Renoncement (Lemoyne)

Poésies de André LemoyneAlphonse Lemerre, éditeur1855-1870 (p. 149-154).

Renoncement

 
À Jules Castagnary.



I

Quand pour elle a sonné le glas de la trentaine ;
Plus d’une femme rêve, après la nuit d’un bal,
À la solennité de ce chiffre brutal
Qui donne à sa jeunesse une date lointaine.

Un froid analyseur pourrait-il définir
Le supplice inconnu des arrière-pensées,
À cette heure suprême où les choses passées
D’une lueur étrange éclairent l’avenir ?


« Trente ans ! — se dit la femme en achevant le compte
Sur ses doigts effilés. — J’ai trente ans révolus…
Les plus riches feuillets de mon livre sont lus…
Comment finira-t-il ?… Est-ce un rêve ?… est-ce un conte ?

« Le plus beau de la vie est au commencement,
Répète à l’unisson la parole des sages ;
Je cherche dans la mienne où sont les beaux passages :
J’ai vécu… je ne sais ni pourquoi ni comment.

« Quand je verrais encor les cent ans qui vont suivre,
Si les soleils futurs, comme les vieux soleils,
Me ramènent des jours si constamment pareils,
Je finirai mon siècle en oubliant de vivre.

« À Paris, le théâtre et la danse l’hiver ;
Et toujours en été la même promenade :
J’ai pris plus de vingt fois les eaux d’Ems et de Bade,
Et fatigué ma vue à regarder la mer.

« Je sais de chaque église et la messe et le prône ;
Et, comme un laboureur son grain dans les sillons,
Comme un soleil de juin ses opulents rayons,
Les deux mains pleines d’or, j’ai fait pleuvoir l’aumône.


« Quand fumait l’encensoir des beaux enfants de chœur.
Les prêtres m’ont chanté leurs saintes litanies,
Et l’orgue m’a versé des torrents d’harmonies ;
Mais rien n’a pu combler l’abîme de mon cœur.

« J’ai passé l’âge heureux ou l’on voit tout en rose,
Et l’âge encor naïf où l’on voit tout en noir :
Sérieuse à présent, j’ai le malheur de voir
Partout la teinte grise, uniforme et morose.

« Ce bonheur idéal, cet amour tant rêvé
Qu’à l’ombre des couvents les pauvres jeunes filles
Aperçoivent de loin en regardant aux grilles,
Je l’avais cru possible… et ne l’ai pas trouvé…

« Depuis bientôt douze ans que je suis mariée,
Je savoure à pleins bords la coupe de l’ennui :
Frère d’Hier, Demain est frire d’Aujourd’hui…
Hélas ! la ligne droite est si peu variée !…

« Si j’essayais l’amour dont je n’ai pas goûté !
Si je laissais tomber mes pauvres ailes d’ange !…
Et si, comme un enfant qui dévore une orange,
J’assouvissais ma soif au fruit d’or enchanté !…


« Je n’aurais qu’à vouloir, — car je suis vraiment belle.
Pour éblouir l’essaim des papillons errants,
De mes grands yeux d’azur, astres indifférents,
Je n’aurais qu’à laisser jaillir une étincelle.

« Ah ! parfois, quand je pense à la fuite des jours,
Je porte presque envie aux folles créatures
Qui, voulant autrefois de l’or à leurs ceintures,
Suivaient le tourbillon des rapides amours.

« Même fin, après tout. — La femme au cœur fragile
Et la femme au cœur fort qui vécut chastement,
Côte à côte, aujourd’hui dorment également
Sous les grands cyprès noirs, dans leur fosse d’argile. »


II

Vous ne descendez plus, comme aux temps d’Israël,
Beaux anges pèlerins des légendes antiques ;
Repliant pour jamais vos deux ailes mystiques,
Vous avez disparu dans les hauteurs du ci

el.

Contre l’Esprit du mal qui pourra nous défendre
Dans ces rudes combats de l’austère devoir ?…
Est-ce une force humaine, un terrestre pouvoir ?…
Silence… En tressaillant, la femme vient d’entendre

Une voix, que d’abord elle écoute en songeant,
Comme un écho profond du cœur qui se réveille…
Mais la voix se rapproche… elle chante à l’oreille
Ainsi qu’un timbre pur de cristal ou d’argent :

C’est l’appel ingénu d’une petite fille
Qui descend du berceau, voyant qu’on l’oubliait…
Elle entrouvre la porte et, d’un air inquiet,
Pieds nus sur le tapis, demande qu’on l’habille.

La mère l’aperçoit, l’enferme dans ses bras,
L’étouffant de baisers dans ses chaudes étreintes ;
Et de son cœur déborde un flot de larmes saintes…
Son enfant la regarde et ne la comprend pas ;

Mais un sublime instinct lui dit qu’il faut se taire…
Dans ces pleurs convulsifs, dans ces baisers de feu,
Elle a senti passer quelque chose de Dieu,
Et, sans le pénétrer, devine un grand mystère…



Comme on voit lentement se relever les fleurs
Après l’orage, ainsi la femme se relève :
« Enfant, pardonne-moi ; je sors d’un mauvais rêve
Répond-elle tout bas, souriant dans ses pleurs.

Une divine paix rassérène son âme.
Le sacrifice est fait ; le grand combat fini.
La victime a pleuré dans son Gethsémani,
Mais la mère triomphe… elle a vaincu la femme.