G. Crès (p. 182-184).

1er octobre 1911. — Il me faut un nouvel effort pour m’apercevoir combien ma vie pékinoise s’est à la fois augmentée et rétrécie… J’ai tout d’abord perdu les leçons et les visites de Maître Wang… S’est-il offusqué des attentions naturelles que je prodiguais à sa femme ? Ou de l’intérêt que je portais à son co-professeur, René Leys ?… Il a disparu, sans bruit, discrètement, comme il était venu, ayant prétexté dans une lettre signée de lui, — mais dont je garantis beaucoup moins la traduction, signée de moi, — que l’un des Princes, qui l’employait autrefois au Ministère des Rites, exigeait qu’il reprît ses services à l’heure même de ma leçon.

L’excuse est polie. Archifausse, mais polie. Ce professeur me donne élégamment congé…

En revanche, mon autre Professeur redevient ponctuel, naturel, dans l’exercice de ses fonctions. Je m’étonne beaucoup moins de ce qu’il m’apprend ou me conte. Il a, dans tous ses mouvements en milieu chinois, l’aisance d’un poisson cyprin qui aurait vieilli dix ans dans le même — ou la même — vase, et qui n’a plus besoin de ses gros yeux ni de sa quadruple queue pour paître, voir et se conduire. J’ai maintenant mon siège fait. Ce jeune homme, bien que nubile et non défloré, ce jeune homme si bien doué quand il faut agir et parler en chinois, n’a pas plus éprouvé d’hésitation à se découvrir, par raison politique ou autre, une impératrice dans les bras, qu’il n’en eut l’autre nuit, quand, par malice ou aventure, au restaurant, le sixième fils du duc Mongol — Ngo-ko — lui a mis dans les mains le violon public qui traîne sur toutes les tables des maisons privées de Ts’ien-men-Waï… Ce qu’il en a fait ? Il a joué, tout simplement, — naturellement.

Je me sens ragaillardi, et comblé. Pourquoi ce boy me remet-il à cette même heure, à la même heure ! cette lettre ridicule, — cette lettre parfaitement ignoble et à jeter sans aucune réponse, au panier. N’ayant point de « panier » dans mon bureau impeccablement chinois, je la roule et la lance rageusement à travers le ciel de ma cour, par-dessus le toit de l’écurie.

Elle devait contenir à peu près ceci :

— « Monsieur, puisque vous vous intéressez au nommé Leys René, et que vous avez l’avantage de le recevoir toutes les nuits à coucher dans votre immeuble, — que vous sachiez qu’il m’a emprunté cinquante dollars que je ne peux pas rattraper.

» Quand je lui dis ça, il me dit qu’il me paiera quand on l’aura payé. Et moi je vous dis qu’il n’est plus professeur à son école. C’est un sans-le-sou et sur le pavé. Veuillez me faire rembourser, et j’ai bien l’honneur d’être (signé) : Un ami prévoyant. »

Donc signé : Jarignoux.

C’est bien fait. L’autographe « anonyme » fait désormais partie indigeste du fumier de mes chevaux. J’avais raison : « potins d’écurie ». Ce voisin trop « honnête homme » devient désopilant. Ma vengeance sera de contempler son expression quand il apprendra de ma bouche, — ou peut-être de ma main sur la face, — que René Leys émarge, pour dix mille taëls par mois, au budget de la cour… Dès qu’il sera officiellement nommé Fermier général de la Gabelle à tant de milliers de dollars de transit par jour (car ce garçon est destiné aux plus hauts emplois), les Jarignoux feront assez bien de se tenir cois, et de changer à nouveau de pavillon pour couvrir leurs viandes envieuses…

Après tout, si le pauvre voisin est en mal d’un peu d’argent ?…