Remontrance touchant la garde de la librairie du Roi


Remonstrance touchant la garde de la librairie du Roy.
Jean Gosselin

1595



Ensuit une remonstrance touchant la garde de la librairie du roy, addressée à toutes personnes qui ayment les lettres, par Jean Gosselin, garde d’icelle librairie1.


Vous, Messeigneurs, et autres personnes qui avez cest honneur d’aimer les lettres et ceux qui les traittent, je, Jean Gosselin, garde de la librairie royale, vous prie d’entendre le brief discours qui ensuit :

Il y a trente-quatre ans et plus que j’ay la charge de garder la librairie du roy, qui est un des plus beaux thresors de ce royaume, durant lequel temps je l’ay gardée plusieurs années dedans le chasteau de Fontainebleau, et puis, par le commandement du roy Charles IX2, je la feis apporter en ceste ville de Paris ; et combien que, depuis le temps que j’ay la charge de garder la dicte librairie, les sciences et lettres ayent eu beaucoup de traverses et adversitez, si est-ce que Dieu m’a faict la grace d’avoir fidellement gardé icelle librairie, et d’avoir empesché plusieurs fois qu’elle n’ayt esté dissipée ou ruynée, et signamment depuis le commencement des derniers troubles, que quelques uns des supposts de la ligue ont voulu s’ingérer d’entrer en icelle, souz couleur d’y vouloir donner ordre selon leur façon, lesquels j’ay empesché, par la grace de Dieu et par l’ayde de Messeigneurs et amis, et, voyant que je ne pourois plus résister contre la force de tels supposts, estimant aussi qu’ils auroient plus de hardiesse d’entrer en la dicte librairie en ma présence, me contraignant, par emprisonnement de ma personne, leur en faire ouverture, qu’ils n’auroient pas en mon absence, j’ay très bien fermé la porte d’icelle librairie, avec une bonne serrure et un bon cadenat, et par dedans avec une forte barre, et me suis absenté de ceste ville de Paris deux mois devant qu’elle ait esté assiégée, et me suis retiré à Saint-Denis, où estoit Sa Majesté, et par après me suis refugié en la ville de Meleun, qui estoit en l’obéissance du roy, là où j’ay été jusques à la dernière trêve, durant laquelle le président de Nully, qui pour lors avoit moult d’autorité en ceste ville de Paris, meu d’une particulière affection, s’est adressé à la dicte librairie, a fait crocheter la serrure et le cadenat dont la porte d’icelle estoit fermée ; et ne pouvant ouvrir icelle porte, à cause qu’elle estoit fermée par derrière avec une forte barre, il a fait rompre la muraille afin d’ouvrir la dicte porte, est entré en icelle librairie avec telle compagnie qu’il luy a pleu3, et y est allé plusieurs fois avec ses gens, qu’on a veu s’en aller avecques luy portans d’assez gros pacquets soubs leurs manteaux, et a possédé la dicte librairie, ainsi qu’il a voulu, jusques au temps que ceste ville a esté réduite en l’obéissance du roy, et que Sa Majesté luy a mandé de me rendre les clefs d’icelle librairie, et remettre en la dite librairie les livres d’icelle si aucuns en avoit pris, et ledit président m’a seulement rendu les clefs, disant qu’il n’avoit pris aucune chose dedans la dite librairie. Je n’en veux pas parler plus avant ; mais je reviens à mon propos, à moy plus nécessaire : c’est que vous, messeigneurs et autres personnes qui aymez les lettres et ceux qui les traictent, je vous supplie d’entendre l’estat calamiteux auquel m’ont réduit les supposts de la ligue. Aucuns de ceux qui estoient en ceste ville de Paris, très mal affectionnez envers les serviteurs du roy, estant advertis que je m’estois retiré en ville qui estoit en l’obéissance du roy, viennent en mon logis, auprès de Sainct-Nicolas-des-Champs, où j’avois laissé feu ma femme, et ravissent tout mon bien, tellement qu’il ne me demeure rien, et s’ils m’eussent trouvé, ils ne m’eussent pas laissé derrière. Voylà comment les dits supposts de la ligue m’ont reduit en fort grande nécessité. Mais Sa Majesté, pleine de bonté, ayant entendu les fidelles services que j’ay faits par le passé, et que je faits encores de présent, et aussi la grande nécessité où j’ay esté et suis encores maintenant, a ordonné et commandé très expressement (mesmement par l’advis de son conseil) à maistre Balthasar Gobelin, thresorier de l’espargne, qu’il ait à me payer comptant, des plus clairs deniers de sa charge, la somme de seize cens soixante six escus, à moy deue pour plusieurs années de mes gaiges, et pour deniers par moy desboursez pour l’entretenement de la dite librairie, de laquelle il y a mandement deuement expédié, dont la copie ensuit par cy après.

Et d’autant que monsieur le thresorier ne m’en veult pas faire la raison, la nécessité me contraint de supplier humblement vous autres, Messeigneurs et autres personnes honorables qui aymez les lettres, qu’il plaise à chacun de vous (quand l’occasion se présentera) de remonstrer et persuader audit thrésorier qu’il acquerroit honneur, avec la grace de Dieu et des hommes, en faisant plaisir (suyvant le bon vouloir du roy) aux personnes qui traictent les lettres, font service au roy et au publiq, et spécialement en me payant ce qui m’est deu et ordonné par sa dicte Majesté, afin que m’acquite envers les gens de bien qui m’ont presté argent durant le mauvais temps qui a couru, et aussi que j’aye moien d’avoir du pain et des habilements en l’aage où je suis : car autrement (à mon très grand regret) je seray contrainct, après que j’ay servy fidellement quatre grands roys, par l’espace de trente-quatre ans, de mendier et demander l’aumosne (avec grande honte) à toutes personnes que je cognoistray aymer les lettres, plus tost que de mourir de faim en languissant.

Ensuit la copie du mandement par lequel le Roy mande très expressément à maistre Balthasar Gobelin, thresorier de l’Espargne, qu’il paye à Jean Gosselin, garde de la librairie royale, les gages qui lui sont deuz et les deniers qu’il a desboursez pour l’entretenement de la dicte librairie.

Henry, par la grace de Dieu, roy de France et de Navarre, à notre amé et feal conseiller et tresorier de nostre espargne maistre Balthasar Gobelin, salut. Nous vous avons mandé par nos lettres patentes du di-septième jour d’octobre dernier de payer à nostre bien aimé Jean Gosselin, garde de nostre librairie, la somme de seze cens soixante six escus deux tiers, à luy deue pour les causes et comme il est porté par nos dictes lettres, ausquelles, ainsi qu’il nous a fait humblement remonstrer, vous faictes difficulté de satisfaire, à cause des reglemens par nous nagueires faits en nostre conseil sur le faict de nos finances, nous suppliant très humblement, attendu que c’est chose deue pour ses gaiges et remboursement des frais par luy avancez pour la conservation et entretenement de notre dicte librairie, luy vouloir sur ce subvenir, pour ce est-il que ayant esgard aux longs et fidelles services que le dit Gosselin nous a faits, et aux feus roys nos predecesseurs, en quoi il a reçeu de grandes pertes en ses biens, et desirants luy donner moyen de vivre le reste de ses jours, nous voulons et nous vous mandons très expressement par ces presentes que, sans vous arrester ny avoir aucun egard aux dicts reglements, vous ayez, des plus clers deniers de vostre charge, à payer, bailler et délivrer comptant à iceluy Gosselin, la dicte somme de seize cents soixante six escus deux tiers, selon et tout ainsi qu’il vous est mandé faire par nos dictes lettres cy attachées sous nostre contreseel, sans qu’il luy soit besoing de plus en venir à plainte à nous, nonobstant lesdicts réglements et deffences au contraire, de la rigueur desquelles nous l’avons excepté et reservé, exceptons et reservons, et vous en avons dechargé et dechargeons par ces dictes presentes, signées de notre main, car tel est nostre plaisir. Donné à Paris, le quatrième jour de mars l’an de grace mil cinq cens quatre vings quinze, et de nostre règne le sixième.

Ainsi signé : Henry, et plus bas : Par le roy, Pottier ; et scellé sur simple queüe en cire jaune, et au dos est écrit ce qui s’en suit : Enregistré au contrerolle général des finances, par moy, soubzsigné, à Paris, le septième mars mil cinq cens quatre vings quinze.

Signé : de Saldaigne.

Ceux qui embrassent Pluton et le préfèrent aux thresors de Palas vont estre mal contents de la petite remonstrance, à cause de quoy je suys iniquement traicté touchant cest affaire.

Ventus en est vita mea.



1. Jean Gosselin succéda à Mathieu La Bisse comme garde de la bibliothèque du Roi à Fontainebleau (Discours sur l’histoire de la bibliothèque du Roi, en tête du 1er volume du catalogue imprimé, p. 16.)

2. Cette déclaration si positive de Jean Gosselin rétablit un fait altéré dans le Discours cité tout-à-l’heure. Il devient constant que ce ne fut pas sous Henri IV, en 1595, comme les auteurs de cette notice, d’ailleurs excellente, l’ont avancé, mais long-temps auparavant, sous Charles IX, que la bibliothèque fut transférée de Fontainebleau à Paris.

3. Jean Gosselin a fait ailleurs une autre constatation de cet acte de violence et des pillages qui en furent la conséquence. Entre autres choses précieuses, un manuscrit françois, Marguerites historiales de Jean Massüe, avoit été distrait de la bibliothèque. Il y fut réintégré après les troubles, mais un cahier y manquoit. J. Gosselin, qui étoit encore garde de la librairie, afin de renvoyer à qui de droit la responsabilité de cette mutilation, écrivit cette note sur le côté intérieur de la couverture du manuscrit : « Mémoire que le président de Nully, durant la ligue et durant la trève, s’est saisi de la librairie, laquelle il a possédée jusqu’à la fin du moys de mars, en MDXCIV, qui sont six mois, pendant lequel temps on a coupé ou emporté le premier cahier du présent livre, auquel cahier estoient contenues choses remarquables. Item, durant le temps susdit, ont esté emportez de cette dite librairie plusieurs livres dont le commissaire Chenault feist enqueste bientôt après que le dit président eut rendu cette librairie. Signé Gosselin, ita est. » Dans le Discours qui sert d’introduction au catalogue (p. 17), cette curieuse note est citée, puis il est dit après : « Ce garde (Jean Gosselin) parle ensuite des tentatives que Guillaume Rose, evesque de Senlis, et Pegenac, docteur de Sorbonne, fameux ligueurs, firent dans un autre temps pour envahir la Bibliothèque royale ; et il a adjouté qu’ils en furent toujours empeschez par le président Brisson, à la requête et à la sollicitation de lui Gosselin. » Cette circonstance, comme le remarquent les auteurs du Discours, est en contradiction avec ce qu’assure Joseph Scaliger dans ses Lettres (lib. I, epist. 63). À l’entendre, Barnabé Brisson « ayant eu chez lui un bon nombre des livres du Roi, sa veuve les vendit presque rien. » Il faut sans doute être moins rigoureux que Scaliger, et ne pas faire un crime de ces simples emprunts au malheureux président, qui ne fut que trop empêché pour rendre ce qu’il avoit emprunté ; mais il faut regretter la perte qui en résulta pour la bibliothèque, et qui ne fut que trop réelle. Parmi les livres qui ne reparurent plus se trouvoit l’un des deux seuls exemplaires échappés à l’auto-da-fé que le numismatiste Hautin avoit fait de son Traité des Médailles. Gardant l’un pour lui, il avoit donné l’autre à la bibliothèque du Roi : « Il en fut tiré, avec quelques autres, par M. Brisson, qui, les ayant portez chez lui, selon sa coutume, pour les examiner plus à loisir, et dans le dessein de les remettre à leur rang, fut prévenu de la mort, ayant péri malheureusement dans les désordres de la ligue. Sa veuve, qui trouva ce livre parmi ceux de son mari, sans démêler s’il étoit de la Bibliothèque royale ou non, le vendit avec les autres. » (Essais de littérature pour la connoissance des livres, etc.) La Haye, 1703, in-12, p. 15. — Les Sainte-Marthe ont aussi parlé des pertes faites alors par la bibliothèque. Le père en fait mention dans l’un de ses opuscules, le fils dans un Discours au Roi sur la bibliothèque de Fontainebleau. Le Prince, dans son essai historique sur la Bibliothèque du Roi, ne fait que reproduire à ce sujet ce qu’il a trouvé dans le Discours préliminaire ; il ajoute, toutefois, dans une longue note, que parmi les livres disparus se trouvoit le manuscrit des Statuts et livre armorial des escripts et blasons des armes des chevaliers et commandeurs de l’ordre et milice du Saint-Esprit, institué par Henri III en 1578, manuscrit magnifique qui, plus tard, passa de chez Gaignat dans la bibliothèque du duc de la Vallière.