Ecce Homo (Lemoyne)

Poésies de André LemoyneAlphonse Lemerre, éditeur1855-1870 (p. 157-159).
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Ecce Homo


 
À M. Ambroise Didot.



On rencontre parfois des hommes dans la vie ;
J’en ai vu quelques-uns dans notre âge de fer ;
Pas une haine au cœur, pas une ombre d’envie,
Et le monde ignorait ce qu’ils avaient souffert.

Un front vieilli trop jeune et des lèvres plissées
N’avaient pas enlaidi d’un faux sourire amer
Leur visage éclairé par de belles pensées,
Pures comme le ciel, grandes comme la mer.


Ils ne ressemblaient pas à d’ennuyeux stoïques,
Traîneurs de robe longue à larges plis bouffants.
C’étaient des gens naïfs, simplement héroïques,
Que les femmes aimaient et qu’aimaient les enfants.

Ils étaient aussi doux qu’un verset d’Évangile
Murmuré dans la nuit par un pauvre qui dort ;
Ils étaient aussi doux qu’un beau vers de Virgile ;
Ils parlaient aussi bien que saint Jean Bouche d’or-

Quand ils ouvraient leur main et leur âme loyale,
Leur front resplendissait d’une austère beauté.
Ils avaient dans la marche une aisance royale,
Souverains de la grâce et de la majesté.

Le froid ricanement des rhéteurs prosaïques
N’intimidait en rien leur pure et chaste foi.
C’étaient les hommes forts des vieux temps hébraïques
Sous le sayon du pâtre ou le manteau du roi.

Ils gardaient jusqu’au bout le courage du rôle.
De leurs yeux jaillissait un sublime rayon.
Ils ne portaient parfois qu’un haillon sur l’épaule,
Mais savaient noblement se draper du haillon.


Ils auraient eu chez eux tout l’or de l’Australie,
Qu’ils auraient tout donné du jour au lendemain :
De la miséricorde ils avaient la folie…
Et l’or, par tous les doigts, s’échappait de leur main.

Si, parfois, jalousant ces grands hommes tranquilles,
Les riches de la veille, à l’esprit indigent,
Les traitaient d’insensés, de rêveurs inutiles,
Ils avaient pour réponse un sourire indulgent.

Que, dans ses mauvais jours, grondât la multitude.
Ils offraient leur poitrine à qui voulait du sang…
Mais au regard du maître, à sa fière attitude,
Le peuple obéissait comme un chien caressant.

Ils mouraient oubliés dans un coin de la ville ;
Le corbillard du pauvre emportait le cercueil.
Ceux qu’ils avaient sauvés de la guerre civile
N’avaient pas seulement une larme dans l’œil.

Qu’importe ! ils s’en allaient où s’en vont tous les justes.
Des plus illustres morts la foule ouvrait ses rangs
Pour faire un digne accueil à ces défunts augustes…
Et chacun s’étonnait de les trouver si grands.