Renan, Taine, Michelet/Michelet éducateur

Calmann Lévy (p. 271-285).


APPENDICE I


MICHELET ÉDUCATEUR


Soit, comme professeur, soit comme écrivain, Michelet a donné toute sa vie à l’enseignement. Il n’a jamais voulu entrer dans la vie politique, et s’il a quitté la carrière du professorat, ç’a été par contrainte et avec déchirement de cœur. C’est à l’École normale que son enseignement fut le plus fécond ; ses ouvrages de cette période, l’Histoire romaine, les six premiers volumes de l’Histoire de France, sont les plus solides au point de vue de la science, les plus achevés au point de vue de la composition et du style, les plus riches en fortes pensées. Ses cours se composaient de vastes aperçus sur l’histoire universelle où il esquissait en traits rapides et vigoureux la physionomie de chaque civilisation et de chaque époque, et d’études de détail sur quelques points spéciaux, par lesquelles il initiait ses élèves aux recherches d’érudition et aux règles de la critique. Il joignait à ses leçons des conseils pratiques à ses élèves sur la manière dont ils devaient comprendre leur tâche de professeurs, et profiter de leur séjour dans les lycées de province pour y étudier, selon les ressources qu’offrirait leur résidence, soit les archives, soit l’histoire locale, soit l’archéologie, soit même les patois. Il prenait plaisir à connaître l’origine et le lieu de naissance des jeunes gens qu’il avait devant lui et en qui il voyait comme un abrégé de la France. Il se donnait tout entier à ses élèves, et à leur tour ses élèves ont eu sur lui une influence bienfaisante. « Ils m’ont rendu, dit-il, sans le savoir, un service immense. Si j’avais, comme historien, un mérite spécial qui me soutient à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement, qui pour moi fut l’amitié. Ces grands historiens ont été brillants, judicieux, profonds. Moi, j’ai aimé davantage. » — Il ajoute : « J’ai souffert davantage aussi. Les épreuves de mon enfance me sont toujours présentes, j’ai gardé l’impression du travail, d’une vie âpre et laborieuse, je suis resté peuple. » Cet amour de la jeunesse et cet amour du peuple, unis à l’amour de la France, ont été l’inspiration même de sa vie, et c’est pour cela qu’il a été essentiellement un éducateur. « Quelle est, dit-il, la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation. Et la troisième ? L’éducation. » S’il a écrit l’Histoire de France, c’est pour donner à la jeunesse et à la nation une conscience plus nette de la patrie, pour enseigner la patrie « comme dogme et principe, puis comme légende. » La patrie était en effet pour lui une religion, celle du dévouement et de la fraternité. Il se regardait comme le révélateur de l’âme de la France, « de son génie pacifique et vraiment humain. » -- « Que ce soit là ma part dans l’avenir d’avoir, non pas atteint, mais marqué le but de l’histoire… Thierry y voyait une narration et M. Guizot une analyse. Je l’ai nommée résurrection et ce nom lui restera. » Grâce en effet à une érudition solide et à une imagination d’une puissance et d’une fraîcheur incomparables, il a fait vraiment revivre la France du moyen âge, et surtout il a réussi par la force de sa sympathie à rendre la voix à ces masses populaires anonymes, à ces souffrants, ces persécutés, ces déshérités qui fout l’histoire et pour lesquels l’histoire est ingrate. Les deux points culminants de l’histoire de France étaient pour lui ce qu’il appelait ses deux rédemptions, Jeanne d’Arc et la Révolution. Il a consacré à l’une un volume qui est son chef-d’œuvre, et un des chefs-d’œuvre de la littérature française, à la seconde un ouvrage en sept volumes.

Il aborda l’histoire de la Révolution avec un sentiment d’enthousiasme mystique, vers 1845, peu après la mort de sa première femme : il s’y prépara dans une sorte de recueillement ascétique. Il prévoyait des révolutions politiques, peut-être des guerres européennes, il voulait rapprocher les classes, enseigner à la bourgeoisie l’amour du peuple, enseigner à tous « l’élan de 92, la gloire du jeune drapeau et la loi de l’équité divine, de la fraternité, que la France promulgua, écrivit de son sang. » Le Peuple, paru en 1846, fut la préface de l’Histoire de la Révolution, dont le premier volume est de 1847.

Composée dans cet esprit, cette histoire, qui repose pourtant sur des recherches très sérieuses et très neuves, a plutôt les allures d’une épopée, et de la prédication enflammée d’un apôtre.

Si à cette époque le côté lyrique, imaginatif et mystique de son talent prit un développement excessif, on doit l’attribuer en partie aux circonstances politiques, aux agitations religieuses et sociales qui ont précédé la Révolution de 1848, mais aussi au théâtre nouveau où son enseignement était transporté depuis 1838, au Collège de France. Là, avec ses collègues Quinet et Mickiewicz, il formait une sorte de triumvirat professoral ; entouré d’une jeunesse ardente, plus avide d’émotions que de science, pénétré de la gravité des temps, il se crut appelé à une sorte d’apostolat social et moral. Il en sortit des œuvres d’une rare éloquence, pleines d’aperçus ingénieux et profonds ; son génie ne perdit rien de son éclat et de sa puissance, mais la sérénité et l’équilibre de son esprit furent troublés. Les onze derniers volumes de son Histoire de France sont moins une histoire complète et suivie qu’une série d’aperçus tantôt brillants, tantôt profonds sur les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. De plus il s’était fait dans son esprit une réaction excessive contre le moyen âge, contre le catholicisme et contre la royauté, et l’on ne trouve pas dans ces derniers volumes, ni dans l’Histoire du XIXe siècle, ni dans la Sorcière, la même largeur de sympathie, la même équité qu’il avait montrées dans ses premières œuvres.

Les tristesses de l’histoire, les hontes de l’ancien régime devinrent pour lui comme un cauchemar qui s’ajoutait aux tristesses et aux hontes des premières années du second empire pour remplir son cœur d’amertume et noircir son imagination. Les études d’histoire naturelle furent pour lui un rafraîchissement et un cordial et il retrouva dans ses livres l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, l’équilibre qu’il avait perdu et le plein épanouissement de son génie. En même temps il ne perdait pas de vue la tâche d’éducateur qu’il s’était donnée. L’Amour et la Femme, malgré des crudités inutiles et des puérilités choquantes, sont des livres d’une haute inspiration, écrits pour montrer dans la famille et dans la femme la base de toute éducation et de toute société. Dans la Bible de l’Humanité il voulut extraire de toutes les religions, et surtout des civilisations antiques, les plus hautes idées de morale et de vertu, les exemples les plus propres à fortifier la conscience moderne, écrire un livre d’édification laïque ; malheureusement, les chapitres sur le judaïsme et le christianisme sont conçus dans un esprit hostile et injuste, et ne font pas ressortir ce que ces religions ont apporté au trésor commun des grandes idées et des grands sentiments de l’humanité. Enfin il a résumé dans Nos Fils ses idées pédagogiques, ses espérances et ses projets de réforme pour la France.

Il est très difficile de tirer des livres de Michelet une doctrine pédagogique précise, logique et aboutissant à des conclusions nettes. Il n’est ni un philosophe théoricien, ni un réformateur pratique ; il est un semeur et un excitateur d’idées, un prédicateur qui s’adresse au cœur et à l’imagination autant qu’à la raison. Il n’expose pas un système ; il exprime des aspirations, des désirs ; il ouvre des perspectives.

Le principe philosophique de toute sa pédagogie est l’idée de Rousseau, l’idée de la bonté foncière de la nature humaine. L’âme humaine naît innocente et contient en elle les éléments de tout développement intellectuel et moral. L’éducation ne doit pas être une contrainte, elle n’a pas pour objet de réprimer ou de châtier, mais de diriger l’homme dans ses voies normales, de le placer dans les conditions où il fera naturellement le bien ; l’instruction ne doit pas être une chose étrangère qu’on impose au cerveau de l’enfant, elle est le développement normal des énergies naturelles du cerveau, à qui on donne à mesure les aliments nécessaires à leur croissance. Aussi Michelet fait-il une critique sévère de l’enseignement des écoles catholiques, aussi bien des écoles des jansénistes que de celles des jésuites, qui partent toutes de l’idée de la chute, et il s’attache à faire connaître et à développer les théories de Coménius, de Rousseau, de Pestalozzi et de Frœbel. L’enthousiasme de Michelet pour ce dernier et pour son élève, madame de Marenholtz, ce qu’il a écrit sur eux dans Nos Fils, ce qu’il disait d’eux dans ses conversations, a beaucoup contribué à la popularité qui s’est attachée en France au système de Frœbel, souvent plus admiré que connu.

Si le point de départ de l’éducation est la bonté naturelle de l’homme, le but de l’éducation est de former l’homme pour l’action. Voltaire, Vico, Daniel de Foë ont proclamé au XVIIIe siècle ce principe que l’homme est fait pour l’action, se sauve par l’action. Optimisme et liberté, tels sont les deux idées fondamentales de la pédagogie de Michelet. Mais il faut que cette liberté soit dirigée, que cette action ait un objet. Cet objet, c’est la justice. L’ancien régime reposait sur l’idée de la grâce, de la faveur ; c’est aussi le fondement de l’éducation catholique. La Révolution a remplacé le principe de la grâce par celui de la justice, qui est identique à la fraternité. Optimisme et liberté sont les bases de l’éducation ; optimisme, liberté et justice sont les bases de la société.

L’éducation pour Michelet commence avant la naissance. Il veut que la mère se sanctifie pour ainsi dire pour l’enfant qu’elle va mettre au monde, et il insiste beaucoup sur les influences inconscientes, sur la prédestination physiologique qui se transmettent des parents aux enfants. L’harmonie dans la famille, des mœurs conjugales austères, le sentiment de la responsabilité chez les parents, sont les points de départ de toute éducation. Le père enseigne à l’enfant par son exemple le dévouement ; il lui parle de la justice et de la patrie ; la mère enseigne à l’enfant l’union du devoir et de l’amour, en lui apprenant à admirer son père.

Après ces premières impressions familiales viennent l’éducation physique, l’éducation morale, l’éducation intellectuelle.

Michelet insiste beaucoup sur l’éducation physique, sur les exercices du corps, sur la nécessité de laisser les forces de l’enfant se développer en toute liberté. Il y revient à plusieurs reprises dans ses écrits ; il exhorte surtout les habitants des villes à conduire leurs enfants soit sur les montagnes, soit au bord de la mer. Il appelle les bains de mer la vita nuova des nations.

L’éducation morale a essentiellement pour objet, aux yeux de Michelet, de développer l’amour de la nature et celui de la patrie. Il confond ces deux sentiments avec la religion elle-même. « Il faut dans cet enfant fonder l’homme, créer la vie du cœur. Dieu d’abord, révélé par la mère, dans l’amour et dans la nature. Dieu ensuite, révélé par le père dans la patrie vivante, dans son histoire héroïque, dans le sentiment de la France. » Il faut que l’enfant, aime les animaux, les plantes, tout ce qui a vie, qu’il aime la nature elle-même comme une mère invisible et présente ; qu’il aime la patrie comme une personne vivante, visible dans les grandes œuvres où s’est déposée la vie nationale. Michelet ne veut pas qu’on parle trop tôt à l’enfant de Dieu. Dieu ne doit apparaître à l’enfant que quand l’idée de justice est née, comme Dieu de justice. Le père loue en Dieu la Loi du monde, la mère le prie comme la Cause aimante. Bien que Michelet, en vertu même du rôle qu’il donne à la justice, fasse du devoir la base de la morale et incarne dans les parents l’idée du devoir, on voit dans toutes ses œuvres que l’idée mystique de la nature et de la patrie, considérées comme objet d’un culte, était au fond sa préoccupation dominante.

Quant à l’éducation intellectuelle, les deux points sur lesquels Michelet insiste le plus sont : 1° la nécessité de ne pas surcharger l’esprit des enfants, de ne pas les accabler par trop d’heures de travail. « La quantité du travail y fait bien moins qu’on ne croit ; les enfants n’en prennent jamais qu’un peu tous les jours ; c’est comme un vase dont l’entrée est étroite ; versez peu, versez beaucoup, il n’y entrera jamais beaucoup à la fois ; » 2° la nécessité de mettre de l’harmonie dans les facultés de l’enfant en n’en faisant pas une pure machine intellectuelle, en faisant des connaissances un tout organique. Pour la première éducation, il veut avec Frœbel développer le talent créateur de l’enfant, lui apprendre à s’approprier le monde et à associer ses idées par l’action ; puis avec Coménius, avec Pestalozzi, avec Frœbel, il recommande la méthode intuitive, qui met les choses avant les mots ; avec Pestalozzi, il voudrait associer le travail manuel au travail intellectuel, un enseignement qui réunît l’agriculture, le métier et l’école. Enfin, dans ses vues de réformes pour l’Université, dont il vante du reste les mérites solides et modestes, il demande qu’on rende l’enseignement plus simple et plus général, qu’on fasse comprendre les liens qui unissent les sciences, qu’on développe l’homme physique, qu’on mette en rapport le collège, les écoles industrielles, les écoles agricoles. Il est difficile de tirer des idées pratiques très claires des chapitres de Nos Fils qui traitent de ces derniers points, ainsi que de ceux qui sont consacrés aux écoles de droit et de médecine ; mais on peut dire en résumé que la conception de Michelet en matière d’éducation est l’éducation encyclopédique que Rabelais fait donner à Gargantua. Il veut une éducation qui songe au sujet, à l’homme, au lieu de ne songer qu’à un des objets de l’enseignement, à la science.

Les idées de Michelet sur l’éducation ne se bornent pas à l’enfance et à la jeunesse, elles, s’étendent à la nation entière, au peuple surtout qui, à tant d’égards, reste enfant et enfant négligé. Il voudrait que les jeunes gens de la bourgeoisie se fissent les apôtres de l’union entre les classes en s’occupant de l’instruction populaire, que les écoles, devenues écoles libres, dépendant seulement des communes, fussent à tous les degrés de l’enseignement accessibles à tous les jeunes gens sans distinction de fortune d’après le mérite seul ; enfin que la commune jouât dans la vie nationale un rôle beaucoup plus grand qu’aujourd’hui, que chacun consacrât à l’association communale le meilleur de ses forces. Il faisait à cet égard de beaux rêves. Il imaginait une société où l’enseignement serait la fonction de tous ou presque tous, « où l’on profiterait de l’élan du jeune homme, du recueillement du vieillard, de la flamme de l’un, de la lumière de l’autre ». Il désirait surtout que l’on créât des fêtes populaires, des fêtes nationales, même des fêtes internationales « qui dilatent le cœur », qui enseignent le patriotisme, la fraternité, des fêtes semblables à celles de la Grèce. Comme il avait été le premier à retrouver et à raconter ce qu’avaient été les fédérations en 1790, il gardait l’espoir de voir un jour jaillir du cœur des peuples des fêtes exerçant une action morale sur ceux qui y prendraient part. Théâtres, concerts, banquets, il voulait de grandes manifestations de la vie collective unissant les classes et les moralisant toutes. Il a tracé à la fin du Banquet un admirable programme de ces pia vota si différents de la réalité. Il demandait aussi que l’on fît pour le peuple des livres qui lui donnassent sous une forme très simple, mais élevée et belle, non enfantine, une nourriture intellectuelle solide et saine, des livres d’action, des bibles du travail (récits de voyages, biographies des grands inventeurs, etc.) des livres de morale, et surtout la Bible de la France. Lui-même avait écrit le Peuple et la Bible de l’humanité, mais il sentait que sa langue n’était pas accessible au peuple et il en souffrait.

Michelet a pourtant écrit une de ces Bibles populaires, c’est sa Jeanne d’Arc. Tous peuvent la lire et la comprendre. Les livres tels qu’il les désirait commencent à naître, et il aura contribué à leur éclosion. Si ce grand écrivain était trop original pour avoir à proprement parler des disciples, il aura exercé néanmoins une puissante et durable influence, dans la science, dans la politique, dans l’éducation, dans les mœurs publiques : il aura été un éducateur. Nul ne l’aura lu et goûté sans s’être senti plus pénétré de ses devoirs envers l’enfance, envers le peuple, envers la patrie, sans aimer davantage l’humanité et la justice.