Restons chez nous !/Épilogue

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 239-243).

ÉPILOGUE



UN clair matin de fin de septembre : c’est l’exorde d’un beau jour de prime automne, un de ces jours si limpides, si trompeurs dans leur joie ensoleillée. Le soleil vient de surgir là-bas, du côté des Laurentides… et des caresses de lumières courent sur la prairie, des feux rougeâtres embrasent le champ de chaume, où les arbres de la forêt qui le bordent, allongent de grandes ombres jusqu’à la ferme, blanche et coquette, qui se dresse au bord de la route descendant au village… Cette ferme, qui a si bon air au milieu des champs éblouissants des rayons du soleil du matin, c’est l’ancienne ferme de Jacques Pelletier ; c’est celle qu’il avait bâtie, il y a quinze ans, avec son fils et les voisins. Elle appartient à un autre, un nouvel arrivant dans la paroisse, qui a une nombreuse famille, à en juger par les quatre bambins joufflus et à tête hirsute qui, ce matin, s’amusent déjà, dans la cour, à se lancer du sable à pleines mains…

Jacques Pelletier, resté seul, a jugé qu’il ne pouvait plus cultiver sa terre, et il l’a vendue. Tôt ou tard, il fallait bien, d’ailleurs, que cette chose triste arrivât puisqu’il n’avait plus de fils… En vendant sa ferme, Jacques Pelletier terminait sa belle vie de colon et d’agriculteur. Son rêve, son beau rêve de défricher, de défricher toujours, d’ouvrir des terres, d’ensemencer, de récolter sans cesse, ce beau rêve n’était plus : Paul l’avait emporté avec lui, là-bas, dans la tombe.

Et maintenant lui et la fidèle compagne de sa vie, habitent, au village, près de l’église, une maisonnette de pauvre apparence, mais dont le jardin presque luxueux, qui l’entoure, avec ses fleurs, ses fruits et ses légumes de bonne venue, lui donnent l’aspect d’une villa de campagne, tout en révélant les goûts persistants d’agriculteurs obstinés de ceux qui l’habitent.

Durant les tristes après-midi d’hiver ou par les soirs mélancoliques des courts étés, Jacques Pelletier, en fumant sa pipe, aime à savourer avec une étrange persistance, la volupté de se griser des souvenirs de sa vie de colon, de ressusciter chacune des heureuses minutes passées, d’en appeler et d’en caresser tous les détails, comme un avare son trésor. Le Passé ! son dur passé de défricheur, c’est, en effet, son trésor, à lui : un trésor de souvenirs qui l’enivrent et l’enfièvrent ; — ou bien il refait pour la millième fois le compte de ses espérances trompées… Et la mère, elle, passe le temps auprès de la fenêtre qui donne sur l’église, et quand à la tombée des soirs, elle entend un bruit à la porte, elle tressaille, laisse tomber son tricot sur ses genoux, et croit que son Paul, son bien-aimé Paul, va entrer dans la cuisine, les regards pleins d’amour pour elle et va venir l’embrasser. Mais s’apercevant de son erreur, elle reprend son tricot, courbe la tête et sent en elle un grand vide — comme la maison après le cercueil parti…

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C’est toujours le même matin de fin de septembre — si limpide, si trompeur dans sa joie ensoleillée… Elle a dix-neuf ans et s’appelle Jeanne. Après avoir traversé le jardin, en cueillant au passage un géranium qu’elle jette aussitôt avec toute l’insouciance d’un enfant, elle franchit la barrière, et, légère, ses deux seaux suspendus à ses bras, s’élance à travers la prairie en chantant à tue-tête :

Un Canadien errant,
Banni de ses foyers,
Parcourait en pleurant
Les pays étrangers…

puis, elle arrive à la lisière du bois où paît un troupeau de huit vaches, belles et grasses, qui
la regardent venir de leurs gros yeux mélancoliques…

Il y a trois ans de cela.

Maintenant, elle a vingt-deux ans ; et s’appelle Sœur Saint-Paul de la Croix… C’est à l’Hôtel-Dieu Saint Vallier de Chicoutimi, qui venait de se fonder et pour lequel, chaque année, on recrutait des jeunes filles, jusque dans les campagnes. Jeanne y est entrée, malgré les larmes de son père et de sa mère. Elle en avait assez de l’amour terrestre qui, pour elle, était allé s’enterrer dans une tombe, bien loin… et elle a regardé plus haut ; puis, s’est mise à l’abri, dans un cadre virginal, dans une douce atmosphère où règne la paix, la bonne paix, que rien ne peut troubler.

Oui, Jeanne est maintenant la sœur de ces âmes aux ailes blanches, aux apparitions mystiques, qu’un même élan de foi, d’espérance et d’amour, emporte vers les rivages de l’éternité, qui volent et planent entre le ciel et la terre, dans la lumière sublime, libres, et d’un coup d’aile s’élèvent au-dessus des misérables désirs de ce monde… qui passent à l’écart, sous le voile virginal, les yeux levés au ciel, chantant les louanges de Dieu et tenant dans leurs mains une croix entourée de lis…

…Et le jeune homme qui, toujours en ce matin, si trompeur de fin de septembre, rêvait mélancoliquement à l’une des fenêtres de la ferme, que l’on vient de vendre, et où nous venons de voir quatre bambins joufflus et à la tête hirsute s’amuser à se lancer du sable à pleines mains… ce jeune homme rêveur dort maintenant le sommeil éternel dans un coin perdu du cimetière d’un hôpital catholique de la métropole américaine. Au-dessus du léger renflement de terre qui indique sa tombe, il y a une petite croix de bois noir avec, dessus, une inscription en blanc :

PAUL PELLETIER,
Canadien
25 ans.

C’est tout.

Elle est bien seule, la tombe du petit Canadien, au milieu de milliers d’autres, étrangères toutes. Elle est seule !… Mais c’est le vœu de celui qui y est enfermé qu’elle reste seule longtemps, longtemps. Le pauvre enfant a bien souffert, les trois dernières années de sa vie, et, devant la mort, où tout égoïsme capitule, son dernier vœu a été de faire servir, en exemple à ses jeunes compatriotes et ses souffrances et ses misères d’exil, et il a désiré dormir seul, éternellement, sous la terre maudite de l’exil et de l’esclavage…

Et, en retour des prières et du souvenir qu’il demande de lui envoyer par delà les espaces, il nous crie, d’en dessous son tertre, et comme s’il était encore ici, il nous crie, tristement : « RESTONS CHEZ NOUS ! ».