Restons chez nous !/Chapitre III

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 25-32).

III



DEUX siècles durant, le « Royaume du Saguenay », comme on appelait autrefois toute cette immense région qui forme aujourd’hui les magnifiques comtés de Chicoutimi, Saguenay et Lac St-Jean, avait été comme un livre fermé pour les populations canadiennes habitant les rives du Saint-Laurent… C’est qu’en ce temps-là, on se figurait le pays comme on se figure de nos jours les solitudes glacées du Labrador ; dans les grands centres, on s’imaginait les habitants du Saguenay pour le moins comme des êtres étranges, à part ; et si un Québecquois ou un Montréalais avait le courage d’entreprendre le voyage du Lac St-Jean ou du Saguenay, c’était presque un héros ; il s’en fallait peu qu’on ne le félicitât, à son retour, d’avoir eu la chance d’échapper à de nombreux dangers et de revenir d’un si lointain et si redoutable pays.

On avait peut-être raison.

Car il n’y a pas encore bien longtemps, tout ce magnifique pays n’était qu’une contrée sauvage, couverte de mystérieuses forêts où, presque seuls, parmi les blancs, les missionnaires avaient osé pénétrer… Un pays de légendes que l’on se racontait avec terreur, le soir, à la veillée.

Alors, on appelait le beau Saguenay, le « Fleuve de la Mort »… C’était une sombre rivière qui coulait dans un gouffre profond, taillé en pleines montagnes, au milieu de fantastiques rochers. Les premiers voyageurs blancs que Champlain y avait envoyés, la remontèrent avec des frémissements et une sorte d’épouvante. Et l’âme de nos superstitieux sauvages, accoutumés pourtant à ces délires de la nature, mais qui s’effrayaient souvent d’une roche, d’un arbre de forme un peu bizarre, s’emplit d’une soudaine terreur à la vue de ces entassements informes, de ces chaos immobilisés et de ces gigantesques crevasses. Ils sentirent sans doute passer la mort au-dessus de leur tête et se recommandèrent au manitou des voyageurs…

Certes il n’en est plus ainsi du « Fleuve de la Mort », du Saguenay, “the far famed Saguenay”, que le touriste, de bien loin, vient contempler aujourd’hui.

Autrefois on se racontait avec effroi les sombres et sublimes beautés de la rivière sans pareille ; aujourd’hui, on vante à l’envie les belles paroisses sises sur ses bords, ses champs de blé ondulant à la brise et ses puissantes industries qui ont fait et font encore la richesse de ses habitants…

C’est que tout a bien changé dans ces contrées depuis cette année 1837 où arriva, en ces forêts, un découvreur, disons un fondateur ; un de ces hommes qu’attire invinciblement l’attrait de l’inconnu, pourvu qu’ils y trouvent de glorieuses difficultés à vaincre et du bien à faire à leur patrie.

Cet homme entreprenant et courageux se nommait Alexis Tremblay, dit Picoté, et venait de la Malbaie. Il arrivait au Saguenay dans l’intention d’explorer et d’exploiter les magnifiques forêts de pins qui devaient être la première moisson offerte aux défricheurs de ce pays.

Il ne nous appartient pas de faire, ici, l’histoire des premières années de la région du Saguenay. Disons que Tremblay, après son exploration, revint à la Malbaie et forma une société de 21 actionnaires que l’on appela la « Société des 21 ». Tous, en hommes courageux, quittèrent ensuite leur paroisse pour les forêts saguenayennes où ils devaient s’établir, vivre et mourir. Ajoutons que pendant plusieurs années, ils firent ce qu’on appelait la « Pinière », puis, qu’ayant vendu leurs droits et leurs actions à de riches capitalistes anglais, ils se livrèrent exclusivement à la culture et firent de la colonisation. Tant et si bien que, dix ans après, deux belles paroisses, Saint-Alexis de la Grande-Baie et St-Alphonse de Bagotville, furent canoniquement érigées sur les bords de la Baie des Ha ! Ha !…

Chaque année, la population de ces deux paroisses s’augmentait de quelques nouveaux colons qui, abandonnant le sol appauvri des vieilles paroisses, venaient ici s’acheter un lot en bois debout et commençaient la fondation des belles fermes que nous voyons aujourd’hui.

Elle contient précisément une de ces familles de hardis pionniers, cette charrette qui cahote et s’avance péniblement, un beau jour de printemps, sur la méchante route de Saint-Urbain. Cette famille se compose du père, de la mère et d’un grand jeune homme… Nous les avons reconnus : ce sont Jacques Pelletier, sa femme et Paul. Ils sont partis, la veille au matin, de la Malbaie et comptent arriver le soir dans le joli village de Bagotville où ils doivent prendre un lot, à une couple de milles plus loin…

A-t-il ressenti une minute de regret, Jacques Pelletier, en quittant pour toujours les rivages de la Malbaie et en perdant de vue le clocher de sa paroisse natale ? Nous ferions injure à son patriotisme solide et éclairé en répondant négativement.

Cela remue toujours un peu le cœur de quitter, sans espoir de retour, les vieilles demeures où l’on est né, où l’on a vécu : vieilles bicoques souvent que l’on se passe de génération en génération. Pauvres vieilles habitations, elles s’enrichissent pourtant à mesure des souvenirs des familles qui y ont passé ! Elles vivent, vieillissent avec leurs habitants. Souvent on y change une aile, on ajoute une fenêtre, un étage quelquefois. À ces embellissements s’ajoute la mémoire de leur auteur. Dans les débuts, cette maison était peut-être incommode et de pauvre mine ; elle l’est encore aujourd’hui, n’importe : c’est la maison de la famille, le toit paternel, la « vieille maison » ou plutôt, la « maison de nos gens », comme on l’appelle chez nous… Souvent, de nos jours, ces vieilles maisons paraissent dépaysées en face du spectacle de procédés nouveaux et de nouvelles modes de construction qui passent devant leur vieux visage ; mais elles sont d’un temps, à la campagne surtout, où chaque famille habitait une maison qui était « sa maison »… Aussi bien, dans cette vie simple et sans fièvre du paysan, tout semble participer à l’immutabilité de la vieille maison. Les meubles eux-mêmes ne se renouvellent pas tous les ans ; on tient autant comme souvenir que par économie à conserver les anciens… vieux témoins des misères et des joies du passé…

Oui, Jacques Pelletier et sa famille eurent une larme, amère même, pour tant de si chers et si vieux souvenirs, et, un moment, ils se sentirent tout tristes à la pensée qu’ils ne les verraient plus jamais…

De plus, ils savent bien quels dangers ils courent pour l’avenir : ils n’ignorent pas les privations et les fatigues de toutes sortes auxquelles ils vont être exposés ; ils pressentent déjà les serrements de cœur de l’ennui et de l’isolement au fond de la forêt saguenayenne, loin des voisins peut-être. Mais cette perspective, peu souriante pourtant, les séduit et les attire davantage… ils voient leurs travaux bientôt récompensés ; et dans le mirage enchanteur de leurs vœux les plus ardents et de leurs plus chères espérances, ils saluent déjà avec allégresse une jolie ferme, semblable à celle qu’ils viennent de quitter.

L’avenir leur donna bien vite raison…

Ne nous attardons pas à suivre toutes les luttes, à compter toutes les sueurs de l’ancien paroissien de la Malbaie aux prises avec le coin de la forêt qu’il avait acheté à son arrivée, dans la paroisse de Bagotville, et qui devait être plus tard « sa terre ».

Dieu lui est témoin qu’il avait tapé dur pour l’ouvrir, cette terre…

En arrivant, l’indispensable « log house » avait été construit à l’aide des voisins ; puis, armés d’une bonne hache, Jacques et Paul, s’étaient attaqués à la forêt… À la solitude primitive avait succédé la fiévreuse activité du déboisement. En peu d’années, ils firent le désert autour d’eux… Les bois silencieux reculaient et donnaient la place à des champs verdoyants. Pendant cinq ans, les arbres tombèrent, tombèrent : … on domptait la nature, on subjuguait les éléments, on aplanissait les obstacles ; puis, à mesure, on ensemençait, on transformait, on embellissait…

Bientôt le temps de l’humble « log house » est passé et son œuvre est faite… Le moment est arrivé où il n’est plus nécessaire et on l’abandonne, le pauvre témoin des premières luttes, des efforts héroïques. Il est immédiatement remplacé par une maison meilleure, régulièrement construite, avec des chambres, une cuisine, de bonnes fenêtres et même quelques ornements…

Bref ! dix ans après, c’est la petite ferme blanche et coquette, que nous avons vue au bord de la route, au commencement de ce récit, et à l’une des fenêtres de laquelle rêvassait, un beau matin de fin de septembre, un grand jeune homme pâle et triste.