Restons chez nous !/Chapitre VIII

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 63-70).

VIII



ET alors, Paul, lui aussi, brusqua la réponse ; son audace se réveilla soudain devant l’assurance et la franchise de son curé ; il se décida enfin à avouer, à faire sortir ce qu’il gardait depuis si longtemps dans son esprit. D’ailleurs, il fallait bien qu’il parlât un jour ; autant le faire tout de suite. Il répondit donc, presque heureux de déverser tout ce qu’il avait sur le cœur.

— On ne vous a pas trompé, monsieur le curé, je dois partir, en effet, et je suis bien décidé, dès le commencement de janvier, après les Fêtes, je prendrai la route des États-Unis… Voyez-vous, monsieur le curé, c’est plus fort que moi ; je m’ennuie ici, c’est bien triste à dire, allez, je n’aime pas la terre non plus, j’en suis même dégoûté et je n’y saurais rien faire de bon… Tout m’ennuie vraiment ; cette monotonie dans le travail, cette lenteur à avancer, à faire son chemin, ce train-train d’une vie que l’on passe à peiner, cette routine, enfin, d’un travail sans joie, sans amusement, sans distraction, je ne puis plus supporter cela… La routine, ici, on a bien droit de nous en accuser, nous autres paysans !… Et puis, voulez-vous que je vous le dise, monsieur le curé, j’ai vingt-et-un ans et, cette soumission quasi instinctive à des parents, qui sont bien bons pour moi, mais qui représentent l’autorité que je ne puis plus souffrir, cette soumission, dis-je, me pèse, et il me tarde d’essayer mes ailes, d’être livré à moi-même, enfin, de prendre les moyens qu’il me plaira et que j’aimerai pour gagner ma vie, pour avancer un peu, pour sortir d’une condition que nous faisons obscure volontairement…

— Ah ! ah ! ah !… mais sais-tu bien, mon cher enfant, que tu ferais un superbe révolutionnaire et que tu pourrais en remontrer à un Jacobin ; mais parlons sérieusement…

Le prêtre vit bien tout de suite, qu’il n’y avait rien à faire avec Paul, bel et bien résolu de partir ; mais il voulait profiter de l’occasion au moins pour dire, lui aussi, ce qu’il avait depuis longtemps sur son cœur d’apôtre et de patriote ; et il poursuivit :

— Tu déplores ta position obscure, tu te plains de la monotonie du travail auquel tu es astreint, de la soumission à l’esprit de tes parents, et tu crois que tout cela va te condamner à la routine, t’endormir dans l’ignorance et te fermer les routes du progrès… Mon Dieu ! d’abord, cette routine, que tu crains, est-elle vraiment un mal, ici, à la campagne ; et ce progrès, vers lequel tu aspires, est-il vraiment un bien ?… Car, enfin, pour ce qui est du progrès, s’il est vrai qu’il comporte avec lui ses avantages, es-tu bien sûr que la somme des bénéfices que tu pourras en recueillir va surpasser en valeur et en nombre la somme des dommages ? Tu en parles à ton aise, du progrès. Prends-y garde !… Souvent, dans sa course triomphale, il écrase une pauvre chose, un pauvre rien ; et ce pauvre rien, et cette pauvre chose nous manquent si bien quelquefois que nous cherchons en vain à les remplacer… Et puis, la réflexion et l’expérience te font défaut, mon enfant, et tu ne peux concevoir qu’entre cette routine et la fièvre des nouveautés il peut y avoir de la place pour de l’avancement normal et modéré… Tu aurais assurément tort de croire que la vie que mènent tes parents et tes voisins n’admet aucune progression raisonnable. Non, il est loin d’en être ainsi ; si tu avais plus d’expérience, moins de préjugés, tu saurais que sa vraie valeur réside même en ce fait qu’elle est juste assez large pour accueillir, sans se briser, les institutions nouvelles, et en même temps, assez rigide pour demeurer ferme aux innovations excentriques. Ici, quand un changement s’impose, on l’adopte ; ça ne suffit donc pas ?… Cette routine, comme tu appelles ça, est plutôt de la modération, quelque chose qui tient le milieu entre l’esprit rétrograde et l’esprit révolutionnaire… En un mot, Paul, on se tient un peu sur le frein : c’est de la réserve ; et, ma foi, il est bon quelquefois que tous nos paysans ensemble, par un bon coup de barre, règlent l’élan de notre barque sociale, quand tant de pauvres fous menacent de la chavirer et battent bien trop fiévreusement cette mer ardente du progrès… Tu te plains aussi de ta soumission à des parents qui peuvent donner leur vie pour toi ; mais, là-bas, aux États-Unis, ne vas-tu pas te faire volontairement l’esclave soumis et dévoué de maîtres tyranniques !…

— Je vous demande pardon, monsieur le curé, mais vous voyez tout en noir… Ici, tout est rose, au contraire, tout, et il n’y a que des princes : là-bas des esclaves, des parias…

— Oui, et j’ai bien raison, mon pauvre enfant, de dire cela : mon âge et quelques voyages que j’ai faits me le permettent d’ailleurs… Ce que j’en ai vu arriver, moi, de ces pauvres désenchantés, émigrés dans la grande république américaine… Séduits par de perfides mirages, ils n’ont pu retrouver, une fois rendus, la patrie qu’ils venaient de quitter… Oui, que j’en ai vu partir, de ma paroisse même, de ces malheureuses familles, de ces pauvres pères chargés d’enfants !… Ici, leur grande famille était une bénédiction ; là-bas elle est un fardeau, car, là-bas, chaque enfant qui naît à l’ouvrier ajoute une inquiétude à sa vie inquiète ;… ici, c’est une aide de plus, car plus il y aura de bras, plus la terre s’agrandira. Là-bas, les santés s’étiolent et le salaire de pauvre ouvrier passe au médecin : ici, grâce à la vivifiante nature qui l’entoure, il est fort, vigoureux et beau d’une santé rayonnante… Ah ! l’horrible fléau de l’immigration, qui ne fait qu’éparpiller les forces de notre nationalité et les mettre les plus souvent au service d’intérêts hostiles à notre race et à ses plus légitimes aspirations… Je t’en prie, ne va pas condamner ainsi, à cause d’un caprice, cette belle vie du paysan et donner la préférence à celle que tant de nos malheureux compatriotes mènent aux États-Unis ;… Tu le sais bien, amour du foyer natal, respect aux traditions sacrées, existence sans fièvre, tout cela réside ici… Tu n’aimes pas cela, toi, c’est que tu n’as encore rien observé de cette belle vie. Au lieu de te porter, pour ainsi dire, dans son objet lui-même pour surprendre jusqu’à ses moindres effets avec les entours, tu as détaché un fait, tu l’isoles et l’élèves à la hauteur de ton regard ; cela fait que tu ne juges plus qu’à ton propre point de vue… Mais je prêche un roc, et, toutes ces doléances ne t’arrêteront pas si ta résolution est bien prise ; ne va pas t’étonner cependant de ce sombre tableau que je te fais de notre immigration ; je suis apôtre et aussi, je crois avoir, hélas ! l’expérience nécessaire pour le faire… Dans un voyage que je fis aux États-Unis, il y a quelques années, j’en ai tant vu de ces pauvres victimes de l’immigration, que je dois m’y connaître sur ce sujet ; j’en ai tant murmuré de ces paroles d’encouragement à des âmes abattues, et je me suis efforcé si souvent de ranimer en de pauvres cœurs le feu de l’espérance dont il ne restait plus que quelques étincelles…

— Mais on peut toujours revenir, monsieur le curé ; et comme je le disais à Jeanne dernièrement, je ne pars que pour deux ou trois ans, tout au plus ; juste le temps de me gagner quelque bonne petite fortune qui me rendra heureux, au retour, et me permettra d’aider mes parents…

— En admettant, oui, que tu aies la chance de ton côté, tu reviendras… Tu as l’ambition d’un cœur noble et je souhaite bien voir réaliser ton rêve… Tu reviendras, soit ; mais aimeras-tu plus la terre à ton retour ? Comment peux-tu espérer qu’au retour d’un monde où tu auras laissé le meilleur de ta vie, tu te prennes d’un beau zèle pour une carrière, une société où tu n’auras rien mis de ta jeune âme ? Dans toute la force de ton âge, tu te donnes à l’étranger… Tu reviendras, Paul, mais ce « vécu » de jeunesse à l’étranger ne s’oublie pas ; entends-moi bien ; même ton enfance, même ton adolescence mêlées et comme pétries dans ces champs, dans toutes ces mille petites choses de rien que tu as aimées, ne te feront pas oublier le court séjour que tu auras fait à l’étranger dans les conditions d’esprit où tu te trouves aujourd’hui. Tu reviendras, dis-tu ?…

Ils devaient revenir aussi ceux que j’ai vus partir ; ceux de même que j’ai consolés là-bas, quelques-uns dorment sous un tertre ignoré ; d’autres oubliant, en quelques années, tout ce qu’ils avaient laissé, entraînés par le courant fatal qui fait disparaître jusqu’aux liens les plus intimes et les plus sacrés de la famille et de l’amitié, n’ont jamais plus donné de leurs nouvelles. Bien peu, en somme, sont venus mourir sur le sol de l’ancien village… Le rêve qu’ils avaient fait comme toi, en partant, n’était qu’une pauvre illusion qui mourut bien vite et qu’on a ensevelie dans le coin de la terre qu’ils quittaient…

Le bon abbé, tout ému par ses propres paroles et sachant qu’elles ne produiraient aucun effet sur Paul, lui demanda :

— Et quand comptes-tu partir ?

— Aussitôt que mes préparatifs seront terminés, répondit le jeune homme ; ce sera probablement après les Fêtes.

— Après les Fêtes, répéta le vieux curé ; ah ! si ces cérémonies si belles dans nos campagnes croyantes ; si les réunions si touchantes dans leur franche intimité auxquelles ces fêtes donnent lieu, pouvaient, plus heureuses que nous, te détourner de ton funeste projet, sois sûr, mon cher enfant, que ton vieux curé ne serait pas le dernier à se réjouir… Au moins viendras-tu me faire une visite avant de partir ?

Paul le promit et ils se séparèrent.