G. Crès (p. 191-193).

5 octobre 1911. — En effet ; je connais assez bien ce quartier ; mais j’ai eu l’envie soudaine d’y aller faire une re-connaissance. Il faut être sûr de ses puits et de ses échappées. J’ai pris le plus sage de mes chevaux. Sous couvert de plaisanterie à l’Européenne, j’entrerai tout monté dans les auberges et les maisons de jeux…

Et je dessine maintenant, de mémoire, la marche du cavalier — du cavalier un peu ivre de vin de roses — sur le quadrillé compliqué et souvent très déformé qui n’obéit point, comme les belles avenues de la Ville Tartare, au grand échiquier cardinal, Nord, Sud, Est et Occident… J’ai feint d’être ivre, par habileté policière… Tout Européen est admis partout, s’il paie bien. On lui reconnaît le devoir d’intriguer ; il a droit à toutes les sympathies, les plus accueillantes… Je fus partout bien accueilli.

Au reste, afin de mieux jouer le jeu, je me suis véritablement enivré de vin… de vin de roses… ce qui permet toutes les licences, même poétiques. Je dois avouer ne pas en avoir connu d’autres… J’ai lancé mon cheval, tête basse et reniflant, sur des obstacles moins élevés que vraiment étriqués ; les seuils formés d’une planche de la maison chinoise, mais encadrés de deux montants de la largeur d’un homme nu. Mon cheval a passé ; mes genoux aussi. Cet obstacle était précédé de quatre marches raides qu’il a fallu monter sabot après sabot… Mon cheval a monté ponctuellement, comme un âne de cirque. Je dois, à ma honte chinoise, avouer que c’est au Temple même de l’Agriculture qu’il l’a appris : mais le vénérable paysan, gardien des neuf marches impériales, riait d’aise, sous le pourboire à peine reçu… Ce jour-là aussi, je devais être un peu ivre, comme il le fallait bien aujourd’hui.

C’est dans cette attitude d’ébriété à la fois supposée et acquise que j’explorai ce faubourg interlope de Ts’ien-men-waï avec tous ses carrefours ambigus et ses venelles particulièrement pékinoises, ces « hou-tong » à deux issues et d’autres en cul-de-sac, que plus décemment le chinois de Pei-king dénomme : venelles « mortes »… Mortes ! C’est évident : elles doivent toutes aboutir à un puits. Mauvaise impression !

Comme s’il comprenait la chose, mon cheval sage s’est tout d’un coup mis à prendre des peurs inconsidérées. Ainsi, je n’ai pas pu le décider à franchir à reculons cet obstacle infime, — une planche ! — qu’il venait de passer avec ses deux pieds de devant puis avec ses deux pieds de croupe… Il ignore évidemment les grands principes Taoïstes que « tout peut se tourner bout pour bout, rien ne sera changé ». Il n’était pas assez ivre. Comme je l’étais, moi, par principe !

Comme je le suis encore, par fonction. Car tout ceci ressemble bel et bien à un enrôlement… dans sa police secrète. J’ai déjà fouillé le terrain. Je me fouille à mon tour. Je me retourne les poches du cœur. Est-ce par curiosité ? Par ivresse de savoir davantage ? Ou peut-être, et plus noblement, par amitié pour ce garçon brave qui, soudain et pour la première fois devant moi, a eu peur, vraiment peur, à propos d’un puits ! Là même il n’a pas été ridicule.

Mieux : c’est par désir de savoir ce qu’il est enfin, lui (et peut-être lui-même ne le sait-il pas encore !). Sa fortune est extraordinaire. S’il tient bon, un an de plus, et si j’ai le bonheur (fortuit également) de le tirer de quelque mauvais… puits, la mienne n’est pas loin d’être comblée : il me présente comme son meilleur ami à Celle… (le reste est affaire au Protocole)… Alors je saurai ce qu’il me plaît de savoir. Alors vivrai-je ce que je veux vivre. Ce sont là mes gages policiers, mes récompenses, mes triomphales vestes jaunes, à moi !

Voilà bien de quoi m’enivrer pour tout de bon. Et maintenant, le sommeil pesant d’honneurs a bien quelques droits, lui aussi !