Restons chez nous !/Chapitre IV

J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 33-38).

IV



CAR il rêve encore, Paul, le grand jeune homme de la fenêtre… Et que voit-il en ses rêves ?… Est-ce la vieille Malbaie, si pittoresque, si harmonieuse parfois en ses contrastes ; est-ce l’ancienne « maison de chez nous », que le feu a si cruellement ravagée, il y a dix ans, et qui doit être rebâtie maintenant ?… Ressemble-t-elle à l’autre ; au moins, lui a-t-on redonné cette couleur blanche qui la faisait si proprette, si gaie ?… Sont-ce encore les longs corridors du séminaire qu’il a arpentés si souvent, ces grandes salles nues où il s’est si follement ennuyé ?… Oh ! que tout cela est loin, que tout cela est bien loin ! Et comment se le rappellerait-il ?

Aussi, ce ne sont ni les corridors du séminaire, ni ses salles froides ; ni la « maison de nos gens », ni même la vieille Malbaie que Paul voit passer en ses rêves obsédants…

Non, ce sont plutôt de grandes routes poudreuses, qu’il parcourt, allègre et joyeux, puis, au bout, des villes bruyantes et grouillantes, aux mille et mille clochers, aux toits éclatants ; des villes avec leurs bruits d’enfer, avec leurs faubourgs dangereux, leurs quartiers qui nous rendent muets d’admiration, leurs boulevards bordés d’arbres et de restaurants somptueux, leurs ruelles même, où l’on doit voir tant de choses curieuses et drôles ; et il se sentait emporté à toute vitesse, vers ces inconnus… La mer aussi, la vraie mer, tenait une bonne place dans les rêves fous de Paul. Alors qu’au collège, il lisait les « Aventures de la mer », n’avait-il pas rêvé de la traverser, cette grande fascinatrice ?… Pourquoi pas, une fois parti ; qui pouvait l’arrêter ?… Et c’était alors, dans sa pauvre imagination en délire, des visions folles de pays lointains que baignent des mers étranges… La splendeur même de l’automne, dans son village des Laurentides, lui parlait de contrées mornes et lumineuses, de villes orientales, de plages inconnues, déserts de sables dorés…

Pauvre Paul ! ces germes de rêve, déposés au fond de son âme dès l’ombre originelle, puis, développés ensuite au début de sa vie, par une instruction première, même inégale et incomplète, persistaient, croissaient en étendue et en profondeur, malgré le milieu dépressif, malgré les ambiances simples et sans fièvre et tenaient une place cachée, prépondérante, dans l’homme aventureux qu’il allait, qu’il voulait devenir…

Il fallait qu’ils fussent bien domptés les deux grands bœufs roux que Paul conduisait d’une main si lâche, tandis que son esprit était si loin, si loin ; autrement, l’ouvrage aurait été à recommencer, assurément…

Visions douces et terribles à la fois, elles le suivent partout, le hantent sans cesse ; c’est une obsession, troublante, mais pleine de charmes pour lui. Le malheureux, au lieu de chasser, comme autant de mauvaises pensées, ces idées vagues d’inconnu qui troublent son bonheur, il les appelle, les fait naître. Aussi, elles le tiennent et ne le lâcheront plus…

La journée est close et le travail est fini ; c’est le soir, et la nature se voile doucement d’un agreste mystère : les ombres s’étendent, elles croissent, et descendent des collines en longs sillons… Autrefois, à cette époque des labours d’automne, à la tombée de ces nuits tristes d’octobre, Paul, appuyé sur le dos de ses compagnons de travail, regardait derrière lui l’ouvrage accompli, puis il s’en retournait joyeux, en chantant… aujourd’hui, il pousse un soupir de soulagement, quand il sent que la corvée est enfin terminée.


On rentre sous le toit… Aux vives et pétillantes ardeurs des brindilles qui flamboient, la lumière, incertaine, s’épand dans le foyer, tandis que le fond du logis est dans l’ombre… La table est mise, la soupe fume et

Le pain doré sent bon comme la nappe blanche ;
tout le monde, excepté Paul, sourit au modeste banquet. Le contentement s’épanche à l’entour, partout, même au fond de l’étable, dans l’obscurité… il y a là de la paille froissée, un cliquetis de chaîne et le bruit mât d’un pied lourd sur le pavé humide : les deux grands bœufs prennent aussi le repas du soir…

Et quand le souper est fini, quand arrive l’heure des bonnes causeries en famille, Paul se retire près d’une fenêtre et continue ses rêves interrompus…

Longtemps alors il laisse son regard plonger dans les profondeurs du ciel étoilé et, bien souvent, réveillé en sursaut, comme au sortir d’un mauvais rêve, il est tout ému et encore tremblant des étranges merveilles qu’il entrevoyait sans cesse… Quels étaient donc ces mondes inconnus que ces rêves persistants amenaient ainsi devant lui ? Était-ce seulement une hallucination passagère ? Son imagination se faisait-elle la complice d’un mirage trompeur ? À certaines minutes il devenait soucieux ; et alors, son esprit, soudainement électrisé au contact de l’infini, acquérait-il tout-à-coup quelque nouvelle et mystérieuse puissance de divination ? entrevoyait-il quelques désillusions, quelques désespérances ?…

Pauvre Paul, pauvre enfant ; pendant que son cœur sans expérience se livre ainsi désarmé aux plus enivrantes sensations, il ne sait pas que son père, sous prétexte de fatigue, vient de quitter la pièce, triste, bien triste, et que sa mère, sa pauvre mère, pleure silencieusement en un coin, cachée dans l’ombre que découpe le foyer…

Comment se fait-il donc, hélas ! qu’à peine arrivés à l’âge de l’adolescence, nous ayons hâte de nous dégager des liens qui nous attachent au foyer domestique pour errer, souvent en bohèmes, au centre de quelque ville lointaine, où, inconnus et délaissés, nous ne tardons pas à déplorer et notre jeunesse qui s’en va et le bonheur que nous ne connaissons plus ?…

Ce n’est qu’après une expérience amère que nous reconnaissons enfin que les jours les plus heureux, les plus tranquilles de la vie avaient été passés sous la tutelle de notre mère, sous le doux regard de celle que la misère nous apprend enfin à aimer comme elle le mérite… Heureux est-on alors, si, après avoir goûté, comme le Dante, le « pain amer de l’étranger, » l’on peut retourner à la demeure paternelle, certains d’y retrouver encore l’amour et la tendresse que le cœur d’une mère et celui d’un père peuvent, seuls, renfermer…

Que c’est triste pourtant une vie où il n’entre aucune voix sympathique ; où nulle parole amie ne se fait entendre !… Et ce n’est souvent que dans la tristesse et dans le malheur, que nous levons le cœur vers celle qui nous a bercés dans l’enfance et que nous l’appelons pour nous venir en aide… C’est en ces moments-là surtout que nous voyons ses larmes et que nous entendons ses gémissements. En ces tristes instants, même lorsque nous sommes parvenus à l’âge d’homme, nous la voyons encore, celle qui fut notre mère, pendant les terribles nuits, alors que le vent secoue à l’emporter le logis, nous la voyons, penchée sur notre berceau ; nous nous rappelons que, réveillés en sursaut par les secousses de la rafale, nous l’avons bien souvent entrevue, aux pâles rayons de la lune, agenouillée et priant pour son pauvre petit gars qui, mon Dieu ! en ce temps-là, ne courait pas grand danger… Notre mère, oh ! notre meilleur et notre plus doux souvenir !…