but ardemment convoité.

Pendant deux jours, les voyageurs se nourrirent de la chair de l’émeu et se désaltérèrent avec l’eau des ravins. Ils étaient ainsi parvenus à la base d’une chaîne de montagnes basses où le courant d’eau prenait sa source. Ce fut à coups de couteaux et de haches que les jeunes gens frayèrent un chemin à toute la troupe, lequel chemin aboutissait à une plaine plus fertile et plus verdoyante que celle qu’ils avaient déjà parcourue.

En ce moment-là, quelle ne fut pas leur épouvante en voyant, à une très petite distance, une troupe de sauvages réunis autour d’un feu allumé, et occupés à fabriquer des arcs et des flèches dont ils appointaient les extrémités sur les charbons !

Avec eux se trouvaient deux femmes noires, écrasant du grain ou des noix entre deux pierres. Ces femmes étaient revêtues de peaux d’opossum ; mais les hommes paraissaient presque nus, et leur corps était sillonné d’horribles cicatrices.

Quoique les sauvages eussent vu les étrangers s’avancer vers eux, — les premiers visages blancs qu’ils voyaient peut-être, – ils ne se dérangèrent en aucune façon, et continuèrent leurs travaux sans paraître s’apercevoir de leur présence.

Arthur recommanda à tout le monde de continuer à marcher sans faire la moindre attention aux sauvages, et surtout sans avoir peur d’eux.

On arriva ainsi à dix pas des naturels ; mais alors Nakina, attirée par la vue d’un enfant du même âge qu’elle et jouant avec sa mère, s’élança à sa rencontre.

Le plus grand des sauvages la prit aussitôt dans ses bras. À ce moment, Baldabella, qui cherchait à retenir sa fillette, fut saisie par deux indigènes qui l’empêchèrent d’accomplir son dessein. La malheureuse se mit alors à crier à l’aide en demandant secours à ses amis les blancs.

Arthur, très contrarié de cet incident, redoutait que ce ne fût là le prélude d’une querelle. Toutefois il ne voulait pas abandonner Baldabella, qui se refusait évidemment à retourner à la vie sauvage. Il somma donc Wilkins de l’accompagner, et, marchant droit à l’homme noir qui tenait Nakina dans ses bras, il chercha à reprendre doucement l’enfant. Le sauvage résista et voulut repousser Arthur ; mais celui-ci, affectant une grande colère, appuya cette feinte de quelques paroles menaçantes et en montrant le fusil qu’il portait en bandoulière.

Le sauvage éprouva un sentiment de crainte en présence d’Arthur et à la vue de son arme à feu ; puis, avec des gestes, il chercha à faire comprendre que la couleur de la peau de l’enfant, de celle de sa mère et de la sienne lui donnait le droit de rendre la liberté à des prisonniers des usages blancs.

Arthur, à ces signes qu’il comprit, enjoignit à Baldabella de dire à ses compatriotes que c’était de son plein gré qu’elle restait avec eux, et que, s’ils ne la laissaient pas aller, ils s’exposaient à être tous tués par les voyageurs.

Baldabella obéit, et le sauvage lui répondit aussitôt d’une façon brutale.

« Mon frère visage noir, dit alors la pauvre sauvagesse à Arthur, dit que Black Peter veut Baldabella, et qu’elle doit aller le rejoindre. Non ! non ! bon blanc, ne permets pas cela ! Méchant Black Peter tuerait Baldabella et Nakina. »

Ces paroles apprirent à Arthur que les naturels avaient fait la connaissance du maudit convict évadé ; mais il se refusa mentalement à laisser Baldabella aux mains des noirs, quoi qu’il dût arriver de ce refus. Tandis qu’il réfléchissait au parti qu’il devait prendre, une des deux femmes, qui jusqu’alors était restée impassible, se leva, et s’approchant du noir dans les bras duquel se trouvait Nakina, lui parla d’une voix douce en s’efforçant de s’emparer de l’enfant. Le mécréant, laissant tomber l’enfant, saisit un bâton et en frappa la femme, qui s’affaissa, sinon morte, du moins sans connaissance.

Arthur ne put contenir davantage son indignation, et, apercevant un troupeau de kangarous qui passait à sa portée, attira l’attention de l’homme noir dans cette direction, et fît feu. Un des animaux tomba mort.

Les naturels, jusque-là très calmes, furent frappés de terreur, et quelques-uns se mirent à fuir.

Arthur, désignant alors le kangarou et ensuite Baldabella, exprima son désir d’échanger l’animal contre la femme noire et son enfant Nakina. Les deux sauvages qui retenaient Baldabella par les bras lâchèrent prise et coururent vers la proie, bien plus désirable pour eux, — le kangarou mort, – suivis de leur camarade à la grande taille, qui avait repoussé du pied la petite Nakina.

Baldabella saisit vivement son enfant et se réfugia au milieu de ses amis, se prosternant devant Arthur, dont elle prit le pied qu’elle plaça sur son cou, en signe de servage. Cela fait, elle se releva, et, d’un pas léger, reprit sa place dans l’ordre de la marche des voyageurs, qui s’éloignèrent en voyant avec plaisir que la victime de la brutalité du grand indigène avait été relevée par sa compagne, qui en prenait soin et lui prodiguait des paroles affectueuses.

« Quel dommage, s’écria Wilkins, de laisser cet excellent gibier aux mains de ces noirs ! Votre coup de fusil, monsieur Arthur, les a tous mis en fuite, et il faut espérer que nous ne les reverrons pas de sitôt.

— Ayez confiance en Dieu, mon cher Wilkins. Déjà nous avons été nourris comme le prophète dans le désert, dit Max Mayburn, et Dieu ne nous abandonnera point.

– Je pense que nous ne devons pas nous arrêter, même pour faire des provisions, répliqua Arthur. Pressons notre marche pour trouver au plus tôt un abri, loin des yeux de ces sauvages, qui, croyez-m’en ne nous perdront pas de vue s’ils le peuvent.

— Dans ce cas, vous avez mal fait de leur donner à manger, observa le convict. Ils nous suivront, c’est sûr, comme des chiens, pour avoir nos restes. »

Cette juste remarque n’était pas faite pour rassurer les voyageurs, et le chef de la troupe, tout en doublant le pas, se consulta avec Marguerite.

Des deux côtés de la route que suivaient les naufragés, au milieu de cette terre enchantée couverte de fleurs et d’arbustes, qui font les richesses des serres chaudes d’Europe, ils apercevaient des hordes de kangarous ; des émeus et des opossums ; mais la prudence recommandait de ne point s’arrêter pour chasser. Ils ne firent donc halte que lorsque la fatigue les força à se reposer, sur le penchant d’une montagne couverte de verdure. Les moins harassés d’entre les voyageurs s’éloignèrent alors à la recherche d’œufs et d’oiseaux, dont ils rapportèrent une provision suffisante pour le souper de toute la compagnie.

« Regarde dans la direction du sud-ouest, mon cher Arthur, dit Marguerite il me semble voir un horizon bordé de vert. Plaise à Dieu que ce soit là l’indication d’une rivière !

— En effet, répliqua celui-ci, car nous avons grand besoin d’eau. Demain matin nous nous dirigerons de ce côté. Plaise à Dieu que nous puissions continuer bientôt à voyager en canots ! En admettant même que le fleuve fût à sec, nous descendrions en suivant les méandres de son lit, et nous trouverions bien, deci, delà, quelques mares d’eau fraîche. Ce qui me désole, ma chère Marguerite, c’est de songer que nous sommes en janvier, époque des pluies d’automne, et je me demande en quel endroit nous pourrons trouver un abri sûr pour notre père, pour toi-même et nous tous.

— Bah ! s’écria Jack, ne vous inquiétez pas ; il ne me serait pas impossible de construire une hutte avec un toit d’écorces d’arbres.

— Je n’en doute pas, mon brave garçon, reprit Arthur, car ton habileté et ton courage me sont connus mais le plus difficile serait de trouver un gîte hors de la vue des sauvages, et surtout de celui que je redoute le plus, cet infâme Black Peter, qui semble s’obstiner à notre poursuite.

— C’est plutôt à moi qu’il en veut, observa Wilkins, et puis il désirerait s’emparer de notre fusil et d’autres objets qui nous restent, sans compter l’argent que vous possédez.

— Et à quoi lui servirait le métal monnayé dans ce pays sauvage ? répliqua Max Mayburn.

— Pour quitter la compagnie des sauvages, se rendre dans les contrées habitées par les convicts échappés et y entreprendre quelque chose, toujours contre la société des gens honnêtes.

— C’est une méchante vie que celle-là, Wilkins, répliqua Max Mayburn. Dieu merci, vous ne songez plus à suivre un aussi fatal exemple.

— J’y vois clair maintenant, grâce à vous, Monsieur ; et puis j’ai compris qu’il n’y avait pas de honte à rebrousser chemin lorsqu’on était dans une mauvaise voie. »

Le convict n’était pas un méchant homme au fond, et la semence jetée dans son âme y avait porté des fruits qui n’étaient cependant pas encore mûrs.

Dès que l’aube parut, les voyageurs se mirent en marche dans la direction de l’horizon verdoyant qu’ils avaient découvert la veille. Ils parvinrent enfin au but désiré. La récompense de leurs fatigues était là, sur les bords d’une belle rivière, bordée d’arbres verts, qui coulait dans un lit étroit et profond, de telle sorte que, du côté où ils étaient, il n’y avait pas possibilité d’atteindre le niveau et de se procurer de l’eau.

C’était un grand désappointement pour les voyageurs, qui continuèrent à suivre le cours du torrent écumeux en observant un profond silence. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à un certain endroit où le lit du courant d’eau s’était rétréci. Jack s’arrêta alors, et, montrant à ses amis un arbre élancé qui croissait sur le bord proposa de l’abattre pour en faire un pont sur lequel on passerait du côté opposé.

Il n’y avait pas à balancer ; il fallait mettre la rivière entre les voyageurs et leurs ennemis qui probablement n’auraient pas l’ingéniosité de suivre cet exemple. Il fut donc convenu que l’on allait tenter l’opération.

Tout en parcourant la plaine, les naufragés errants avaient trouvé et recueilli de l’avoine mûre, et Ruth s’occupa à broyer et à moudre du grain pour en faire des galettes. Pendant ce temps-là, Jenny Wilson faisait cuire des pommes de terre sous la cendre, et cherchait dans les bois environnants l’herbe à thé, dont elle eut bien désiré prendre une infusion.

Les jeunes gens, laissant les femmes occupées à leurs travaux, se disposèrent à abattre l’arbre qui devait servir de pont. Quoique leurs haches de pierre ne fussent pas très bien affilées, ils parvinrent, avec quelques difficultés cependant, à entamer le tronc, à augmenter peu à peu l’entaille, si bien qu’à un moment donné un grand craquement se fit entendre, et que le géant s’inclina pour tomber sur le bord opposé du courant d’eau.

Cela fait, les travailleurs infatigables se hâtèrent de couper les branches qui obstruaient le passage, d’aplanir le tronc et de traverser plusieurs fois ce pont improvisé pour s’assurer de sa solidité. Enfin Jack fabriqua une corde, qu’il lia à des morceaux de bois taillés à cette fin, de façon à servir de rampe pour rassurer les peureux.

Max Mayburn donna l’exemple du courage en passant le premier, guidé par son fils aîné. Vint ensuite Marguerite, que Gérald accompagna avec les plus grandes attentions ; Jenny Wilson et Ruth traversèrent en poussant quelques cris de terreur, mais sans trop de difficultés. Quant à Baldabella, son enfant sur l’épaule, elle s’avança sans manifester la moindre crainte.

Dès que tous les naufragés du Golden-Fairy se trouvèrent réunis sur l’autre rive, on retira la corde, puis à grands coups de haches on coupa le point d’appui du tronc d’arbre, et le pont improvisé roula dans l’abîme, entraîné par le courant. De cette manière, les sauvages se trouvaient dans l’impossibilité de poursuivre les visages blancs.

Le sol sur lequel les voyageurs se trouvaient réunis était bien moins ondulé que celui qu’ils venaient de quitter. De tous côtés on apercevait des massifs de bambous et de joncs ; le long de la rivière se trouvaient des ouvertures au moyen desquelles il était possible d’aller puiser de l’eau, dont les pauvres gens étaient privés depuis vingt-quatre heures.

La petite troupe s’aventura le long d’une sorte de route marécageuse qui longeait la rivière, en se lamentant de ne pas avoir de canots, à l’aide desquels ils eussent pu continuer leur voyage sans trop se fatiguer.

Jack déclara qu’il allait se mettre a l’œuvre, mais que l’important était de se procurer le bois indispensable pour la construction désirée.

Le lendemain, l’arbre en question était trouvé ; on le dépouilla de son écorce, et tous les jeunes gens aidant le brave charpentier, l’un allant chercher de la gomme, l’autre fabriquant une sorte d’étoupe végétale, on put bientôt se trouver en présence de deux canots assez vastes et très confortables.

On attendit une journée pour que les embarcations fussent consolidées et bien sèches, et pendant ce temps-là on façonna des rames et des gaffes, et on récolta de la paille d’avoine pour servir de litière dans les canots. Les « dames » s’occupaient, durant ces heures de repos, à préparer des galettes de farine d’avoine, à faire cuire du poisson pêché dans la rivière, en un mot, à approvisionner les embarcations.

Le lendemain du troisième jour, dès l’aube, les voyageurs s’embarquèrent, ravis d’échapper ainsi, grâce à ces transports faciles, aux fatigues d’une étape à pied à travers des obstacles multiples. La manœuvre des rames était comparativement chose aisée et peu pénible.

La pérégrination dura ainsi pendant plusieurs jours. On apercevait bien de temps à autre de la fumée provenant des feux allumés par les sauvages ; on entendait maintes fois les coo-ee de ces ennemis invisibles, qui faisaient toujours craindre aux voyageurs d’être épiés ; mais leurs moyens de locomotion défiaient toute poursuite.

On s’arrêtait une fois par jour sur le rivage pour se mettre à la pêche, et Baldabella, d’une adresse sans pareille au maniement du harpon, se chargeait de fournir aux exigences du déjeuner et du souper. Le poisson pris ordinairement de cette façon était la morue d’eau douce, mais d’une très grande espèce.

Chaque matin, après le premier repas, les voyageurs exploraient le pays afin d’y trouver un endroit favorable pour s’y retirer à la saison des pluies ; hélas ! leurs recherches étaient inutiles.

Il y avait pourtant toujours de hautes montagnes du côté opposé à celui où marchaient les naufragés ; mais, sur la rive en question, le pays était bas et marécageux, et s’étendait aussi loin que la vue pouvait se porter.