Restons chez nous !/Chapitre XXXIII

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 231-237).

XXXIII



IL est doux de constater que dans nos campagnes canadiennes, toutes les traditions, même dans ce qu’elles ont d’originairement superstitieux, se conservent toujours fortement imprégnées de l’esprit catholique. Comme au temps de nos bons ancêtres la foi reste vivace, dans le cœur du petit enfant qui pleure toute une nuit parce qu’on n’a pas voulu l’amener à la messe de minuit et qui se console quand on lui dit que le petit Jésus viendra le trouver, par la cheminée, comme dans celui du vieillard qui, au coin du feu, dévidera, des journées entières, son chapelet à gros grains de bois… Dieu merci ! on enseigne encore le catéchisme dans nos écoles où le crucifix de plâtre reste toujours à la place d’honneur, fixé au mur, au-dessus de la tribune de l’instituteur. Chez nous, le paysan lève son chapeau en passant devant l’église ou devant une croix, le long de la route, en croisant un enterrement ; il se signe à un grand coup de tonnerre ou aux fulgurations d’un éclair ; il dit son benedicite avant et après chaque repas. En dépit de toutes les lois qui cherchent à séparer l’autel de la tombe l’ombre des clochers de nos églises paroissiales s’allonge toujours, à midi, par delà le cimetière qui dort à côté… Nous n’avons pas encore vu d’enlèvements de croix, d’interdictions de processions, d’expulsions de sœurs, de violations de tombes, de pillages d’églises et de sacristies… Les cloches parlent encore de Dieu à tous les environs, et, chaque jour, le prêtre passe dans les demeures, visitant les vieux, bénissant les malades, caressant les petits enfants… Et les croix, les grandes croix noires, en bois, en plâtre ou en pierre, plantées partout dans les campagnes, le long des routes, au bord des lacs et des rivières, sur les collines ou dans les champs, les croix restent debout, au milieu de leurs enclos de palissades, toujours vénérées, toujours saluées, toujours pieusement entretenues…

…Oh ! qu’elle est étrange, dans nos campagnes, cette persistance à croire en un Dieu supplicié et à sans cesse élever des bras suppliants vers les siens, miséricordieux ! Tout ce qu’on dit contre cette croix, même dans notre pays si catholique, tout ce qu’on crie contre la doctrine austère qui découle avec le sang de Celui qu’on a cloué dessus !… Et elle reste debout quand même et toujours, au-dessus des misérables discussions humaines, au-dessus des haines, au-dessus des blasphèmes : étendant toujours ses bras sanglants, parlant toujours le même langage divinement miséricordieux… joie, espoir et consolation des uns ; hélas ! aussi, effroi, terreur perpétuelle des autres !…

Oui, les calvaires sont encore debout dans nos campagnes ; toujours ils étendent leurs grands bras sous l’ombre savoureuse des arbres et dans le frémissement des champs rayonnants des chaleurs d’été, ou, en hiver, dans le calme des plaines immaculées ou sous les poudreries aveuglantes de la tourmente qui passe…

Au bord de la route où il y a trois ans, un dimanche d’octobre, notre malheureux Paul, avait rencontré son curé et lui avait annoncé son départ, se dresse un de ces calvaires que la piété des fidèles de cette partie de la paroisse, avait élevé, dans les premières années de la fondation du village, pour implorer la miséricorde de Dieu pendant une saison où la récolte avait complètement manqué. Autour de la croix, une jolie palissade avait été construite et, à la base, il y avait une petite niche, creusée dans le bois, recouverte d’une vitre et dans laquelle on avait placé une petite madone en plâtre. À partir du mois de mai jusqu’au mois de novembre, croix et statue étaient constamment entourées de pots de fleurs, de verdure et de bouquets fraîchement cueillis ; les premières roses sauvages du mois de mai et les premiers brins de lilas s’épanouissaient aux pieds du Christ et de la Vierge et les premières neiges, souvent, venaient recouvrir les derniers boutons de géranium qui achevaient de se flétrir sous les morsures du froid… Aux beaux soirs de mai, tous les gens du rang, après le souper, se donnaient rendez-vous au pied de la croix ; et là, les jeunes gens et les jeunes filles chantaient des cantiques à Marie :

L’ombre s’étend sur la terre,
Vois tes enfants de retour
À tes pieds, auguste Mère,
Pour t’offrir la fin du jour…

Puis, dans la paix silencieuse de la campagne assoupie, le plus ancien, d’une voix chevrotante, faisait monter au ciel les prières et les supplications du soir qu’accompagnaient, en timides trémolos, sur les arbres voisins, les petites voix déjà ensommeillées des oiseaux…

…C’est un beau soir de mi-juillet. Il fait si calme que de là-bas, du côté du village, on entend les eaux de la baie ruisseler avec un doux sanglotement sur la grève pierreuse. Le crépuscule tombe, lentement, en nappes grises, du haut des arbres aux teintes bistrées où la brise, très légère, met de légers froissements de soie et fait courir d’imperceptibles chuchotements. Une odeur pénétrante d’herbes aromatiques, de fleurs et de foin coupé monte de la terre qui fume comme un encensoir ; et cette senteur porte en elle une griserie qui s’insuffle dans les veines et fait vibrer les nerfs de toute la force de sa volupté. Exceptée la chanson murmurante de la baie, excepté le travail sourd des insectes et les pépiements de plus en plus faibles des oiseaux, pas un bruit dans l’espace ; la pureté d’une grande bénédiction tombe sur la nature qui s’endort. Oh ! l’impalpable joie qui palpite dans le ciel et sur la terre à la tombée d’une nuit d’été… Pourquoi faut-il que la douleur s’y mêle ?…

Aux pieds du calvaire de la route, deux femmes, une vieille et une jeune, sont prosternées ce soir, abîmées dans une douleur indicible, les épaules secouées de convulsifs sanglots, les joues ruisselantes de larmes brûlantes qu’elles laissent tomber, chaudes, abondantes, à croire qu’elles couleront toujours.

C’est la mère de Paul et Jeanne, sa fiancée. Tout à l’heure, pendant que toutes deux, avec le père, prenaient l’air sur le seuil de la maison, en parlant du cher absent, elles avaient vu monter le curé, l’air soucieux, et, tout de suite, elles avaient compris.

C’est fini ? demandèrent-elles, d’une voix brisée, quand le curé fut arrivé.

Le père, lui, ne parla pas… Et le prêtre, sans rien dire, fit signe qu’en effet c’était fini… que c’était la mort. Puis, après ce silence, après les premiers sanglots, il dit :

— Du courage, de la résignation, de l’espérance, braves amis… il est mort en bon chrétien et sa dernière pensée a été pour vous.

Il leur lut ensuite une longue lettre, arrivée le matin, et dans laquelle la supérieure de l’hôpital où Paul était mort, racontait les détails les plus minimes sur la fin du jeune homme, fin toute chrétienne et remplie des plus douces espérances. Puis, ce pénible devoir accompli et après quelques douces paroles douées de cette vertu consolatrice du ministre de Dieu, le prêtre s’éloigna discrètement, sentant qu’il était mieux de laisser cette malheureuse famille épancher en paix sa douleur…

Et maintenant, elles étaient là, les deux femmes, au pied de la croix, demandant au milieu de leurs sanglots, force et consolation à la source même de toute force et de toute consolation… Mon Dieu ! mon Dieu ! c’était donc vrai, l’absent, Paul, l’enfant chéri, le fiancé attendu, n’était plus ; c’en était fini de lui et jamais plus il ne reviendrait… Le faible espoir qu’on avait toujours conservé de le voir revenir un jour s’était pour jamais évanoui !… Ah ! ce baiser que toutes deux lui avaient donné, en ce triste matin d’hiver, quand il était parti dans la voiture du père, c’était donc le baiser de l’éternel adieu !… « Ô Vierge, aux multiples douleurs ! ayez pitié de nous, donnez-nous la résignation, vous qui êtes seule, en ce moment, capable de comprendre notre amour, de comprendre nos peines qui furent les vôtres, vous dont le cœur a été, toute la vie, si cruellement transpercé du glaive des plus indicibles angoisses ! »

Lentement la nuit avait noyé toutes les choses dans ses ombres, comme pour ne plus laisser trace de vie ailleurs qu’au profond mystérieux de ces deux âmes endolories… Quand les deux femmes se levèrent pour retourner à la maison, l’étoile du Berger piquait son clou de diamant dans le ciel assombri ; puis, une trainée d’argent apparut à l’horizon et la lune apporta le sourire de sa lumière laiteuse à l’agonie des douceurs crépusculaires…

Et, à la maison, dans la grande cuisine, toute pleine d’obscurité que commence à percer un rayon de lune qui entre par la porte ouverte, le père, qui n’a pas encore dit un mot depuis l’affreuse nouvelle, pleure silencieusement de ces larmes de vieillard, qui sont comme la sève de la vie qui s’en va…

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