Poésies de André LemoyneAlphonse Lemerre, éditeur1855-1870 (p. 219-221).

Requiem

 
À Alexandre Piedagnel.



I

Il était autrefois de hardis écumeurs
Labourant de la mer la grande solitude.
La récolte manquait souvent aux laboureurs,
La mer était avare, et la vie était rude.
Quand ils buvaient leur grog, le grog était gagné.

Ceux-là n’arrivaient pas à la décrépitude.
Ils n’avaient pas un cœur docile et résigné.

S’étant faits souverains pour ne pas être esclaves,
Ils ne mouraient pas vieux, mais ils mouraient en braves.

Quand ils avaient au plus cinq ou six ans régné,
Un beau jour de combat, ces coureurs d’aventure
Recevaient au flanc gauche une grande blessure
Qui rougissait la mer d’un flot de sang vermeil,
Tandis qu’eux rendaient l’âme aux clartés du soleil.

Ils expiraient vainqueurs, les jeunes rois des ondes ;
Au plus. brave ils donnaient couronne et gouvernail,
Puis s’en allaient dormir sous les vagues profondes,
Peut-être sur des bancs de perle et de corail.


II

Il était autrefois de béats personnages,
Qui, voisins de la mer, n’en quittaient pas le bord ;
S’endormant chaque soir à l’heure où l’oiseau dort,
Ils sommeillaient, bercés par le bruit des orages,
Entre quatre bons murs, faisant des rêves d’or.

Ils rêvaient aux débris que laissent les naufrages.
Au lever du soleil, ils couraient aux rivages,

Et là, de leurs deux mains, ramassaient leur trésor.

Leur vie était bien douce ; ils mouraient de vieillesse,
Léguant tout leur avoir à d’honorables fils
Qui leur faisaient chanter de beaux De Profundis,
Et payaient de grand cœur les cierges de la messe.

Et la myrrhe et l’encens répandaient leurs parfums…
La porte à deux battants d’un riche cimetière
Toute grande s’ouvrait aux opulents défunts,
Qui s’en allaient pourrir les planches de leur bière.


III

Il était autrefois de hardis écumeurs…
Il était autrefois de vieux thésauriseurs…
Aimez-vous mieux les uns, préférez-vous les autres ?
Paix aux morts ! Paix aux morts ! Ces temps sont loin des nôtres.