G. Crès (p. 175-181).

26 Septembre 1911. — Il a compris, mais il n’a pas répondu, du moins sur le mode poétique : Loin de me retourner un poème qui reprenne les mêmes rimes (comme il est d’usage) et qui leur fournisse un écho, il m’a dit gentiment, familièrement, ce premier soir où nous nous retrouvons comme au début de notre intimité amicale, chez moi, face à la nuit qui dans son noir brave l’honnêteté, il m’a dit :

— C’était bien composé, votre petite lettre chinoise : on aurait dit des « caractères accouplés se faisant vis-à-vis ». J’ai saisi l’allusion historique… C’est bien Elle qui m’a…

Ici, un verbe bien français que je me refuse à noter, purement par décence chinoise.

J’ai donc pressenti ou calculé avec exactitude. En termes précis et policiers, « la Vierge s’est enfin accordée au Prince » (si l’on invertit les sexes dans cette proposition). C’est parfait. Mais lequel des deux dois-je féliciter ? Elle, d’avoir choisi avec goût en dehors de sa race ? Lui, d’avoir été choisi par Elle ? Le voici Chef de la Police Secrète et amant officieux de Celle qui ne doit point en avoir d’Officiels ! Ami du Régent ! Titulaire d’une jeune concubine offerte par ledit Régent ! Endossé de la veste de cheval ! Bref, un jeune homme très « arrivé » avant même l’âge d’homme. Par conséquent… heureux ?

Il hoche la tête avec beaucoup de gravité.

— Non. J’ai des ennuis. Les provinces du Sud m’inquiètent.

Et, sur un ton de profonde confidence :

— Il y a ce Sun-Yat-Sen…

Là-dessus, je puis vraiment le consoler :

— Non, mon cher. Ne vous alarmez plus. Sun-Yat-Sen ! Vous n’y pensiez même pas, l’autre jour, quand je vous en ai parlé ! Avouez-le : je vous ai mis à l’oreille cette puce cantonaise. Dangereux ? Tenez : comme cela.

Et de mon ongle du pouce droit, j’écrase sur celui du gauche un parasite imaginaire. Je termine en soufflant :

— Que la Dynastie en fasse autant, et voilà l’insecte et sa démangeaison révolutionnaire passée… et de nouveau de bons jours de règne et de bonnes nuits… d’amour. Au reste, vous ne m’avez jamais parlé des vôtres qu’en termes si poétiques qu’il m’a fallu inventer le réel. Pourtant, vous n’êtes pas là qu’en Esprit. Du côté « chair », que se passe-t-il ?

— Il y a le protocole, répond, sans rougir apparemment, le jeune homme ainsi mis en cause.

Je voudrais bien, sinon répéter ce Protocole, qui, dans ses gestes principaux, me semble remonter à la plus haute antiquité, du moins en connaître les nuances…

Il s’y prête et du meilleur gré du monde. Même il devance ma première question :

— Comment je pénètre au Palais ? Mais sous un costume de Princesse Mandchoue.

— Ah !

— … que j’échange à l’intérieur des murailles pour un costume de mandarin de quatrième classe.

— Ah ! tant mieux ! Oui, je préfère vous imaginer homme. Et alors ?

— Alors, le vieux Ma, vous savez, l’Eunuque en titre, qui a succédé à Li Tien-ying, qui était l’amant de la Vieille, — il vient lui-même me faire passer les autres portes jusqu’à la cour du palais de l’Est, où les eunuques de service aux Appartements me reçoivent.

— Comment vous « reçoivent-ils » ?

— Ils ont toujours un mot délicat. La dernière fois, ils m’ont dit : « Notre Maîtresse vous attendait spécialement ce soir ! »

— Délicat !

— Je les paie bien. Savez-vous combien la nuit dernière m’a coûté ?

— Non… je ne me hasarde plus aux comptabilités de ce genre.

— Cinq cents taëls !

— Pas plus ? Il me semble que c’est beaucoup moins cher que la Première Nuit. Le tarif serait-il du mode « décroissant » ?

— Oui. J’avais d’abord payé cinq mille…

— Pardon ! Trois mille quatre. C’est noté. Je m’en souviens à une sapèque près…

J’en ai même le reçu, — ajouterais-je, si, depuis qu’il a bien voulu m’en faire don, je ne le gardais en poche, honteux de ne pouvoir le déchiffrer…

— Depuis, j’ai fait mes conditions. J’entre pour beaucoup moins. J’ai passé un « t’ong-t’ong » avec un prince qui a grand désir d’entrer la nuit au palais. Nous payons pour « l’ensemble ».

J’ai grand désir, moi, de revenir à des détails d’un genre plus poétique.

— Dans cette « audience », qu’est-ce que l’On vous accorde ?

— Oh ! je ne demande rien. Ce n’est pas là que l’on présente les propositions sérieuses. C’est au Ministère de l’Intérieur. Ainsi, je viens d’être nommé…

Je l’arrête. Il y a, je crois, confusion entre différents ministères. Je me suis mal exprimé. Je voulais dire : est-ce que l’Impératrice est aussi sévère que la jeune policière de Ts’ien-men-waï… vous comprenez ? Enfin, ceci vous regarde !

Mais René-Triomphant n’en est plus à me marchander des détails intérieurs. En peu de mots, je deviens spectateur de chacun des actes prévus. Je sais comment l’on s’étend sur le lit tiède, fait de briques creuses, adouci de coussins de soie, et qu’en hiver on chauffe par la bouche extérieure comme un four, en y brûlant des herbes odorantes. Grâce à lui, je pénètre véritablement le milieu le plus intime du Palais. Ce jeune homme est jeune au point de donner comme histoires amicales et amusantes tout ce qu’un homme fait, dompteur de femmes, tient à cœur de garder jalousement pour lui. C’est ainsi que j’apprends sans détours « qu’elle est moins grasse que ne la représentent ses portraits » — et que, même déshabillée, elle garde toujours ce « petit triangle de soie qui pend entre les seins et le ventre, et forme une ceinture un peu haute, à la mode mandchoue »… Le reste, tout le reste, m’est livré en peu de mots.

Alors, pourquoi m’épuiser à épiloguer sans but sur le petit triangle de soie… — peut-être préservateur hygiénique à l’encontre du froid ombilical ? peut-être l’attribut d’un tiers-ordre bouddhique, peu connu et qui purifie tous les gestes, tous les plaisirs coupables du déduit ?…

Il continue :

— Quand l’hiver arrive, le lit de briques est officiellement réchauffé. La chaleur se répand de là dans toutes les salles, et les boiseries se mettent à sentir bon. On les a faites exprès en bois de santal et de cèdre. Alors tout le Palais se met à sentir bon.

— Je vois. Je sens. Je crois. Je suis imparfumé… Mais, nous sommes en été. Qui vous a dit combien cela sentait bon ?

Lui, très simplement :

— Elle.

Il demeure un instant rêveur, éperdu. Et cela lui va tout à fait bien.

— Savez-vous ce que nous disons lorsque nous nous… couchons l’un près de l’autre ?

Je souris. Et, à mon tour, délicatement :

— Cela s’appelle en chinois : « les paroles de l’oreiller ! »

— Non ! Nous parlons tous deux… d’autre chose… de… n’importe quoi.

— Je vous envie… Je vous félicite aussi de pouvoir ainsi demeurer seul avec elle…

— Seuls ? Mais pas du tout !

Et il s’étonne de ma question, de mon envie. Seuls ? Et les Eunuques, impossibles à écarter ? (Et qui d’ailleurs comptent si peu !) Et les servantes ? Les « petites servantes empressées » dont parlait déjà, voici trois mille années, le Livre des Odes, et qui, depuis lors, ne cessent de rendre, en tout lieu, de jour et de nuit, leurs services méticuleux à la Princesse, qu’elles ne quittent pas plus que les satellites leurs Étoiles-Maîtresses…

Je le félicite de demeurer ainsi parfaitement littéraire et traditionnel. À sa place, je serais un peu moins à l’aise.

Et pourtant, il m’a mené plus loin que jamais je ne me vanterais ! Grâce à lui je sais « tout et bien des choses encore » (citation déjà historique). Plus de choses que lui, peut-être ; car le voilà redevenu enfant. Il termine :

— J’ai eu très peur quand je me suis vu pour la première fois, à quatre heures du matin, dans le Palais, où il est interdit d’accepter un homme — sauf le Régent et les membres du Grand Conseil — sous peine de mort.

— De quelle mort ? Qu’est-ce que l’on vous ferait en pareil cas, si l’on vous découvrait ?

— Rien ! (Il éclate de rire.) Rien : je suis Européen.

C’est vrai. Mais véritablement, il faut bien que cette nuit ce soit lui-même qui me le rappelle ; c’est vrai ; ceci explique et sauve tout : il est Européen !