Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch16

Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 115-121).

CHAPITRE XVI

La mère et l’enfant. — L’intérieur du pays. — Une autre cataracte. La troupe des pèlerins. – Ascension difficile. — Le lézard à jabot. La chasse aux kangarous. – La route d’Érin.


C’est en s’éloignant du lieu de carnage où elle laissait le corps de celui qui était le père de son enfant, que la sauvagesse de l’Australie raconta toute son histoire et les menaces de Black Peter contre sa personne et celle de son cher bébé.

Max Mayburn conclut du récit de cette femme que les Australiens vivaient en famille, en clans, plutôt qu’en tribus, et il y avait un chef à la tête de chaque réunion d’individus. La veuve lui apprit aussi que ses frères n’avaient pas de maisons, qu’ils vivaient et dormaient en plein air tant qu’il faisait beau, et se retiraient dans les grottes à l’époque des pluies.

Enfin l’abandonnée dit son nom à ses nouveaux amis ; on l’appelait Baldabella, et son enfant Nakina. À tout prendre, la jeune mère était assez bien tournée, ses yeux étaient brillants et sa voix sympathique ; par malheur, elle s’était fait percer le cartilage nasal entre la paroi intérieure et y portait, comme ornement, un os de poisson. Lorsqu’on avait rencontré pour la première fois Baldabella, elle était couverte d’un manteau de peaux d’opossum, que les voyageurs avaient échangé contre un accoutrement européen.

Sur le déclin du jour, lorsque les naufragés du Golden-Fairy atterrirent dans une anse du rivage, Baldabella examina avec une expression de curiosité tous les arrangements faits pour passer la nuit, et particulièrement la cuisson des mets pour le repas du soir. À ce moment-là, quand on lui offrit sa part du souper, elle manifesta un sentiment de dégoût et s’éloigna pour chercher sa nourriture.

À quelques mètres du campement, Baldabella se mit à fouiller dans la vase, et revint bientôt près de Marguerite, à qui elle voulut offrir des espèces de limaces grises, en lui faisant signe que c’était excellent à manger.

La fille de Max Mayburn refusa « cette gourmandise ». Baldabella commença à mordiller ces reptiles tout crus, et en fit avaler un à son enfant ; puis elle s’éloigna de nouveau afin d’aller chercher d’autres limaces dont elle se nourrit exclusivement.

Jenny Wilson n’avait pu s’empêcher de jeter les hauts cris en signe de dégoût, et Ruth s’était détournée avec une expression d’horreur, comme elle eût pu le faire en présence d’une sorcière. Gérald se contenta de remarquer qu’il n’y avait pas grande différence entre ces limaces crues et les huîtres dont les Européens se nourrissaient avec délices. Tout cela venait de l’éducation reçue.

« Mais les huîtres sont excellentes, surtout avec un peu de poivre et de jus de citron, ou bien encore une goutte de vinaigre, tandis que les canards eux-mêmes refuseraient les limaces.

— Les canards se montreraient alors difficiles, objecta Marguerite ; mais, ne craignez rien, à force de rester avec nous, Baldabella s’habituera à notre nourriture ; elle ne croquera bientôt plus des vers de terre et autres reptiles du même genre. »

Plusieurs jours encore les voyageurs suivirent les bords du fleuve en remontant son cours, et la jeune femme australienne s’accoutumait de plus en plus à la vie de ses nouveaux amis. Elle avait même consenti à enlever de son nez ce hideux os de poisson qui la défigurait ; chaque matin elle se baignait, elle et son enfant, et enfin, un beau jour, elle demanda à goûter aux mets des voyageurs et cessa de recourir à son ancienne provision d’insectes et de reptiles.

Nakina, vêtue d’une robe par les soins de Marguerite, balbutia enfin les noms anglais des objets en usage parmi les Européens. Baldabella, au grand regret de Max Mayburn, manifestait la plus complète indifférence au sujet des exercices religieux de la famille Mayburn ; elle trouvait extraordinaire de voir ses amis s’agenouiller soir et matin quand Max Mayburn faisait la prière, et on la voyait s’éloigner pour couper du bois.

Nakina, au contraire, observait attentivement ce qui se passait ; elle vint un matin s’agenouiller près du chef de la famille, et joignit les mains à l’exemple des autres en écoutant la prière sans en comprendre le sens ; mais cette façon d’agir parut faire grand plaisir à tous les voyageurs.

« Est-il donc possible, demanda Max Mayburn à Wilkins, que ces sauvages ne connaissent même pas l’existence de Dieu ?

— C’est comme cela, répliqua le convict. Ça vit à l’égal des animaux particulièrement les femmes, qui travaillent du matin au soir, portent d’énormes fardeaux, et ne reçoivent que des coups pour tout salaire. »

Les regards de Baldabella, humbles, craintifs même, prouvaient bien l’assertion de Wilkins ; mais Marguerite espérait qu’avec de bons traitements elle parviendrait à développer l’intelligence de cette pauvre femme.

En remontant le long du fleuve, les voyageurs parvinrent près de rapides formés par des roches tombées dans le lit du courant d’eau, et il leur fallait à chaque instant descendre à terre et se frayer un passage à travers les jungles, ou bien sous les voûtes creusées en dessous des falaises élevées qui surplombaient le fleuve.

Ils aperçurent enfin une chaîne de montagnes à l’horizon, ce qui leur fit comprendre qu’ils allaient bientôt atteindre la source de cet affluent et être forcés d’abandonner leurs embarcations pour se remettre en route chargés de fardeaux.

« Nous ne pourrons plus franchir alors de longues traites, observa Gérald. Pourquoi n’emporterions-nous pas avec nous nos canots, jusqu’à ce que nous ayons la bonne chance de rencontrer une autre rivière ? Plût à Dieu que nous pussions trouver un courant d’eau se dirigeant à l’ouest ou vers le sud !

— Cela n’est guère probable, mon cher ami, fit Arthur, car nous sommes fort éloignés encore du centre du pays aussi je ne suis pas d’avis d’emporter nos embarcations : dans ces vastes forêts nous retrouverons toujours des arbres pour reconstruire des bateaux lorsque nous en aurons besoin. N’entends-tu pas le bruit de l’eau ? nous approchons certainement d’une grande cascade. Mon avis est que nous ferons bien de chercher une grotte dans les rochers, afin d’y déposer nos bagages et nous enquérir ensuite d’une route facile pour sortir de cet entonnoir.

— Je ne pense pas que ce soit une chose bien malaisée, répondit Gérald.

— Pour toi, pour nous, c’est possible, mon cher ami répliqua Arthur mais tu oublies mon père, Marguerite, Baldabella et son enfant, y compris Jenny Wilson et Ruth, et le bagage, qui doublera de poids pendant l’ascension. Il faut à toute force découvrir un passage facile, et nous débarquerons dès que nous l’aurons trouvé. »

Max Mayburn et sa fille firent observer à Arthur et à Wilkins qu’ils s’exposaient tous les deux à plus de dangers que les autres ; mais on leur répondit que l’expédition à la découverte pourrait être plus aisément conduite par quelques personnes que par un grand nombre. En conséquence, on remonta deux canots sur le rivage, et on les cacha, avec tous les paquets qu’ils contenaient, sous un abri touffu, tandis que le convict et le fils aîné de Mayburn demeuraient dans le troisième pour continuer leur excursion.

Marguerite et son père les regardèrent partir avec anxiété ; mais ils se résignèrent en songeant à la nécessité de cette entreprise. Hugues et Gérald s’aventurèrent dans les bois pour chercher des oiseaux, et pendant ce temps-là Jack coupait des branches pour confectionner des arcs et des flèches.

Jenny et Ruth s’occupaient de la cuisine ; Baldabella, armée d’un épieu, se rendit le long de la crique, et eut la bonne chance d’y harponner deux énormes poissons semblables à ceux que la petite troupe avait déjà pêchés en arrivant sur la côte.

Ce fut avec un sentiment de joie véritable que l’on vit revenir les deux explorateurs dans leur canot.

« Il nous faut continuer notre voyage le long des berges, annonça Arthur, car le cours du fleuve est trop impétueux pour qu’on le remonte. D’ailleurs, à peu de distance d’ici, il y a une grande chute d’eau semblable à celle que nous avons déjà rencontrée. Wilkins et moi, après avoir amarré notre embarcation au pied d’une touffe de mangliers, nous avons grimpé sur les rochers, et, parvenus au faîte, nous nous sommes rendu compte de la situation. Nous avons observé que nous étions à la base d’une rangée de montagnes, au centre desquelles s’élève un pic inaccessible. Du haut de ces rochers se précipitent, deci, delà, des ruisseaux qui forment le fleuve, et dont la réunion a lieu un peu avant la cataracte près de laquelle nous étions parvenus. »

Afin de continuer leur voyage, les naufragés du Golden-Fairy durent atteindre le pays situé au-dessus de la chute d’eau. Arthur, à son retour, avait annoncé qu’il avait découvert un endroit favorable pour se hisser au sommet, mais que ce chemin était très fatigant.

Le repas se composa de gibier rôti et de poisson cuit sur la braise. Il fallait prendre des forces pour entreprendre l’ascension. On réduisit au strict nécessaire les bagages à emporter, et on abandonna les embarcations avec le plus grand regret.

Enfin Arthur servit de guide, et toute la bande s’avança à sa suite, y compris Baldabella, qui portait son marmot sur l’épaule et s’appuyait sur un bâton pointu.

Les voyageurs gravissaient avec difficulté l’étroit sentier, se voyant tantôt forcés de traverser un endroit boueux ou de franchir des amas de bois et des broussailles épineuses. Ils s’arrêtaient cependant quelquefois, désespérant presque de parvenir au but ; mais, à la fin, l’aîné des Mayburn retrouva le chemin qu’il avait déjà parcouru, lequel se composa de rochers tombés et formant une sorte d’escalier, bien moins obstrué par les broussailles qu’on n’aurait pu le craindre.

« Voici notre route pour arriver là-haut, dit alors Arthur. Le plus fort va passer devant pour aider les faibles. Nous nous servirons, pour nous hisser, de ces longues lianes, très favorables à cet usage. Allons, la main aux dames ! Donne-moi la tienne, Marguerite. »

Après bien des faux pas, de nombreux cris d’effroi et quelques accrocs aux vêtements, les femmes atteignirent la cime de la montagne. Baldabella seule, refusant toute assistance, avait grimpé avant tous les autres. Elle s’était dépouillée pour cela de tout vêtement trop flottant, et, tenant son enfant dans ses bras, était arrivée au but sans une seule égratignure se hâtant de se revêtir avant que les voyageurs eussent atteint l’endroit où elle s’assit en les attendant.

La troupe des voyageurs se reposait de ses fatigues, lorsque tout à coup Ruth poussa un cri perçant et se précipita au milieu des buissons, poursuivie par son frère, qui s’empara d’elle et la ramena de force près de Mayburn.

« Laisse-moi, Jack, s’écriait-elle, j’ai peur ; là, là je viens de voir une petite fée, bien vieille, toute ratatinée, avec une longue queue, et, cette fée grinçait des dents. »

Jack avait trop de cœur pour reculer devant une apparition fantastique, munie d’un appendice caudal ; aussi persista-t-il à retenir sa sœur, qui poussait toujours des hurlements sinistres.

En entendant la jeune fille vociférer de la sorte, les voyageurs s’avancèrent vers l’endroit désigné, et découvrirent entre deux roches « la vieille fée » sous la forme d’un lézard vraiment extraordinaire, lequel se tenait sur sa queue, la tête en l’air, et semblait défier ses ennemis.

Son corps, de la tête à l’extrémité de la queue, était long d’environ cinquante centimètres, et tout couvert d’écailles jaunâtres. Son faciès ressemblait assez à celui de la race humaine ; c’est ce qui avait effrayé Ruth, et toute autre qu’elle, aussi naïve et aussi craintive, eut pu éprouver le même sentiment de peur.

« Je reconnais le reptile, dit alors Max Mayburn c’est celui que les naturalistes, en décrivant l’Australie, ont appelé le clamydosaurus kingii, dont les joues et la poitrine sont recouvertes d’une sorte de jabot, très curieuse membrane, qui se gonfle et devient énorme lorsque l’animal se met en colère.

– En effet, cher père, dit Hugues, il paraît ne pas être enchanté de la description que tu fais de lui, car il se gonfle comme la grenouille de la fable. Faut-il l’abattre ?

— Je voudrais bien conserver cet animal pour l’empailler, répondit Max Mayburn ; mais voici Arthur qui me fait encore signe qu’il est impossible d’emporter d’autres fardeaux il est donc inutile de mettre à mort ce reptile inoffensif. »

Baldabella n’écoutait point la défense du vieillard, et dans son langage nouveau, un anglais antigrammatical, elle s’écria « Moi, manger bête ! » Au même instant elle lança au lézard un coup de bâton qui ne l’atteignit pas. En quelques secondes le reptile avait grimpé sur la plus haute branche de l’arbre voisin, hors de toute portée ; il se gonflait à outrance, sans cesser de regarder la négresse d’un air de défi.

« Eh bien ! s’écria Ruth, ne vous avais-je pas dit que c’était une bête enchantée ? Elle a entendu ce que l’on disait d’elle. »

On voit que la jeune innocente n’était nullement convaincue par les paroles de Max Mayburn elle se croyait toujours en présence d’un être antinaturel.

Arthur rappela bientôt ses amis à la réalité de leur position ; au lieu de perdre le temps à faire de l’histoire naturelle, il était important de continuer la route.

Devant la petite troupe se dressaient des collines et des montagnes entre lesquelles coulaient des ruisseaux allant tous se jeter dans le fleuve que l’on venait de traverser. Ces élévations formaient la base de la grande chaîne aux pics ardus qu’on croyait inaccessibles : elle s’étendait, aussi loin que l’œil pouvait s’aventurer, du nord-ouest au sud-ouest, de façon à intercepter le chemin que les voyageurs devaient parcourir.

« N’importe ! nous traverserons ces montagnes coûte que coûte Peut-être trouverons-nous quelque passe fréquentée par les kangarous ; car, ajouta Arthur, j’aperçois là-bas de nombreuses hardes qui bondissent le long des déclivités sous les arbres qui les couvrent.

— Ah ! si nous pouvions faire la chasse aux kangarous ! s’écria Hugues. Nous avons d’ailleurs besoin de viande, car il est important de se nourrir.

— Évidemment, ajouta Wilkins. Voyons ! nous allons organiser une battue. Mais sachez bien que ces maudits kangarous sont très fins, et qu’il sera bien difficile de les aborder.

— Essayons toutefois, » fit Arthur.

Au même instant les jeunes gens, s’armant d’arcs, de flèches et d’épieux s’en allèrent au-devant, suivis par Baldabella, qui avait trouvé une massue et savait admirablement s’en servir. Wilkins, qui s’était chargé de diriger la chasse, fit placer les jeunes gens sur une seule ligne, de façon à garder le pied de la montagne, car il affirmait que les kangarous cherchaient toujours à descendre lorsqu’ils étaient poursuivis ; leurs pattes de devant touchant rarement le sol, ils employaient celles de derrière pour faire d’immenses bonds, ce qu’ils n’eussent pas pu accomplir en courant à la montée.

À peine les gentils animaux eurent-ils aperçu les chasseurs, qu’ils s’élancèrent avec une rapidité telle, qu’il eût été impossible, à moins d’avoir souvent assisté à cette façon de courir, de croire que c’était en sautant qu’ils s’éloignaient ainsi. Quelques kangarous, affolés, cherchèrent à franchir la ligne des chasseurs, tandis que les autres fuyaient à gauche et à droite. Les flèches, les épieux, volaient deci, delà, et plus d’une pauvre bête disparut, emportant le morceau de bois pointu dans la blessure qui lui avait été faite.

Baldabella remporta la victoire à l’aide de son boomerang, autrement dit sa massue, qu’elle lança d’une main sûre dans la direction d’un énorme kangarou. La bête tomba lourdement, et Wilkins se hâta de l’achever d’un coup de couteau.

Arthur rappela alors les chasseurs et leur dit :

« Assez de boucherie comme cela ; ce riche butin suffira pour nous nourrir pendant plusieurs jours il ne faut donc plus tuer pour le plaisir de détruire. »

Tous les chasseurs convinrent de la justesse de ce raisonnement, et Wilkins, aidé de Jack, suspendant le kangarou par les pattes à une perche qu’ils placèrent sur leurs épaules, accompagnèrent les jeunes gens dans la direction de la route que l’on devait suivre.

On gravit et l’on descendit bon nombre de montagnes, et l’on parvint enfin, vers la tombée de la nuit, devant une grotte qui parut très propice pour passer la nuit.

Jenny Wilson se hâta d’allumer le feu pour faire la cuisine, qui consista en une certaine quantité d’excellentes tranches de venaison.

Le repas du soir terminé toute la troupe chercha un endroit favorable pour reposer, et le sommeil ne tarda pas à fermer toutes les paupières de ces braves cœurs qui n’oubliaient jamais de se recommander à Dieu

« Debout ! debout ! Arthur, s’écria Hugues, dès que le jour parut. J’aperçois la passe que nous allons suivre à travers les montagnes. Je propose de la nommer le chemin d’Erin. »