G. Crès (p. 194-198).

8 octobre 1911. — Il a repris tout son courage et tout son entrain. Il a tout oublié : du pessimisme profond de sa dernière chevauchée (car il ne parle plus que femmes et fleurs et poésies adressées et reçues) et du beau temps d’automne à Pei-king, et de la nouvelle amitié que lui témoigne le Régent depuis l’acceptation de la Concubine !

Voilà qui le justifie de toutes les accusations Jarignoux du monde : ce jeune homme trop sage possède, en ce moment où j’écris, deux femmes officielles dans les bras ! Et quelles deux femmes ! L’une, expérimentée et de bonne tradition dynastique. L’autre, à peine innovée, toute prête à de nouvelles introductions protocolaires et traditionnelles… — C’est pourtant moi qui dois le ramener au sentiment de la juste convenance, lui reparler de ses devoirs professionnels, de ses craintes, de son testament d’il y a huit jours, de ses entreprises, de ses puits.

Il répond, avec un mystère que je sens déjà percé à jour, au grand jour.

— Oh ! ce n’est plus à Ts’ien-men-waï : les voilà maintenant dans le Palais.

C’est en effet beaucoup plus sérieux. Il ajoute :

— Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi Pei-king se nommait Pei-king ?

— Jamais.

— Pei-king, « capitale du Nord » ! Ça n’est pas le nom officiel. La préfecture « administrative » s’appelle toujours sur les papiers : Chouen-tö fou.

— C’est exact.

— Quand les gens des Provinces parlent de se rendre à « Pei-king », qu’est-ce qu’ils disent ?

— C’est vrai. Ils disent seulement qu’ils vont à la Capitale. Ils n’ajoutent jamais qu’il s’agit de la « Capitale du Nord ».

— Alors, d’où vient le nom de Pei-king ? Où est-il écrit ?

— Je n’en sais rien. Pour la première fois, depuis plus d’une année, je me demande si le nom de la ville que j’habite plus et mieux que nul de ses habitants, que j’essaie de posséder, de dominer autant et plus que l’Empereur lui-même, si cette ville et son nom détiennent une existence solide, foncière, autre que légendaire et historique !

Il me rassure :

— Les deux caractères « Pei-king » sont inscrits, quelque part, dans la Ville.

— Où donc ?

— Dans la Ville « Intérieure », sous la route qui mène du Péi-t’ang au Péi-t’a…

— Oh ! j’y suis passé…

— Très souvent. Mais la première fois avec moi C’est moi qui vous ai montré la route. Vous n’y avez rien vu d’extraordinaire ?

— Rien.

Pourtant ! Je m’en souviens maintenant : les écarts incompréhensibles de son cheval… Je dois donc lui avouer :

— Si ! Les écarts incompréhensibles de votre cheval…

— Vous n’avez pas remarqué… (il hésite et il sourit) — que cela sonnait creux ? Non ? C’est bien là. C’est à ce même endroit que les deux caractères « Capitale du Nord », Pei-king, sont inscrits. Mais je dois vous prévenir que le déchiffrage est difficile. D’abord, on ne peut rien voir en été : les eaux sont trop hautes.

— Quelles eaux ?

— Vous n’avez pas senti que la route à cet endroit passe sur l’aqueduc qui alimente le Palais ?

— Non. Je n’avais pas senti. Mais en hiver ?

— En hiver ? tout est gelé ! On ne va pas se promener sous cet aqueduc, ou alors, à tâtons, sur la glace…

Je casse à mon tour toute la glace :

— Je ne vois plus de rapports entre cet aqueduc et…

— C’est par là qu’ils ont pénétré !

Et du même coup il m’initie… Oui, toute sa peur est surmontée. C’était pourtant une belle peur et la plus loyale, celle que la volonté se dresse à elle-même ! Je comprends, j’accepte ses allures compliquées : il a maintenant à faire face à trop de bonheurs à la fois : une amitié-régente, deux amours, dont l’une maîtresse, l’autre servante ; un danger… mille et dix mille dangers à esquiver.

Il m’initie et m’admet « en profondeur ». Pei-king n’est pas, ainsi qu’on pouvait le croire, un échiquier dont le jeu loyal ou traître se passe à la surface du sol : il existe une Cité souterraine, avec ses redans, ses châteaux d’angles, ses détours, ses aboutissants, ses menaces, ses « puits horizontaux » plus redoutables que les puits d’eau, potable ou non, qui bâillent en plein ciel… Le tout, si bien décrit, qu’il parvient enfin à me faire frissonner moi-même…

Il m’initie et je commence à l’admirer. Il a son va-et-vient habituel, — son pas quotidien. Il m’a ouvert d’un coup de bien autres Palais de Songes, aux chemins desquels j’étais loin d’avoir passé ! Ceci ne faisait point partie du « plan ». C’est, — et j’y reviens, et j’y redescends malgré moi, — c’est aussi mystérieux que la Cité interdite ; et tout l’inconnu maçonné quadruplement derrière des murs de vingt pieds de haut se décuple, en s’affouillant à leur base d’un abîme vertical : la Cité Profonde en ses cavitations de la terre !

J’entends ! Je me vois sourire ! un « souterrain » n’est plus qu’un tunnel manqué sans voie ferrée, depuis l’usage abusif qu’en firent nos romanciers romantiques et surtout nos ingénieurs. Ici, sous la large capitale plate, tout ce qui mord un peu la profondeur est inattendu, plein de trouble.

Et son étonnante habileté à faire cabrer son cheval, — cette mystique bête issue tout droit d’une apocalypse mongole avec pedigree improvisé aux courses à l’Européenne de Tien-tsin-Bank & C° ! — aux prises avec la divination que les poètes et les théosophes ont prêtée faute de mieux à cet animal obtus ! — ce cheval, se cabrant avec cet à-propos sur ce terrain qui sonnait vraiment creux ! Je me souviens de la scène. C’est ensuite qu’il m’a conduit à travers l’extraordinaire promenade révélatrice. Il est curieux que je m’en souvienne à ce point : le premier jour où je l’ai retrouvé hors de chez moi et de chez lui, où je l’ai véritablement trouvé, — cela sonnait creux !

Et au moment où je vais lui faire part de mon admiration à son égard, de mes craintes, et des moyens de police préventive que je lui suggère, — il prononce négligemment :

— C’est prévu. J’ai donné ordre de murer cet aqueduc. J’ai dit que l’eau qui passait par là était sale, et que les Européens ne buvaient plus que de « l’eau en bouteille » par mode, ou bien de l’eau de pluie, bouillie et battue dans un bol…

Fort bien. Hygiénique, ingénieux et triplement plein de prudence. Toute révolte est ainsi par avance étouffée dans ses voies d’accès : l’Empire siège sur sa sécurité !