Renan, Taine, Michelet/II. Les années de maitrise

Calmann Lévy (p. 91-132).


II


LES ANNÉES DE MAITRISE


À peine ses thèses déposées à la Sorbonne, Taine, « avec cette fertilité d’esprit et cette extrême facilité qui étaient jointes chez lui à une extraordinaire opiniâtreté dans le travail[1] », s’était mis à composer pour un concours de l’Académie française un Essai sur Tite-Live. Il faisait connaître une face nouvelle de sa précoce érudition ; il se montrait aussi versé dans l’histoire romaine, aussi familier avec Polybe, Denys d’Halicarnasse, Niebuhr, Beaufort, Montesquieu et Machiavel, que dans son La Fontaine il s’était montré versé dans l’histoire du XVIIe siècle et familier avec Saint-Simon et La Bruyère. Le 31 décembre 1853, son Tite-Live était déposé à l’Institut. M. Guizot fut chargé du rapport et recommanda chaleureusement son jeune ami aux suffrages de l’Académie. Mais ses conclusions rencontrèrent une vive résistance. On trouvait à reprendre dans l’Essai sur Tite-Live un ton trop peu respectueux à l’égard des grands hommes, trop de goût pour l’école historique moderne, pour Michelet en particulier et pour Niebuhr ; et surtout on ne pouvait admettre cette phrase sur Bossuet : « Il résumait l’histoire avec un grand sens et dans un grand style, mais pour un enfant et la parcourait à pas précipités »[2]. Ce pour un enfant fut le tarte à la crème de l’Académie. Après de vives discussions, le concours fut prorogé à l’année 1855. Taine corrigea les passages incriminés, supprima « pour un enfant » et fut couronné. Le rapport très élogieux de M. Villemain, tout en regrettant que le candidat n’eût pas été assez sensible aux mérites littéraires de Tite-Live, le félicitait de « ce noble et savant début » et souhaitait « de tels maîtres à la jeunesse des nos Écoles ». L’Académie, oublieuse de ses propres scrupules d’antan, trouvait piquant de protester discrètement contre les rigueurs de M. Fourtoul ; mais une surprise l’attendait. En 1856, l’Essai sur Tite-Live paraissait avec une préface d’une demi-page débutant par ces lignes : « L’homme, dit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l’automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. » L’Académie s’était réjouie de la docilité de son lauréat, et voilà qu’elle se trouvait avoir couronné, non un livre de critique littéraire, mais un traité de philosophie déterministe. Elle en éprouva, non sans raison, quelque dépit, et elle devait, dix ans plus tard, le faire sentir à l’auteur de l’Histoire de la Littérature anglaise.

Après avoir vécu pendant six ans dans une tension cérébrale continue, et fourni coup sur coup une telle succession d’efforts intellectuels, au commencement de 1854, Taine tomba épuisé. Il éprouva une de ces incapacités de travail dont il eut souvent à souffrir dans la suite, en particulier, en 1857 et en 1863. Il trouvait pourtant moyen d’utiliser ces périodes de repos obligatoire et de les faire servir au plan général d’études tracé en 1848. Tout d’abord il se faisait faire des lectures, et c’est ainsi qu’il s’occupa pour la première fois de la Révolution française en se faisant lire l’ouvrage de Buchez et Roux. Il y fut surtout frappé de la médiocrité intellectuelle des hommes les plus fameux de la période révolutionnaire et se dit qu’il y avait là un problème historique intéressant à étudier. Il acquérait des connaissances physiologiques en suivant des cours de médecine, en particulier d’anatomie et de médecine mentale, pour donner à ses recherches de psychologie une solide base scientifique. Grâce à son admirable mémoire et à l’habitude de classer immédiatement les faits et les idées, il complétait ainsi sans effort son instruction en écoutant des cours ou en causant avec son cousin, l’éminent aliéniste Baillarger, et avec son beau-frère. En 1854, il séjourna longtemps à Orsay, chez ce dernier, l’accompagnant dans ses visites médicales, et recueillant des observations sur la campagne et les paysans. Dans cette même année 1854 on l’envoya pour sa santé aux eaux des Pyrénées. M. Hachette, qui cherchait à attirer à lui les jeunes universitaires de talent, qui avait favorisé les débuts de deux camarades de Taine, Libert[3] et Paradol, qui avait recruté dans les récentes promotions de l’École normale toute une élite de collaborateurs pour sa Revue de l’Instruction publique[4], eut l’idée de lui demander d’écrire un Guide aux Pyrénées. Taine rapporta de son voyage un livre qui ne ressemblait guère à un guide, et qui était un mélange original de puissantes descriptions de nature, d’amusants croquis de mœurs rurales, d’observations satiriques sur la société des villes d’eaux, de souvenirs historiques racontés avec une verve pittoresque. De plus, sous le voyageur érudit, observateur et humoriste, on voyait partout percer le philosophe dont la forte pensée affleurait à chaque page comme la roche au milieu des gazons des vallées pyrénéennes, et qui cherchait dans le sol, la lumière, la végétation, les animaux et les hommes, la force unique dont l’univers entier n’est que la manifestation infiniment variée. Le volume parut en 1855 avec de charmantes illustrations de Gustave Doré.

Cette année 1854 est une date importante dans la vie de Taine. Le repos auquel il fut contraint, l’obligation de se mêler aux hommes, de se promener, de voyager, l’arrachèrent à sa vie claustrale et à son travail solitaire pour le mettre en contact plus direct avec la réalité. Sa méthode d’exposition philosophique s’était modifiée pendant cette année d’observation de la vie réelle. Au lieu du procédé déductif qui part du fait le plus général ou de l’idée la plus abstraite pour en suivre de degré en degré les conséquences et les réalisations concrètes, il procédera dorénavant en sens inverse et par induction ; il prendra la réalité pour point de départ et remontera par groupements successifs de faits jusqu’aux faits les plus généraux et aux idées directrices. Les conceptions a priori n’auront plus de place dans sa méthode que comme procédé d’investigation, au même titre que l’hypothèse dans les sciences. Rien de plus instructif à cet égard que la comparaison de sa thèse française avec le volume intitulé : La Fontaine et ses Fables, qui parut en 1860 et qui en est le remaniement. La théorie sur la Fable poétique qui formait en 1853 le premier chapitre devient en 1860 le dernier. Une introduction toute nouvelle sur l’esprit gaulois, le sol, la race, sur la personne et la vie de La Fontaine prend la place de cette théorie et est destinée à expliquer l’œuvre. Enfin, au lieu d’une conclusion abstraite et vague sur le beau, nous avons une conclusion très concrète et précise sur les circonstances historiques qui ont favorisé l’éclosion des divers génies poétiques. De même l’Essai sur les sensations sous sa première forme partait du moi, de [Grec : entelecheia] pour aboutir à l’impression sensible ; dans l’Intelligence, Taine partira des sensations les plus ordinaires pour s’élever par des généralisations de plus en plus étendues à la loi et à la cause, et enfin jusqu’au point où l’être même s’identifie avec l’idée. Avec sa méthode, son style se modifiait aussi. Sa thèse se ressentait encore des souvenirs de collège et d’école, des élégances apprêtées des devoirs de rhétorique ; il y avait encore dans l’Essai sur Tite-Live quelque chose de raide, de froid et d’abstrait. Avec le Voyage aux Pyrénées le style de Taine devient vivant et coloré ; son œil se montre extraordinairement sensible à toutes les apparences extérieures des choses ; il s’applique à les rendre dans tout leur relief, et il recouvre la logique de ses raisonnements d’un brillant manteau d’images. Ses carnets de notes, où autrefois tout était classé par idées abstraites, deviennent des recueils d’impressions visuelles, d’observations de caractères et de mœurs, rendues avec une intensité parfois excessive. Mais en même temps il est fidèle à ses habitudes d’ordre méthodique et de construction régulière. Son imagination est mise au service de sa logique et c’est par des procédés de développement oratoire qu’il cherche à donner du mouvement et de l’animation à ses classifications progressives. On reconnaîtra toujours en lui l’homme qui avait éprouvé ses premières sensations littéraires en lisant Guizot et Jouffroy, et qui eut un culte pour Macaulay. « Ma forme d’esprit, dit une note écrite le 18 février 1862, est française et latine ; classer les idées en files régulières, avec progression, à la façon des naturalistes, selon les règles des idéologues, bref oratoirement… Je me souviens fort bien qu’à dix où onze ans, chez ma grand’mère, je lisais avec intérêt une discussion de je ne sais plus qui sur le Paradis perdu. de Milton. C’était un critique du XVIIIe siècle, qui démontrait, réfutait en partant des principes. L’histoire de la civilisation de Guizot, les cours de Jouffroy m’ont donné la première grande sensation de plaisir littéraire, à cause des classifications progressives. Mon effort est d’atteindre l’essence, comme disent les Allemands, non de primesaut, mais par une grande route, unie, carrossable. Remplacer l’intuition (Insight), l’abstraction subite (Vernunft), par l’analyse oratoire ; mais cette route est dure à creuser. » Il est deux dons de l’artiste et de l’écrivain qu’il admirait par-dessus tous les autres et qu’il regretta toujours de ne pas posséder : l’art de raconter et celui de créer des personnages vivants et agissants. Il mettait au premier rang l’art du romancier. Il essaya même d’écrire un roman, mais s’arrêta au bout de quatre-vingt-dix pages, s’apercevant que son roman n’était que de l’analyse psychologique personnelle. Aussi disait-il avec une modestie excessive : « J’ai vu de trop près les vrais artistes, les têtes fécondes, capables d’enfanter des figures vivantes, pour admettre que j’en sois un[5]. »

En même temps que ce changement se produisait dans sa manière d’écrire et dans sa méthode d’exposition, sa vie même devenait moins concentrée et moins solitaire. Il s’était installé avec sa mère et sa sœur dans l’île Saint-Louis. Il avait retrouvé à Paris, Planat, Paradol, About qui revenait de Grèce plus exubérant de vie et plus étincelant d’esprit que jamais ; il faisait la connaissance de Renan et par Renan celle de Sainte-Beuve ; il entretenait des relations amicales avec M. E. Havet qui avait été trois mois son professeur à l’École normale, et qui lui témoignait le plus affectueux intérêt ; Gustave Doré et Planat l’avaient mis en relation avec des artistes ; il continuait ses études de médecine et de physiologie : il s’entretenait avec Franz Wœpke[6] de philologie et de mathématiques. Ceux qui l’ont connu pendant les années 1855-1856 nous le représentent comme plein de verve et de gaieté, recherchant, non le grand monde, mais la société de camarades intelligents, avec qui il pouvait causer, discuter librement comme autrefois dans la maison de la rue d’Ulm, se détendre après les heures de travail. Ces années 1855-1856 furent des années d’activité féconde et joyeuse où Taine sentait son talent s’affermir de jour en jour. Il débute le 1er février 1855 dans la presse périodique par un article sur La Bruyère donné à la Revue de l’Instruction publique. Il publie dans cette Revue dix-sept articles en 1855, vingt en 1856, sur les sujets les plus divers, passant de La Rochefoucauld à Washington et de Ménandre à Macaulay. Le 1er août 1855, il commence à la Revue des Deux Mondes, par un article sur Jean Reynaud, une collaboration qui devait continuer jusqu’à sa mort. Le 3 juillet 1856 paraissait son premier article au Journal des Débats, sur Saint-Simon, et à partir de 1857, il devint un des collaborateurs assidus de ce journal.

Un esprit aussi puissant et aussi constructif que celui de Taine ne pouvait se contenter de poursuivre, par une série d’études isolées, à travers les histoires et les littératures[7], la vérification de son système sur « la race, le moment, le milieu et la faculté maîtresse », système dont il avait fait la première application rigoureuse à Tite-Live. Il avait besoin de l’adapter à un vaste ensemble de faits, d’écrire un grand chapitre d’histoire littéraire qui serait en même temps un chapitre de l’histoire du cœur humain, un essai partiel de philosophie de l’histoire, ou pour parler son langage, d’anatomie et de physiologie historiques.

Dès le 17 janvier 1856, son Histoire de la Littérature anglaise est annoncée, et à partir de cette date, les articles qui paraissent coup sur coup en 1856 dans la Revue de l’Instruction publique, et depuis 1856 dans la Revue des Deux Mondes, nous montrent l’œuvre déjà construite tout entière dans son esprit, et son exécution poursuivie avec une régularité et une vigueur qui ne faiblissent pas un instant.

Mais avant de procéder à cette grande synthèse historique et philosophique, Taine avait à y préparer les esprits et à déblayer le terrain devant lui. Il avait un compte à régler avec l’éclectisme, qui mettait la rhétorique à la place de la science, et qui était à ses yeux la négation même de la philosophie, par cela même qu’il prétendait l’administrer et avoir seul le droit d’être enseigné[8]. Du 14 juin 1855 au 9 octobre 1856, il publia dans la Revue de l’Instruction publique une série d’articles sur les Philosophes français au XIXe siècle, articles qui parurent en volume au commencement de 1857. Sous une forme ironique jusqu’à l’irrévérence, mais aussi avec l’argumentation la plus vigoureuse et la plus pressante, il attaquait tous les principes sur lesquels reposait le spiritualisme classique. Il réhabilitait le sensualisme de Condillac en le complétant et en l’élargissant, et il terminait son livre par l’esquisse d’un système qui appliquait aux recherches psychologiques et même métaphysiques les méthodes des sciences exactes. Faut-il voir dans ce livre une œuvre de rancune contre la doctrine au nom de laquelle il avait été naguère condamné ? Il serait sans doute téméraire d’affirmer que ses déboires universitaires ne lui eussent pas laissé d’amers souvenirs ; mais il était incapable de céder consciemment à des ressentiments personnels. Il considérait sincèrement l’existence d’une doctrine philosophique officielle comme une atteinte à la liberté de penser, comme un obstacle à tout progrès spéculatif. S’il donna à ces attaques une forme parfois irrespectueuse, c’est que cette doctrine lui paraissait manquer souvent de sérieux. Comme il s’agissait moins de réfuter des idées que de détruire la tyrannie d’une école et qu’il voulait se faire entendre du grand public et surtout des jeunes gens, il employait la plus redoutable des armes, l’ironie, qu’il maniait, il faut le dire, à la façon d’une catapulte plutôt que d’une fronde. Enfin, il avait vingt-sept ans, il sentait sa jeunesse et sa force et il avait besoin de les dépenser. Les Philosophes français représentent, dans la vie de M. Taine, ses folies de jeunesse. Ce fut sa manière de jeter sa gourme.

Le succès du livre fut retentissant. Taine devint célèbre du jour au lendemain. Jusque-là les seuls articles importants qui eussent été consacrés à ses écrits étaient un article d’About sur le Voyage aux Pyrénées[9], un article de Paradol[10] et deux articles de Guillaume Guizot sur le Tite-Live[11] ; mais c’étaient des articles d’amis. Après les Philosophes français, les articles de Sainte-Beuve dans le Moniteur[12], de Planche dans la Revue des Deux Mondes[13], de Caro dans la Revue contemporaine[14], de Schérer dans la Bibliothèque universelle[15], nous prouvent qu’il est désormais au premier plan parmi les hommes de la nouvelle génération littéraire. Renan seul pouvait lui disputer la première place, et Caro les attaquait ensemble dans son article sur « l’Idée de Dieu dans une jeune école », article habile et éloquent, violent sous des formes courtoises, qui fut considéré comme la réponse de l’école éclectique, et fut reproduit tout entier dans le Journal général (officiel) de l’Instruction publique. Les critiques ne s’accordaient pas très bien dans leurs tentatives pour caractériser les doctrines de Taine. La presse religieuse, dans sa vieille haine contre M. Cousin, parlait du livre avec faveur ; Schérer faisait de lui un pur positiviste, Planche, un panthéiste spinoziste, Caro un matérialiste. Planche prétendait qu’il exposait en rhéteur ce que Spinoza avait exposé en géomètre ; Caro lui reprochait de revêtir des formules de Hegel le naturalisme de Diderot. Personne, sauf Cournault dans la Correspondance littéraire, ne paraît avoir bien saisi sa théorie sur l’identité de l’id-ée de cause et de l’idée de loi, ni compris que son système, loin d’être un mélange hybride de métaphysique allemande et d’idéologie française, était parfaitement cohérent, solidement construit et en partie nouveau. Tous d’ailleurs, à l’exception de Cournault, étaient d’accord pour le blâmer de vouloir appliquer des classifications, des méthodes et des formules scientifiques à la critique littéraire et à l’histoire, et pour condamner son système, tout en admirant son talent.

Taine avait une foi trop candide dans la puissance de la vérité pour aimer la polémique. Il croyait que le vrai doit triompher tôt ou tard par sa seule vertu, et que les polémiques, qui transforment les luttes de doctrines en querelles de personnes, ne font qu’obscurcir les questions. Il ne répondit aux objections que par des œuvres nouvelles. Il publia en 1858 un volume d'Essais de critique et d’histoire, en 1860 La Fontaine et ses Fables, et une deuxième édition légèrement adoucie des Philosophes '' français[16]. Il poursuivit sans défaillance l’achèvement de son grand ouvrage sur la littérature anglaise jusqu’à Byron, qui parut en trois volumes in-8o à la fin de 1863.

Taine avait raison d’avoir confiance dans l’avenir. Non seulement il avait porté à l’éclectisme des coups dont celui-ci devait demeurer à jamais meurtri, mais, en dépit de toutes les résistances, ses principes de critique et ses doctrines philosophiques pénétraient peu à peu dans tous les esprits. Modifiées sans doute et atténuées, mais toujours reconnaissables, elles ont fini par prendre place parmi les idées courantes du siècle, au même titre que les vues de Kant sur le caractère subjectif des notions premières de la raison, que la conception de l’éternel devenir de Hegel ou que la théorie des trois états de Comte. Aucun écrivain n’a exercé en France dans la seconde moitié de ce siècle une influence égale à la sienne ; partout, dans la philosophie, dans l’histoire, dans la critique, dans le roman, dans la poésie même, on retrouve la trace de cette influence.

À aucun moment elle ne fut plus marquée que dans les dix dernières années du second Empire. Taine était devenu presque un chef d’école ; les jeunes gens allaient lui demander des directions et des conseils ; il était obligé de laisser le monde usurper une petit part de son temps ; Sainte-Beuve, qu’il voyait régulièrement aux fameux dîners de quinzaine du restaurant Magny, avec Renan, Schérer, Nefftzer, Robin, Berthelot, Gautier, Flaubert, Saint-Victor, les Goncourt, l’avait présenté à la princesse Mathilde en qui il trouva une admiratrice intelligente et une amie dévouée. L’air et la liberté commençaient à rentrer dans l’Université en même temps que dans le gouvernement, et Taine pouvait espérer que l’enseignement public allait lui être rouvert. En 1862, il fut candidat à la chaire de littérature de l’École polytechnique, et si M. de Loménie lui fut préféré, il s’en fallut de peu qu’il ne réussît. L’année suivante, en mars 1863, sur la présentation de M. Duruy, ministre de l’instruction publique, le maréchal Randon, ministre de la guerre, le nomma examinateur (d’histoire et d’allemand) au concours d’admission à Saint-Cyr. Le 26 octobre de l’année suivante, il remplaçait Viollet-le-Duc comme professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à l’École des beaux-arts. Il était bien vengé des persécutions de 1851 et 1852.

Il avait cependant, à ce moment même, soulevé de nouvelles tempêtes et avait eu à subir de violentes attaques. La nomination de Renan au Collège de France et la candidature de Taine à l’École polytechnique avaient alarmé monseigneur Dupanloup. Il avait lancé, en 1863, un virulent Avertissement à la Jeunesse et aux Pères de famille, dirigé contre MM. Renan, Taine et Littré, auxquels il avait joint, bien gratuitement, l’inoffensif M. Maury. Cet avertissement était un appel peu déguisé de l’autorité ecclésiastique au bras séculier. Le bras séculier sévit en effet. Le cours de Renan fut suspendu et la nomination de Taine à Saint-Cyr, un instant rapportée, ne fut confirmée que sur l’intervention pressante de la princesse Mathilde. Au mois de décembre 1863, paraissait l'Histoire de la Littérature anglaise, précédée d’une introduction où se trouvait exposée, sans aucun ménagement pour les idées reçues, une philosophie de l’histoire strictement déterministe. Taine présenta son ouvrage à l’Académie française pour le prix Bordin. En 1864 comme en 1854, il eut M. Guizot pour chaud défenseur ; mais cette fois l’hérésie n’était plus latente comme dans l’Essai sur Tite-Live, elle se faisait agressive ; elle était développée dans tout l’ouvrage et condensée dans l’introduction en corps de doctrine. M. de Falloux et monseigneur Dupanloup attaquèrent Taine avec violence ; Sainte-Beuve et Guizot le défendirent avec ardeur. Après trois séances de discussions passionnées, l’Académie décida que le prix ne pouvant être donné à M. Taine ne serait décerné à personne[17]. Cette décision sans précédents était le plus flatteur des hommages. Taine ne devait plus se soumettre aux suffrages de l’Académie que comme candidat, une première fois en 1874 où il échoua dans une triple élection contre MM. Mézières, Caro et Dumas, et deux fois en 1878 où, après avoir échoué en mai contre H. Martin, il fut enfin élu en novembre en remplacement de M. de Loménie, peu de temps après Renan. Entre la première et la troisième élection avaient paru les deux premiers volumes des Origines de la France contemporaine ; et, par un curieux revirement, il fut soutenu en 1878 par beaucoup de ceux qui l’avaient combattu en 1864 et 1874. Il apporta, dans l’accomplissement de ses devoirs académiques, la scrupuleuse conscience qu’il mettait à toutes choses, et il ne tarda pas à acquérir une réelle autorité dans cette compagnie à laquelle il avait inspiré une si longue défiance.

Les années 1864 à 1870 forment une période nouvelle et particulièrement heureuse dans la vie de Taine. Ce n’est plus le travail solitaire et claustral des années 1852 à 1854 ; ce n’est plus l’exubérance un peu batailleuse des années 1855 à 1864 ; c’est une activité calme, régulière et comme épanouie. Il aimait ses fonctions d’examinateur pour Saint-Cyr, non seulement parce que trois mois de travail assidu lui assuraient une situation matérielle qui, avec ses habitudes de vie simple, était presque la richesse, mais aussi parce que ses tournées en province lui permettaient de faire une enquête minutieuse sur la société française, département par département, interrogeant ses anciens camarades, faisant causer, suivant sa coutume, bourgeois, ouvriers et paysans. L’École des beaux-arts, où il devait professer vingt ans, de 1864 à 1883, avec une seule interruption en 1876-77[18], ne prenait également qu’une part très limitée de son temps. Il n’avait que douze leçons à donner par an et il avait borné son enseignement, réparti sur un cycle de cinq ans, aux exemples les plus caractéristiques à ses yeux, la Grèce, l’Italie et les Pays-Bas. L’Italie occupait à elle seule trois années, une année était donnée aux Pays-Bas et une à la Grèce. Il connaissait particulièrement bien l’Italie et songea même un instant à lui consacrer un ouvrage étendu. Il y fit plusieurs voyages et, par une heureuse coïncidence, l’année même où il fut nommé à l’École des beaux-arts, il y avait passé trois mois, de février à mai 1864, pour se reposer des fatigues causées par l’achèvement de sa Littérature anglaise. Mais ce voyage, qui lui fournit la matière des deux étincelants volumes publiés en articles dans la Revue des Deux Mondes, de décembre 1864 à mai 1866[19], ne fut guère un repos pour lui. Il passait ses journées dans les églises et dans les musées, lisait beaucoup, prenait des notes sans nombre, et allait le soir dans le monde, étudiant l’Italie moderne, sociale et politique, avec autant de soin qu’il étudiait l’Italie ancienne dans son histoire et ses monuments[20]. À peine installé dans sa chaire, il publiait coup sur coup la Philosophie de l’Art (1865), la Philosophie de l’Art en Italie (1866), l’Idéal dans l’Art (1867), la Philosophie de l’Art dans les Pays-Bas (1868), et la Philosophie de l’Art en Grèce (1869), petits écrits qui devaient être réunis plus tard (1880), en deux volumes, sous le titre de : Philosophie de l’Art. Ce titre était exact, car ces petits livres si vivants, si pleins de faits et d’images, ne sont pas autre chose que la démonstration, par des exemples tirés de l’histoire de l’art, des idées dont la Littérature anglaise avait donné la démonstration par des exemples tirés de l’histoire littéraire.

Il caractérise admirablement sa conception de l’histoire, dans une lettre à E. Havet du 29 avril 1864 :

« Je n’ai jamais prétendu qu’il y eût en histoire ni dans les sciences morales des théorèmes analogues à ceux de la géométrie[21]. L’histoire n’est pas une science analogue à la géométrie, mais à la physiologie et à la zoologie. De même qu’il y a des rapports fixes, mais non mesurables quantitativement, entre les organes et les fonctions d’un corps vivant, de même il y a des rapports précis, mais non susceptibles d’évaluations numériques, entre les groupes de faits qui composent la vie sociale et morale. J’ai dit cela expressément dans ma préface en distinguant entre les sciences exactes et les sciences inexactes, c’est-à-dire les sciences qui se groupent autour des mathématiques et les sciences qui se groupent autour de l’histoire, toutes deux opérant sur des quantités, mais les premières sur des quantités mesurables, les secondes sur des quantités non mesurables. La question se réduit donc à savoir si l’on peut établir des rapports précis non mesurables entre les groupes moraux, c’est-à-dire entre la religion, la philosophie, l’État social, etc., d’un siècle ou d’une nation. Ce sont ces rapports précis, ces relations générales nécessaires que j’appelle lois, avec Montesquieu ; c’est aussi le nom qu’on leur a donné en zoologie et en botanique. La préface expose le système de ces lois historiques, les connexions générales des grands événements, les causes de ces connexions, la classification de ces causes, bref, les conditions du développement et des transformations humaines… Vous citez mon parallèle entre la conception psychologique de Shakspeare et celle de nos classiques français, et vous dites que ce ne sont pas là des lois ; ce sont des types, et j’ai fait ce que font les zoologistes lorsque, prenant les poissons et les mammifères, par exemple, ils extraient de toute la classe et de ses innombrables espèces un type idéal, une forme abstraite commune à tous, persistant en tous, dont tous les traits sont liés, pour montrer ensuite comment le type unique, combiné avec les circonstances générales, doit produire les espèces. C’est là une construction scientifique semblable à la mienne. Je ne prétends pas plus qu’eux deviner, sans l’avoir vu et disséqué, un être vivant, mais j’essaie comme eux d’indiquer les types généraux sur lesquels sont bâtis les êtres vivants, et ma méthode de construction ou de reconstruction a la même portée en même temps que les mêmes limites.

« Je tiens à mon idée parce que je la crois vraie, et capable, si elle tombe plus tard en bonnes mains, de produire de bons fruits. Elle traîne par terre depuis Montesquieu ; je l’ai ramassée, voilà tout. »

Tout en publiant ses Nouveaux Essais de critique et d’histoire (1865), il se délassait du professorat et de ses travaux de longue haleine en réunissant, dans un cadre de fantaisie, les notes qu’il avait prises depuis dix ans sur Paris et la société française. Bien que la Vie parisienne, où la Vie et opinions de Thomas Graindorge parut de 1863 à 1865[22], fût loin d’être alors ce qu’elle est devenue depuis, on eut quelque peine à reconnaître l’auteur de la Littérature anglaise sous les traits du marchand de porcs de Chicago ; et, tout en admirant la verve de Graindorge et la profondeur philosophique de quelques-uns de ses traits satiriques, on fut bien aise de retrouver le vrai Taine dans le volume complémentaire de la Littérature anglaise, paru en 1867, et consacré à l’époque contemporaine.

Cette œuvre achevée, bien des projets s’agitaient dans son cerveau. Il traça le plan d’un livre sur les Lois de l’Histoire, puis d’un autre sur la Religion et la Société en France au XIXe siècle. Enfin, il se décida à donner au public le livre qu’il méditait et auquel il travaillait sans cesse depuis 1851, sa Théorie de l’Intelligence. Il s’y consacra tout entier en 1868 et 1869 et l’ouvrage parut en janvier 1870. C’est l’œuvre maîtresse de Taine par la force et l’originalité des idées, par la solidité de la construction, par la fermeté et l’austère beauté du style. Tous les travaux de psychologie qui ont été entrepris depuis lors sont tributaires de cet ouvrage magistral, que les découvertes ultérieures de la science n’ont fait que confirmer dans presque toutes ses parties. Ce livre était si bien le fruit naturel et lentement mûri de tout le développement intellectuel de Taine que sa composition, loin d’être une fatigue, fut une joie. Il en possédait toutes les parties tellement présentes à son esprit que la dernière copie fut écrite par lui sans brouillon sous les yeux et presque sans rature.

Pendant ces années, un grand changement était survenu dans la vie de Taine. Le 8 juin 1868, il avait épousé mademoiselle Denuelle, la fille d’un architecte de grand mérite. Je contreviendrais à la volonté maintes fois exprimée de M. Taine si je faisais ici autre chose que l’histoire de ses livres et de son esprit ; mais cette histoire serait-elle complète si je ne disais pas que dans l’existence nouvelle et plus large qui lui était faite, dans les affections qui s’ajoutaient sans rien leur retrancher à celles dont son cœur avait vécu jusque-là, dans la présence d’une femme capable et digne de s’associer à tous ses intérêts, et d’enfants qui ne lui ont apporté que de la joie et de la fierté, il a trouvé, avec un bonheur complet, les forces nécessaires pour accomplir la dernière et la plus fatigante partie de son œuvre. Il put organiser sa vie selon les exigences de son travail et de sa santé, renoncer entièrement aux obligations mondaines sans avoir à souffrir de la solitude, se faire le centre d’un cercle choisi de lettrés, de savants et d’artistes , passer de longs mois à la campagne sur les bords du lac d’Annecy, dans cette charmante propriété de Boringe qu’il acquit en 1874, où il trouvait, avec un renouveau de vigueur, le calme indispensable pour mettre en œuvre les matériaux accumulés à Paris pendant l’hiver, et où sa famille et ses amis jouissaient délicieusement, dans de longues et libres causeries, des trésors de son cœur et de son esprit, répandus sans compter avec une bonne grâce toujours souriante.

Ce bonheur domestique, ces joies intimes allaient lui être particulièrement nécessaires dans les jours troublés qui se préparaient pour la France et qui devaient lui imposer une tâche inattendue et accablante. Une fois sa psychologie théorique fixée dans le livre de l’Intelligence, il songeait, comme diversion à ce grand effort d’abstraction, à revenir aux choses concrètes et vivantes, en continuant les études de psychologie sociale, les observations de mœurs qui étaient à ses yeux la base même de la philosophie et de l’histoire. Il avait rapporté d’un long séjour en Angleterre, en 1858, des notes abondantes, qu’il devait publier en 1872 après les avoir complétées dans un second voyage en 1871. Graindorge est un ouvrage du même genre sous une forme humoristique. Ses voyages en France et en Italie lui avaient fourni des notes analogues qu’il comptait utiliser un jour. Il lui manquait la connaissance directe de l’Allemagne dont la transformation récente par la conquête prussienne lui paraissait mériter une étude. Il partit le 28 juin 1870 pour la visiter. Il avait déjà vu Francfort, Weimar, Leipsig, Dresde, quand son voyage fut subitement interrompu par un deuil de famille et par la déclaration de la guerre.

Son projet de livre sur l’Allemagne ne devait jamais être repris. Une œuvre nouvelle s’imposait à lui. À Tours, où il avait passé l’hiver de 1870-1874, il avait pu voir de près, dans les jours de crise révolutionnaire et de désarroi universel, les vices de la machine gouvernementale et les défaillances de l’esprit public. En se rendant pendant la Commune en Angleterre, où il avait été appelé pour faire des conférences à Oxford, il fut frappé de la puissance de ce pays aux fortes traditions historiques, en regard de la désorganisation du pays qui avait en 1789 fait table rase du passé pour reconstruire l’édifice politique et social d’après des vues de l’esprit. Il avait été bouleversé jusqu’au fond de l’âme par la guerre, par les conditions cruelles de la paix, par les atrocités de la Commune. Il sentait la nécessité pour tout Français, dans ce naufrage de la grandeur nationale, de travailler au salut de la France. Il publiait, le 9 octobre 1870, un admirable article sur l’Opinion en Allemagne et les conditions de la paix et, en 1874, une brochure pleine de sagesse sur le Suffrage universel et la manière de voter, où il exposait les avantages du suffrage à deux degrés. Il prit une part active et un intérêt passionné à la création de l’École des sciences politiques, fondée par son ami E. Boutmy, et dans laquelle il voyait un instrument puissant de relèvement social.

Les projets plus ou moins vagues qu’il avait naguère conçus de travaux sur la Révolution, sur les lois de l’histoire, sur la société et la religion en France, se représentaient à lui sous une forme nouvelle : expliquer par l’étude des révolutions survenues entre 1789 et 1804 l’état d’instabilité politique et de malaise social dont souffre la France et qui l’affaiblit graduellement.

Il allait avoir à appliquer à une grande période de l’histoire, les principes et la méthode qu’il avait déjà appliqués à la lit térature et à l’art ; mais il n’allait pas apporter, à cette tentative nouvelle, tout à fait le même esprit. Sans doute, il procédera toujours en philosophe et en savant ; il pensera toujours que faire de la science est la meilleure manière de faire de la politique ; mais ce ne sera plus de la science absolument désintéressée. Il ne pourra plus dire, comme autrefois, qu’il a fait deux parts de lui-même, et que l’homme qui écrit ne s’inquiète pas si l’on peut tirer de la vérité des effets utiles, ignore s’il est célibataire ou marié, s’il existe des Français ou non. L’homme qui écrit sera désormais un Français, marié, qui s’inquiète pour ses concitoyens et pour ses enfants des destinées de la patrie, et qui songe à lui être utile, en lui révélant les causes des maux dont elle est travaillée. Il ne sera plus un naturaliste qui décrit avec une curiosité également amusée des monstres ou des êtres normaux, les ravages des tempêtes ou le retour régulier des marées ; il sera un médecin au lit d’un malade, épiant les symptômes du mal, anxieux d’en diagnostiquer la nature et désireux de le guérir. Il est trop modeste pour s’imaginer qu’il possède le remède, mais il croit fermement que la science le découvrira. Pour lui, il sera satisfait s’il a contribué à éclairer le patient sur les causes de sa maladie :

« Mon livre, écrit-il à E. Havet, le 24 mars 1878, si j’ai assez de force et de santé pour l’achever, sera une consultation de médecin. Avant que le malade accepte la consultation du médecin, il faut beaucoup de temps ; il y aura des imprudences et des rechutes ; au préalable, il faut que les médecins, qui ne sont pas du même avis, se mettent d’accord. Mais je crois qu’ils finiront par s’y mettre, et les raisons de mon espérance sont celles-ci : on peut considérer la Révolution française comme la première application des sciences morales aux affaires humaines ; ces sciences, en 1785, étaient à peine ébauchées ; leur méthode était mauvaise ; elles procédaient a priori ; leurs solutions étaient bornées, précipitées, fausses. Combinées avec le fâcheux état des affaires publiques, elles ont produit la catastrophe de 1789 et la très imparfaite réorganisation de 1800. Mais, après une longue interruption et un véritable avortement, voici que ces sciences recommencent à fleurir ; elles ont changé complètement de méthode et se font a posteriori. En vertu de cette méthode, leurs solutions seront toutes différentes, bien plus pratiques. La notion qu’elles donneront de l’État sera neuve…--Insensiblement, l’opinion changera ; elle changera à propos de la Révolution française, de l’Empire, du suffrage universel direct, du rôle de l’aristocratie et des corps dans les sociétés humaines. Il est probable qu’au bout d’un siècle, une pareille opinion aura quelque influence, sur les Chambres, sur le Gouvernement. Voilà mon espérance ; j’apporte un caillou dans une ornière, mais dix mille charretées de cailloux bien posés et bien tassés finiront par faire une route… La reine légitime du monde et de l’avenir n’est pas ce qu’en 1789 on nommait la raison : c’est ce qu’en 1878 on nomme la science. »

Il disait dans la même lettre :

« J’ai écrit en conscience, après l’enquête la plus étendue et la plus minutieuse dont j’ai été capable. Avant d’écrire, j’inclinais à penser comme la majorité des Français, seulement mes opinions étaient une impression plus ou moins vague et non une foi. C’est l’étude des documents qui m’a rendu iconoclaste. Le point essentiel… ce sont les idées que nous nous faisons des principes de 89. À mes yeux, ce sont ceux du Contrat social, par conséquent ils sont faux et malfaisants… Rien de plus beau que les formules Liberté, Égalité ou, comme le dit Michelet, en un seul mot, Justice. Le cœur de tout homme qui n’est pas un sot ou un drôle est pour elles. Mais en elles-mêmes elles sont si vagues, qu’on ne peut les accepter sans savoir au préalable le sens qu’on y attache. Or, appliquées à l’organisation sociale, ces formules, en 1789, signifiaient une conception courte, grossière et pernicieuse de l’État. C’est sur ce point que j’ai insisté ; d’autant plus que la conception dure encore et que la structure de la France, telle qu’elle a été faite de 1800 à 1810, par le Consulat et l’Empire, n’a pas changé. Nous en souffrirons probablement encore pendant un siècle et peut-être davantage. Cette structure a fait de la France une puissance de second ordre ; nous lui devons nos révolutions et nos dictatures. »

Il faut toujours se rappeler, en lisant son grand ouvrage des Origines, dans quel esprit il l’a écrit, quel caractère et quel but il lui a assignés. Cela est nécessaire pour le bien comprendre, pour apprécier avec équité ce qui nous paraît au premier abord excessif, exclusif ou erroné. Si Taine, comme tous les médecins très consciencieux, fut disposé à s’exagérer la gravité du mal, il était, par contre, incapable de chercher à flatter les goûts du malade, et les divers partis politiques qui ont tour à tour vu en lui un allié ou un adversaire se sont également mépris sur ses intentions. La recherche de la popularité lui était aussi étrangère que la crainte du scandale. Son premier volume a indigné les admirateurs de l’ancien régime, les trois suivants ceux de la Révolution, les deux derniers ceux de l’Empire. Pour lui, il se sentait aussi incapable de donner un avis sur leurs querelles que Spinoza l’eût été de se prononcer entre les Arminiens et les Gomaristes[23]. Il était en dehors et au-dessus des partis ; il ne songeait qu’à la France et à la science.

Il s’était mis à sa tâche avec une conscience et une énergie que rien ne pouvait ébranler, ni les défaillances de sa santé, ni les fausses appréciations de la critique et du public. Depuis l’automne de 1871, les Origines de la France contemporaine prirent tout son temps et toutes ses pensées[24].

Il faisait lui-même l’énorme travail préparatoire de lecture et de dépouillement des textes manuscrits et imprimés ; les notes innombrables qui lui ont servi de matériaux ont toutes été prises de sa main. Il jugeait en outre nécessaire d’acquérir en législation, en droit administratif, en matière financière, la compétence d’un spécialiste. En 1884, il renonça à son enseignement de l’École des beaux-arts pour pouvoir se consacrer plus entièrement à sa tâche. Il a succombé avant de l’avoir achevée. Il tomba malade dans l’automne de 1892 et mourut le 5 mars 1893. Il lui restait à tracer le tableau de la famille et de la société françaises, dont il avait recueilli les éléments dès 1866, et à exposer le développement des sciences et de l’esprit scientifique au XIXe siècle. Ce dernier livre eût été comme sa confession de foi philosophique et la conclusion naturelle de l’ouvrage, car il y aurait indiqué les voies où la France devra un jour trouver la guérison de ses maux et la réparation de ses erreurs. Ses Origines terminées, il devait revenir à un projet déjà ancien et écrire un Traité de la volonté. Ce travail de pure psychologie eût été le couronnement de la dernière phase de son activité intellectuelle comme les Philosophes français en terminent la première et l’Intelligence la seconde. Son œuvre de littérateur et d’historien, qui a ses racines dans sa conception philosophique du monde et de l’homme, se serait ainsi trouvée encadrée entre trois ouvrages de philosophie, le premier consacré à la critique et à la négation, les deux autres à l’affirmation et à la reconstruction.

Il est à jamais déplorable que Taine n’ait pas pu donner à sa théorie de l'Intelligence son pendant et son complément naturel dans une théorie de la Volonté. Il eût été beau de voir le plus mystérieux des phénomènes psychiques expliqué et analysé par un homme dont la vie et l’activité tout entières ont été un miracle de volonté, et il aurait contribué à ramener sur le terrain solide de l’observation psychologique et de la science positive une génération qui semble parfois disposée à ne voir dans les conquêtes de la science que des domaines nouveaux ouverts à la rêverie.

Bien qu’elle soit demeurée inachevée, l’œuvre de Taine nous impose par sa grandeur, sa grandeur et son unité. L’Intelligence (1868-1870) en forme le centre et en donne la clef. Tous ses autres écrits n’en sont que des illustrations. De 1848 à 1853 il fixe pour lui-même sa méthode et son système ; de 1853 à 1858 il parcourt l’histoire et le monde pour chercher dans des cas particuliers (La Fontaine, Tite-Live, les Essais) des vérifications de cette méthode et de ce système ; de 1858 à 1868 il les applique à de larges généralisations littéraires et artistiques, de 1870 à 1893 à une vaste généralisation historique. Il y a peu d’exemples d’une pensée aussi fidèle à elle-même, aussi nettement formulée dès le début, aussi rigoureusement maintenue jusqu’au bout dans sa ligne inflexible à travers une accumulation incessante de faits, un jaillissement intarissable d’idées et d’images. De la première ébauche de sa thèse sur les sensations au dernier chapitre de ses Origines, Taine reste identique à lui-même, et la préface du Tite-Live, la conclusion des Philosophes français, l’Introduction à la Littérature anglaise, le livre de l’Intelligence, marquent les points de repère d’un système plutôt que les étapes d’une pensée qui évolue.

La conception que les penseurs se font de l’Univers n’est que l’image agrandie de leur propre personnalité intellectuelle. L’œuvre de Taine a été ce que l’Univers était pour lui : le rayonnement prodigieusement varié et merveilleusement coloré d’une pensée unique. Il n’est pas d’écrits qui, mieux que les siens, puissent servir à illustrer son système. Il faut ajouter, il est vrai, que dans les applications de détail il avait, avec les années, gagné en largeur de compréhension et en chaleur de sympathie, et que son intransigeance de logicien s’était assouplie depuis le temps où le M. Pierre des Philosophes français réduisait tout en chiffres. Dans sa Philosophie de l’art il mêlait un élément moral à l’appréciation esthétique en tenant compte du degré de bienfaisance de l’œuvre d’art, tandis qu’auparavant, dans la morale même, il ne tenait compte que du degré de perfection des types, du degré de généralité des actes. On trouve dans sa Littérature anglaise des pages sur la Réforme, dans ses Origines des pages sur le rôle social et moral du catholicisme, que sans doute il n’eut pas écrites en 1851 ou 1852. Mais le fond de sa pensée n’a point varié. Jusqu’à son dernier jour, Marc-Aurèle reste pour lui ce qu’il était en 1851, son catéchisme. Peu de temps avant de mourir il déclarait que si le champ des hypothèses métaphysiques et des possibilités infinies s’était élargi pour son esprit, il lui était toujours impossible d’admettre l’existence d’un Dieu personnel gouvernant arbitrairement le monde par des volontés particulières.

Taine a justifié par sa vie entière la justesse du jugement porté sur lui par M. Vacherot en 1850. Il a vécu pour penser. Il a servi ce qu’il a cru la vérité avec une fermeté indomptable, désintéressée et résignée. On peut trouver en lui des lacunes, on n’y trouvera pas une tache.

  1. Expression de Paradol dans un article de la Revue de l’Instruction publique (12 juin 1856) sur l’Essai sur Tite-Live.
  2. Lettre à Paradol du 3 juin 1854.
  3. Mort en 1857. M. Hachette avait publié de lui une Histoire de la Chevalerie, et fait composer par Paradol un Essai d’Histoire universelle.
  4. About, Paradol, Gréard, Sarcey, Villetard, Caro, Mézières, Assolant, Weiss, etc., etc.
  5. Lettre à Havet, 29 avril 1864.
  6. Après la mort de Wœpke en 1864 il lui rendit un émouvant hommage dans le Journal des Débats. Cet article est réimprimé dans les Nouveaux essais de critique et d’histoire.
  7. Les articles de Taine qui ne rentraient pas dans le plan des Philosophes français au XIXe siècle et dans l’Histoire de la littérature anglaise ont formé les deux volumes d’Essais de critique et d’histoire (1858), et de Nouveaux Essais de critique et d’histoire (1865). La première édition des Essais contient quelques articles sur des écrivains anglais contemporains qui ont été remplacés par d’autres dans l’édition de 1874, parce qu’ils avaient pris place en 1867 dans le dernier volume de la Littérature anglaise. Un volume de Derniers essais de critique et d’histoire a paru en 1894.
  8. Voyez, sur l’esprit dans lequel furent écrits les Philosophes français, la préface de la seconde édition, de 1860.
  9. Revue de l’Instr. publ., 29 mai 1856.
  10. Ibid, 12 juin 1856.
  11. Débats, 26 et 27 janvier 1857.
  12. 9 et 16 mars 1857.
  13. Le Panthéisme dans l’histoire, 1er avril 1857.
  14. L’Idée de Dieu dans une jeune école, 15 juin 1857.
  15. M. Taine et la critique scientifique, 1858. Réimprimé dans les Mélanges de critique religieuse sous le titre : M. Taine et la critique positiviste.
  16. Une troisième édition, plus profondément retouchée, parut en 1868, sous le titre : les Philosophes classiques du XIXe siècle en France.
  17. Le rapport de M. Villemain est curieux à relire. Il porte la trace de l’amusant embarras où se trouvait cet homme d’esprit. Tout en rendant hommage « à cet important travail d’érudition et d’esprit, œuvre inégale et forte d’un savant et d’un écrivain », M. Villemain déclarait qu’à cette œuvre « était attachée une erreur que le talent ne pouvait corriger et dont parfois il aggravait la portée. C’est la doctrine qui n’explique le monde, la pensée, le génie que par les forces vives de la nature… Toute opinion n’a pas le droit de se faire indifféremment accepter pour un honneur public. La liberté qu’on se donne… doit prévoir et tolérer la libre contradiction, et la libre contradiction peut refuser son suffrage à l’œuvre habile et brillante dont elle juge le principe erroné… Cette erreur, sans cesse et à tout propos reproduite, était trop inséparable du livre. Une redite aussi fréquente n’a pas semblé seulement un défaut de composition, et l’Académie, dans la négation de vérités nécessaires, a vu pour elle l’impossibilité de couronner le talent qui les méconnaît. Elle a décidé qu’on ne donnerait pas le prix cette année. »
  18. Il fit quelques leçons en 1871, avant et après la Commune. En 1877, il fut remplacé par M. G. Berger, qui fit un cours sur l’art français.
  19. Ils furent réunis en deux volumes in-8, cette même année 1866.
  20. Nous en avons la preuve dans une lettre à E. Havet, du 29 avril 1864.
    « Tout bourgeois, commerçant, rentier, tout homme qui est capable de lire un journal est pour l’unité de l’Italie et pour la monarchie constitutionnelle unitaire. Les Italiens ont un grand sens politique et il n’y a peut-être pas sur quinze un républicain. Aucune racine pour le socialisme et pour les idées niveleuses dans ce pays. Cela n’est pas dans le tempérament de la nation, et il y a une sorte de bonhomie générale, de familiarité ancienne entre les riches et les pauvres, entre les nobles et les roturiers, qui ne laisse aucun avenir à Mazzini et aux idées de 93. Je ne crois pas non plus au provincialisme. Ils sentent tous que, tant qu’ils ne seront pas une grande nation armée, ils seront, comme autrefois, à la merci de tout envahisseur. Une partie considérable de la noblesse, même dans les anciennes provinces papales, est constitutionnelle et libérale. Ce sont seulement quelques grands seigneurs arriérés, parents de tel ou tel cardinal, qui sont pour le pape. À Spolète, par exemple, on en compte deux. Seule, la grande noblesse de Rome, à l’exception de quatre familles, est papaline. Joignez à cela la majorité du clergé, la foule des protégés qui vivent par ces grandes familles, et dans les provinces, la majorité des paysans, sortes de sauvages énergiques, bien plus incultes que les nôtres. C’est de ce côté que se tournent tous les efforts de la bourgeoisie gouvernante. Ils comptent pour une recrue tout homme qui apprend à lire. C’est pourquoi ils établissent partout des écoles communales. Les Italiens s’instruisent très vite. On a établi par expérience qu’un Napolitain peut apprendre à lire et à écrire en trois mois, même lorsqu’il est adulte. Deux autres institutions fort puissantes agissent dans le même sens, la garde nationale et l’armée. L’homme du peuple y prend des idées d’honneur, des habitudes de propreté, une sorte d’éducation. J’oubliais de dire qu’ils comptent beaucoup, surtout à Naples, sur l’augmentation de la richesse publique. Dès que le paysan a quelque argent ou un peu de terre, il prend les idées d’un bourgeois. La plantation du coton, les grands travaux qui se font de toutes parts, l’élan nouveau de l’activité privée et publique, la vente des biens ecclésiastiques contribuent à ce grand changement. Si pendant dix ans encore la France empêche l’Autriche d’envahir l’Italie, ils comptent que le nombre des libéraux sera doublé et que la nation sera faite. Voilà ce que je crois avoir démêlé… en causant avec des gens de toute classe. »
  21. Il avait pourtant défini l’histoire « une géométrie vivante ».
  22. Graindorge fut publié en volume en 1868.
  23. Il écrivait à Havet, le 18 novembre 1885 : « Je n’ai pas d’opinions arrêtées sur le présent ; je cherche à m’en faire une ; mais probablement je n’en aurai jamais, parce que les documents, l’éducation, la préparation me manquent. J’entends une opinion scientifique ; pour ce qui est de mes impressions, j’en fais bon marché ; elles sont sans valeur, comme celles de tout particulier et de tout public. Mon but est d’être collaborateur dans un système de recherches qui, dans un demi-siècle, permettra aux hommes de bonne volonté autre chose que des impressions sentimentales ou égoïstes sur les affaires publiques de leur temps. C’est dans ce but que nous avons fondé l’École des sciences politiques. Visiblement une pareille méthode, qui est une sorte d’anatomie sociale, choquera, dans ses premières comme dans ses dernières conclusions, beaucoup de sentiments généreux et respectables. Mais les partisans de l’expérience sont trop libres d’esprit pour ne pas accordera l’outil précieux dont ils connaissent les services, la permission de travailler partout, même au vif de leurs plus chères convictions. »
  24. Un travail préparatoire, la traduction des lettres d’une Anglaise, témoin de la Révolution de 1792 à 1795, parut en 1872. (Un séjour en France de 1792 à 1795). Le volume de l’Ancien régime est de 1875, les trois volumes sur la Révolution se succédèrent en 1878, 1881, 1884 ; le premier volume du Régime nouveau parut en 1891 ; le second, laissé inachevé, a paru en 1893.