G. Crès (p. 165-169).

4 septembre 1911. — J’ai eu tort. J’aurais dû la conserver, cette lettre… première, ou tout au plus seconde. Voici la troisième. Il serait fructueux de comparer les premiers billets d’excuses qu’il m’écrivit, voici quelques mois… C’était gauche et enfantin… L’écriture reste encore indécise, mais avec des barres, un appuyé ; des majuscules qui n’existaient certes pas ainsi dessinées, et d’ailleurs, que je reconnais fort bien : cet M aux deux jambages durs et verticaux, ce V prolongé d’un trait horizontal, cet S certainement lancé de bas en haut… je sais à quelle écriture il vient de les emprunter : à la mienne. Voilà qui est, tout à rebours, surprenant ! Je constatais l’influx chinois, découlant de ce maître en vie pékinoise. J’étais loin de me croire exercer une action calligraphique et sournoise sur lui. Elle est flagrante. Je relis curieusement ce billet, malgré sa banalité :

« Mon cher ami, j’ai un conseil à vous demander, (Prosaïquement, il a repris le « vous ».) — Voulez-vous que nous fassions de bonne heure, demain, une promenade à cheval ? Je crois bien que nous en avions parlé… Je vous serre la main. — René Leys. »

C’est vrai ; nous étions convenu d’une promenade à cheval, un matin, de très grand matin. Mais qu’est-ce donc qui importe : la promenade ou le conseil à lui donner ? — Sur sa vie officielle chinoise ? D’avance, je me récuse : il semble la conduire assez loin. — Sur sa vie officieuse ? Attendrait-il les… avis qui ne manquent jamais aux jeunes mariés ? — Ou, s’il a dessein d’être fils rancunier, va-t-il falloir lui dicter des « remontrances irrespectueuses à son père » ?

Demain…

… Avant de m’avoir laissé l’heure décente du réveil, il est là. Déjà ! Un grand beau jour, mais on devine encore à peine s’il fera bleu clair ou cendré de plomb ! Lui me prédit que le temps sera merveilleux. Il respire le dehors et l’air froid… Il m’enlève… nous voici dans la pleine campagne, à travers les champs de sorghos aux tiges plus hautes que nous en selle ; — au long des canaux pleins d’eau tiède de l’été… — à travers toute la plaine qui, de la mer aux montagnes, contient ma ville Capitale, la soupèse, la porte, l’entoure, l’abreuve et la nourrit !

Ce n’est rien de tout cela qui l’occupe… Il choisit son moment, me prie de mettre les chevaux au pas (il est bien temps ! nous sommes partis à un train de « trois mille mètres, haies ») et répète les termes de sa lettre.

— J’ai un conseil à vous demander.

— Entendu.

— Je voudrais savoir ce que vous feriez à ma place.

Qu’il me permette tout d’abord de m’y mettre, à sa place. Quelle est-elle, exactement ?

— Vous vous rappelez de cette concubine…

(J’ai fort envie de reprendre mon Professeur. « Vous rappelez-vous cette concubine… » Il est Belge et manifestement ému : double excuse…)

— Cette concubine que m’a offerte le Régent…

— Oui.

— À ma place, qu’est-ce que vous en feriez ?

Comment ! Ça n’est pas encore « fait » ?

Si j’avais le loisir de répondre, je répondrais certainement : « Suivez le conseil de l’ami de votre ami « Kouang-Siu » : « Vous vous étendrez sur elle et vous agirez »… mais il interrompt jusqu’au silence de mon conseil !

— Je ne veux pas dire… (Il rougit.) Enfin je ne sais pas s’il faut l’accepter officiellement.

— Acceptez, croyez-moi, acceptez au moins — officieusement. Vous m’avez dit que cette jeune offrande n’est déplaisante ni d’âge ni de formes. — Auriez-vous alors des raisons… politiques ?

Il saisit la perche que je lui plante.

— Oui, des raisons « politiques ». Elle ne le permettrait plus.

Il a donné au pronom « Elle » la même majuscule impérialissime qui se réserve rituellement à « Lui », avec l’inflexion de la voix équivalant au levé respectueux des deux poings réunis…

Et il se renferme dans le silence tardif qui suit d’ordinaire les moments où l’on feint, après coup, « d’en avoir trop dit ».

À mon tour de partir au galop. J’ai besoin de détente, de joie vive ! je suis follement gai. Il vient de me confirmer si crûment, si franchement dans l’aveu poétique de la lettre… Quel brave enfant ! Seul, j’aurais mis dix ans à entrebâiller la porte basse dont il m’ouvre les deux vantaux.

Quand je m’arrête un peu essoufflé, je le vois à la hauteur de l’épaule de mon cheval, me répéter d’un air attentif :

— Qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

— À votre place, je me féliciterais d’abord d’en être arrivé là… Et puis j’essaierais de tenir le plus longtemps possible : les audiences de grande Dame relèvent d’un protocole assez capricieux… Et j’attendrais avec confiance qu’après m’avoir ouvert la porte au nez, on me la referme au derrière…

Oui, c’est bien ce qu’il fallait lui répondre… Il ne faut pas lui laisser monter ce grand cheval : Amour d’Impératrice. — Le sport est un peu trop près de l’écurie. Il faut surtout l’empêcher de prendre ceci très au sérieux… Je vois clair et mon conseil aura du bon : l’Impératrice a daigné tromper son veuvage en s’égayant de la présence auprès d’Elle, — pour quelques nuits, — de ce jeune Européen vêtu d’un contour de peau « romantique » (il est vraiment beau, même à la Chinoise), à l’exception d’un nez que j’estime parfait et qui doit ici passer pour une trompe ! mais qu’Elle lui pardonne sans doute comme un signe de race. (Une Princesse pardonne à son singe favori de posséder une vilaine queue poilue, de grimacer et de mordre, peu importe, pourvu qu’il l’aime.)

Mais lui, avec une ferme précision, remet toutes choses à leur point. Il ne s’agit pas de se préparer à quelque disgrâce (il me semble bien sûr de son fait). Et je comprends tout : le débat n’est ni tragique, ni biblique, ni comique, encore moins appassionné sur le mode Hugolâtre ! mais ressort tout entier du programme qu’il professe à l’École des Nobles : Économie politique ; je veux dire à la fois politique générale et avarice privée : le tout résumé dans cet aveu définitif :

— Je ne peux pas Lui déplaire (Lui, pronom féminin, avec majuscule Impériale…) : c’est d’Elle que dépend toute ma situation !

Donc, au fond de tout ceci, le traitement de tous les mois augmenté, ou supprimé ? Ce n’est donc que cela ! Le peu d’amour, qui par extraordinaire aventure aurait pu se glisser entre l’amante millénaire et son jeune concubin, — ne s’est pas glissé ! — Pour la première fois, ce garçon m’a déçu.