Relation historique de la peste de Marseille en 1720/23

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 392-432).
Chapitre XXIII


CHAPITRE XXIII.


Suite des Ouvrages imprimés ſur la Peſte.
Nouvelles decouvertes
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POur appaiſer les murmures des Médecins & Chirurgiens étrangers, Mrs. Chycoineau & Verny leur propoſerent de réünir leurs obſervations pour en faire un corps d’ouvrage avec la relation ſuccinte. Ils firent diverſes conferences pour ce ſujet, dans leſquelles chacun raporta ſes obſervations, mais il leur fut impoſſible de convenir, ſoit par raport au rang où chacun devoit être placé dans cet ouvrage, ſoit parce que la pluſpart des obſervations des autres Médecins ſe trouvoient contraires aux cinq Claſſes, & à la methode propoſées dans la Relation ſuccinte, dont Mrs. Chicoyneau & Verny ne voulurent pas ſe départir.

Mr. Deidier avoit déjà donné au Public ſes obſervations, dont trois avoient été imprimées à Lyon, & quatre à Valence. Ces obſervations ſont faites avec beaucoup d’exactitude, l’inſpection des excremens marque une attention fort ſcrupuleuſe, & une grande tranquilité de la part de l’Obſervateur. Partout ce ſont les mauvais alimens, & la terreur du mal, qui ſont les cauſes de la maladie. La couleur verdatre des excremens ſoutient cette conjecture ; il n’a garde de reconnoître la Contagion, il ne donne pas dans une idée ſi commune, il la laiſſe au commun des Médecins, il aime mieux recourir aux cauſes ordinaires des maladies : il nous donna enſuite diverſes Lettres, qu’il avoit écrites à divers amis ſur le mal ; La premiere à Mr. Montreſſe Médecin de Valence avoit paru à la tête des Obſervations cy-deſſus. Autre Lettre à Mr. Fize Médecin & Profeſſeur de Mathematiques à Montpellier. Autre Lettre à Mr. Mangue Médecin de l’Hôpital Royal à Straſbourg. Ces deux dernieres ſont pourtant les mêmes à quelques mots près ; Réponſe de Mr. Maugue qui eſt très bien écrite, autre Lettre de Mr. Montreſſe à Mr. Deidier, & Réponſe de celuy-cy au même. Enfin autre Lettre de Mr. Fabre Médecin du Martigue à Mr. Deidier. Nous ne ſaurions entrer dans tous les raiſonemens de Médecine, qui ſont répandus dans toutes ces Lettres, ce ſont toûjours les mêmes idées des mauvais alimens, des indigeſtions, de la peur, qui reviennent dans les Lettres comme dans les obſervations, dans leſquelles on voit que l’un s’eſt gorgé de figues, l’autre a mangé du mauvais pain, celuy-cy a commencé d’avoir peur, aucun n’a pris ſon mal par la communication avec un autre malade. C’eſt toûjours le même entêtement contre la contagion, & ſur-tout contre celles des marchandiſes infectées ; Il explique bien la nature de la maladie par la coagulation du ſang, & celle-cy par les diſpoſitions, que luy donnent les cauſes ordinaires ; mais il garde un profond ſilence ſur la premiere cauſe, qui le coagule, & qui met en œuvre ces funeſtes diſpoſitions. Enfin toutes ces Lettres ne ſont qu’un commerce reciproque de loüanges, que ces Médecins ſe donnent, & auxquelles le Public ne prend aucune part.

On vit paroître en même temps une Lettre de Mr. Pons Médecin à Mr. Bon premier Préſident à la Cour des Comptes à Montpellier, qui la fit imprimer. Ce Médecin avoit eu moïen de bien examiner la maladie dans l’Hôpital du jeu de Mail, où il avoit été placé, & où il a travaillé avec autant d’aplication que de ſuccès. Il établit dans cette Lettre une analogie entre la petite verole & la peſte, & il admet dans l’air une ſemence de l’un & de l’autre : Ce parallelle eſt aſſes bien ſoutenu dans cette Lettre, & il n’y auroit qu’à le vérifier, & à le perfectionner pour rendre la méthode de traitter la peſte auſſi ſûre que celle de la petite verole. Quoyque ce Médecin, ſoit aſſes de bonne foy. Pour n’avoir pas donné cette analogie comme une penſée nouvelle, mais ſeulement comme une idée que tout Médecin pouvoit ſaiſir, & appliquer à ſa maniere, on n’a pas laiſſé, de luy en faire un crime, & de luy envier l’honneur, qui pouvoit luy en revenir. Gens accoûtumés à ſe tout attribuer, & à rabaiſſer le merite des autres ont revendiqué cette penſée comme un vol, qui leur avoit été fait[1] : nous verrons bien-tôt quelque procès intenté ſur ce vol, la choſe n’eſt pas ſans exemple.

Parurent enſuite les obſervations de Mr. Maille un des trois Médecins envoïés de Paris & Profeſſeur à Cahors ; elles ſont précedées d’une Lettre à Mr. Calvet ſon Collegue & ſon Doyen, auquel il envoit ſes obſervations. La Lettre nous montre d’abord la fin qu’il s’y propoſe ; Car elle debute par des loüanges, qu’il donne ſucceſſivement à tous ceux, qu’il veut ſe rendre favorables. Après ces éloges ſi bien amenés, ce Profeſſeur fait une legere deſcription de l’état de nôtre Ville, & il ne manque pas de s’arroger comme les autres, la gloire d’en avoit banni l’eſprit de crainte & de terreur, de nous avoir raſſuré par ſon exemple, & de nous avoir inſpiré de la confiance. A voir ce Médecin faire ainſi le brave, ne diroit-on pas qu’il a viſité tous les peſtiferés de Marſeille ? Peut-on voir ſans émotion un Médecin inſulter aux autres par une fauſſe bravoure : après une legere deſcription de la maladie, qu’il ne nomme pourtant jamais, il fait quelques raiſonnemens ſur ſa cauſe. Il ne veut point que ce ſoient des miaſmes contagieux aportés dans des marchandiſes du Levant, & cela pour deux raiſons, 1°. parce qu’on entre[2], dit-il ; dans les maiſons infectées, qu’on manie les hardes des morts, qu’on tranſporte & qu’on refait leur matelas ſans prendre le mal. Comment peut-on oſer avancer des faits auſſi contraires à la verité ? Ce n’étoit pas par un ſimple attouchement paſſager, mais par l’uſage des hardes infectées quels mal le communiquoit. 2°. parcequ’il ne connoit pas l’action de ces miaſmes comment ils peuvent agir puiſſamment ſur d’autres corps ſans ſe détruire, paſſer de l’un à l’autre & porter dans tous le deſordre & l’abattement. Il n’y a rien en tout cela qu’on ne puiſſe bien concevoir avec une attention médiocre, & quand on ne le pourroit pas, devons-nous meſurer les forces de la nature par celles de nôtre génie ? Je ne le conçois point, donc cela n’eſt pas ; un Profeſſeur peut-il trouver cette conſequence legitime ? Il aime mieux reconnoître pour cauſe du mal les mauvais alimens, le bled pourri dans le fond des Vaiſſeaux, les fruits, les féves, il pouvoit y mettre encore les pois. Que ce Médecin étoit peu inſtruit de l’état de nôtre Ville s’il avoit daigné s’en informer, on luy auroit dit qu’avant la peſte ny pendant ſa durée, il n’y a jamais eü diſette de bled, que ces bleds pourris dans le fond des vaiſſeaux ne ſont achetés que pour la Volaille & pour les Cochons, & qu’il n’y a en cette Ville que les Forçats, dont les féves ſoient la nourriture ordinaire, ils n’ont pourtant pas été les plus maltraités du mal ; Enfin partout c’eſt la digeſtion troublée par la fraïeur & par la crainte ; ſur ce pied la perſonne n’auroit échapé à la maladie, car il n’en eſt aucun qui ait été exempt de cette crainte, Eh ! comment s’en ſeroit-il garanti luy-même ? C’eſt pourtant à la faveur de cette crainte, que les plus prudens ſe ſont ſauvés du malheur commun.

Les obſervations ne contiennent rien d’extraordinoire que l’attention du Médecin à ſuivre les malades jour par jour, au reſte elles chantent comme la Lettre, ſi une mere meurt en 24. heures, c’eſt parcequ’elle eſt occupée du danger qui menaçoit ſon fils, & ſi le fils entre en phreneſie, c’eſt parcequ’il eſt effraïé de la mort de ſa mere. Voilà toûjours mes gens qui ramenent tout à la peur. C’eſt là leur grand reſſort qu’ils font mouvoir comme ils veulent. Ils n’oſent pas mordre à la pomme, & nous apprendre d’où eſt venuë cette peur dans le premier malade, & dans les enfans. Ce ſont toûjours les indigeſtions, qu’ils nous diſent donc par quelle fatalité les indigeſtions de 1720. ont produit la peſte, tandis qu’elles ne produiſent que des maladies ordinaires les autres années ? Comment eſt-ce qu’elles la produiſent dans des Villes ſeparées l’une de l’autre par une troiſiéme, qui reſte ſaine ? S’ils y joignent une cauſe generale, qui donne le ton, & le mouvement aux cauſes ordinaires, qu’ils la nomment donc cette cauſe generale, s’ils veulent nous perſuader qu’ils la reconnoiſſent. Enfin dans tout cet ouvrage le mot de Peſte & celuy de Contagion ne s’y trouvent pas une ſeule fois, l’Autheur a toûjours été ſur ſes gardes là-deſſus ; comme il envoïoit ſes obſervations dans ſon Païs, il a craint ſans doute que ces mots n’y portaſſent la terreur, & par conſequent la maladie.

Tous ces ouvrages des Medecins firent comprendre qu’ils avoient d’autres vûës que celle d’éclaircir la maladie, & qu’ils ne faiſoient que ſuivre le ton qu’on leur avoit donné ; & deſlors la peſte devint un païs de conquête, ou chacun crût avoir droit de faire des excurſions. Deux Marchands oiſifs par la ſuſpenſion de leur commerce, s’aviſerent de redreſſer les idées des Medecins par un petit ouvrage intitulé le ſyſtême populaire ſur la peſte. Il conſiſte en differentes lettres, que ces Negocians s’écrivent l’un à l’autre ; les premieres roulent ſur ces plaiſanteries ſi ſouvent rebatües, que l’on fait ſur les Medecins & ſur leur art, quand on n’a beſoin ni de l’un ni de l’autre. Ils y expoſent les variations des Medecins ſur la maladie preſente, & enfin dans la troiſiéme, ils expliquent ce ſyſtême populaire, qui conſiſte à croire que la peſte étant un fleau du Ciel, elle n’eſt pas moins au-deſſus de la connoiſſance des Medecins que de leurs remedes. Ils prouvent le premier article par l’Ecriture, & le ſecond par le propre aveu des Medecins, & par le petit nombre des guériſons qu’ils ont opérées ; ils leur reprochent même de n’avoir pû ſauver aucun de leurs Chirurgiens & Garçons dont il a péri un ſi grand nombre. Ils ſe retranchent pour tout remede à la ſimple tiſane & à quelque leger cordial, ſelon l’uſage du Levant, où la maladie eſt familiere. Ils apuyent leur pratique par cette réflexion, que la peſte attaquant plus les pauvres que les riches, elle ne demande que les alimens & les remedes les plus ſimples ; comme ſi Dieu eût voulu les proportionner à leur état, & nous marquer par-là qu’il s’en reſerve la guériſon, que nous ne devons attendre que de lui. Voilà quel eſt ce ſyſtême populaire, dont la contagion fait le principal fondement. Un ouvrage qui attaquoit de front la faculté, ne pouvoit pas le faire impunément : un Eccleſiaſtique de cette Ville prit ſa défenſe, & il y eût de part & d’autre une multitude de petits écrits, qui divertirent le Public pendant un fort long-tems.

Un adverſaire infiniment plus redoutable s’éleva contre ce ſyſtême populaire, c’eſt Mr. Boyer Medecin de la Marine à Toulon, qui dès le commencement de cette contagion nous avoit envoyé de cette Ville une diſſertation ſur la peſte de Marſeille, dans laquelle il attribuë cette maladie à des ſels vitrioliques, & dont nous ne rendrons aucun compte, parce qu’elle ne fût pas imprimée ici. Ce Médecin donc, ſoit qu’ayant lû le ſiſtême populaire, il ne pût ſouffrir que des prophanes euſſent la temerité de s’ingerer dans les miſteres de la Medecine, ſoit qu’il voulut combattre l’erreur de la contagion, qui commençoit à ſe répandre dans ſa Ville comme ici, ce Medecin, dis-je, nous envoya de Toulon ou il étoit enfermé dans l’Arſenal, un Ecrit intitulé, Refutation des anciennes opinions touchant la peſte. Il prétend par cet ouvrage détruire les préjugés[3] de l’enfance & de la credulité publique, & combattre les erreurs & les préventions populaires qu’il reduit à quatre. 1°. Que la peſte eſt un fleau du Ciel, qui ravage les peuples qui ont irrité ſa colere. 2°. Que c’eſt une maladie cruelle que l’on ne guérit pas. 3°. Qu’elle ſe communique. 4°. Que ſes vrais préſervatifs ſont la flamme & la ſuite, quatre chefs dont cet Auteur va nous montrer le faux, & étaler aux yeux de toute la Provence les abus funeſtes qui naiſſent de ſemblables préventions. Il attaque le premier chef par la difference des tems, nous ne ſommes plus ſous le regne de David, la peſte de ce tems-la ne dura que trois jours, & celle de Marſeille a duré près de dix mois ; de plus, les circonſtances du lieu lui ont donné l’être. Sur le ſecond, qui oſera, dit-il, nier que la peſte ſoit une maladie ordinaire ? Les Pays Orientaux n’en ſont-ils pas tous les ans infectés ? Le Nord en eſt-il exempt ? Il ſoûtient ces raiſons par la comparaiſon des péripneumonies, des fiévres malignes & pourpreuſes, de la petite verole, &c. ce ſont, dit-il, autant de peſtes[4] qui n’épouvantent point, parce qu’on eſt accoûtumé à leurs ravages, & après il s’écrie, quel aveuglement ! Il ceſſera cet aveuglement, quand on lui verra guérir la peſte auſſi facilement que toutes ces maladies. Il décrit enſuite les maux que cauſe la terreur de la peſte, c’eſt un cahos, dit-il, où chacun court au précipice[5] : il regarde la peſte comme un mal connu & qui n’eſt pas incurable, il ſe déchaîne contre tous ceux qui inſinuent le contraire, & cela en homme qui veut corriger les erreurs & les préventions populaires. Contre le troiſiéme chef, qui eſt celui de la contagion ou de la communicabilité de la peſte, & qu’il dit être le plus difficile à combatre[6] ; il opoſe les raiſons les plus victorieuſes. On en va juger ; 1 °. il opoſe la Lettre latine de Mrs. Chicoyneau & Verny, qui nient la Contagion. Mais n’eſt-ce point là ce qu’on appelle dans l’Ecole une petition de principe, 2°. Leur exemple en ce qu’aïant communiqué de près avec les malades, ils ſe ſont garantis du mal ; Pour deux hommes ſauvés malgré la communication, combien d’autres en a-t’elle fait perir ? 3°. en 1654. La Ville d’Arras a été deſolée par la peſte, & elle n’a nulle correſpondance dans le Levant, mais n’y a-t’il point d’autre peſte que celle qui vient par contagion ? L’Autheur reconnoit qu’il y en a, puiſqu’il cite une autre peſte de la même Ville en 1710. qu’il dit être venuë des Champignons. Nous paſſons les autres raiſonnemens de l’Autheur, ils ſont tous de la même force. Enfin après s’être bien eſcrimé contre la contagion, il ſe radoucit, & il en avoüe le danger, en reduiſant à certaines bornes la communication neceſſaire pour contracter le mal, il faut dit-il[7], habiter ſous le même Toict, boire, manger, & coucher enſemble ; C’eſt ainſi qu’on l’entend de la Contagion des perſonnes. De tous ces raiſonnemens il en tire cette maxime que la crainte d’une communication mal entenduë ne doit pas nous empêcher de faire nôtre devoir : cette propoſition, dit-il, n’eſt pas cenſurable ; cela eſt vrai, mais celle qui la ſuit merite une ſevere cenſure, les mauvais alimens ſeuls ſemblent déclarer les veritables fondemens de la peſte, & la terreur qui la ſuit, les ſources inévitables de la mortalité. C’eſt ici l’écho de Mrs. Chicoyneau & Verny ; il ne fait que répéter ce qu’ils ont dit : il pourſuit dans le même ſtile les inconveniens des préſervatifs de la fuite & du feu, qui ſont le quatriéme chef ; on lui paſſera celui-ci, pourveu qu’il nous accorde le premier. Ce Medecin a eu l’occaſion de faire valoir ſes maximes, mais les ravages que la peſte fait à Toulon nous les rendent toûjours plus ſuſpectes.

Le traité du Medecin de la Marine ne fût pas long-tems ſans réponſe. Mr. Peiſſonel jeune Medecin de cette Ville le refute, & le ſuit pied à pied dans un ouvrage qui a pour titre, Diſſertation ſur les opinions anciennes & nouvelles touchant la peſte ; il ne faut pourtant pas prendre ce titre à la rigueur, car l’Auteur n’entre pas fort avant dans la matiere : il ſe contente ſeulement de faire quelques raiſonnemens très-communs & très-ſenſibles ſur les quatre chefs ſoûtenus par Mr. Boyer. Il regarde ces chefs comme l’opinion de tous les Modernes, & il leur opoſe les ſentimens populaires qu’il prend pour celui des Anciens. Enfin il balance les inconveniens de part & d’autre, & il ſe déclare pour les derniers. Si on doit loüer l’émulation des jeunes gens, qui ſe hâtent de donner des preuves de leur aplication & de leur zele pour le Public, on doit auſſi les avertir que ces productions prématurées, qu’on ne ſe donne pas le tems de digerer, & qui ne rempliſſent pas tout ce qu’elles promettent par un titre magnifique, marquent toûjours un défaut de juſteſſe & d’exactitude ; cependant toute la Ville applaudit à cet ouvrage, qui favoriſe l’opinion commune. Il n’y a que le Medecin de Toulon, qui l’a regardé comme un effort inutile d’un Pygmée peu digne de ſa colere & de ſon reſſentiment : il n’en a pas agi de même avec Mr. Deidier, avec lequel ils ſe ſont batus rudement par des lettres très-aigres & très-vives, dont les copies ont couru dans le Public, & nous pouvons dire que cette ſcene n’a pas été des moins divertiſſantes de toutes celles que les Medecins ont donné dans cette Ville.

Il n’eſt pas juſqu’au Frere Victorin Quêteur des Auguſtins Reformés, qui ne ſe ſoit crû en droit d’écrire ſur la peſte par une lettre à un de ſes amis. Ce Frere avoit bien montré d’autres talens que celui de Quêteur, mais on ne lui ſçavoit pas encore celui d’être Phiſicien & Chimiſte : il ſe propoſe dans cette lettre d’expliquer la nature du mal, ſes remedes, & la maniere de s’en préſerver. Il reconnoit diverſes peſtes qui affligent les hommes, les animaux, & même les plantes ; il les attribuë aux exhalaiſons minerales, & celle de Marſeille à la contagion des marchandiſes infectées aportées du Levant. Il n’étoit pas poſſible qu’un Frere Laïc s’éleva au-deſſus de ces idées communes. Il explique la nature du mal & de ſa cauſe, par un ſel volatil acre, d’une nature vitriolique & arſenicale, qui coagule le ſang. Pour guérir cette maladie, il ne demande qu’un remede propre à détruire ce ſel veneneux, & il croit l’avoir trouvé dans le mercure, en le combinant avec les autres remedes, ſelon les indications que préſente l’état du malade, tels que ſont les ſudorifiques, les abſorbans, & les évacuants, ce qui lui donne lieu de parcourir les differentes préparations du mercure, parmi leſquelles il adopte l’athyops mineral, & le cinabre, qu’il préfere même au premier. On ne ſçait où eſt-ce que ce Frere a ſi bien apris à connoître le mercure ? Il continuë par la maniere de traitter les bubons & les charbons, & il apuye ſa methode par ſa propre expérience, & par celle de quelques malades qu’il dit avoir guéri, viennent enſuite les moyens préſervatifs qu’il met dans l’éloignement de tout commerce, dans l’uſage des bons alimens, des remedes propres à rendre le ſang fluide, & dans les parfums. Quoique cet ouvrage ne ſoit pas fort regulier, on peut dire pourtant que le nom de l’Auteur en rehauſſe le prix. Je ne ſçai même s’il ne pourroit pas entrer en parallele avec les autres, je ſçai bien au moins que le Public lui a donné la préference.

Enfin Mrs. Chicoyneau & Deidier voulurent nous faire leur adieu par un dernier ouvrage qu’ils nous laiſſerent chacun en partant. Le premier par une lettre de Mr. Lamoniere Medecin de Lyon, & ſa réponſe à ce Medecin ; il laiſſa l’une & l’autre en partant chez l’Imprimeur. Et le ſecond par une decouverte ſinguliere qu’il communiqua aux puiſſances de cette Ville, avant que de partir. Les lettres du premier ne roulent comme les autres que ſur des complimens reciproques, & la réponſe n’eſt qu’une confirmation des ſentimens avancés dans ſes autres ouvrages. La terreur & la crainte y ſont miſes dans tout leur jour, & la prétenduë contagion y eſt détruite de fond en comble : veritablement il y reconnoît une premiere cauſe qui met en branle toutes les autres, mais il garde toûjours un profond ſilence ſur la nature de cette premiere cauſe ; il dit ſeulement qu’elle eſt la même que celle des maladies épidemiques. Mais en voilà aſſez pour une matiere ſi ſouvent rebatuë. Mr. Deidier nous a laiſſé quelque choſe de plus curieux & de plus nouveau, non ſeulement il a travaillé pour l’avenir, mais il a encore pouſſé ſes recherches dans le paſſé. Mr. Pons l’avoit déja fait avant lui, il avoit découvert que la peſte étoit dans Marſeille, non ſeulement avant le mois de May de 1720. qui eſt le tems de l’arrivée de ce Vaiſſeau, que nous regardons comme la ſource de nos malheurs, mais même dès l’année précedente 1719. & pour cela il a fouillé dans nos Regiſtres mortuaires, & il a trouvé qu’en ce tems-là pluſieurs Perſonnes étoient mortes de la peſte. Il a cherché dans les familles, & il a reconnu des gens de tout âge & de tout ſexe, qui en cette même année de 1719. avoient eu des ſymptomes de cette maladie. Pour prouver le premier article, il nous cite des morts ſubites de quelques perſonnes connuës, arrivées cette même année, & il nous dit que ces morts ſubites étoient des avant-coureurs de la peſte. Si cela eſt cette peſte a été bien lente dans ſes progrès, & il faut avoüer qu’Horace[8] a bien raiſon de dire que la peine qui ſuit le coupable eſt d’autant plus terrible qu’elle eſt plus lente & plus long-tems ſuſpenduë. Pour le ſecond article, il a fait une exacte recherche de tous ceux qui avoient eu des boutons, des furoncles, des charbons, & autres tumeurs cette même année, il a gratté leurs cicatrices, & il y a aperçu d’anciens veſtiges de peſte. Malheureux aveugles que nous étions, Marſeille nourriſſoit la peſte dans ſon ſein ſans le ſçavoir.

Mr. Deidier s’y eſt pris d’une autre maniere, il a employé tour à tour les expériences & les raiſonnemens, pour prouver que la peſte, qui fût à peine reconnuë par ſes Collegues dans le mois d’Août, étoit pourtant dans Marſeille avant le mois de May, & dès l’année précedente. L’Apoticaire de l’Hôpital du Mail, qui eſt auſſi Medecin, fit quelques experiences ſur des chiens ; il injecta aux uns par diverſes veines de la bile des peſtiferés, il en mit à d’autres dans des playes faites exprès, & ces animaux parurent malades, & moururent dans quatre jours, avec des charbons & des bubons, à ce qu’il dit, cette bile mêlée avec de l’eſprit de vitriol devint verte d’un vert d’herbe, l’eſprit de nitre la rendit noire, & le ſel ou l’huile de tartre lui redonna ſa couleur jaune & naturelle. Il avoit aperçu qu’un chien qui rodoit depuis long-tems dans cet Hôpital, où il mangeoit les glandes arrachées des bubons, lêchoit le pus & le ſang des peſtiferés, n’avoit jamais paru malade, il injecta dans ce même chien de la bile peſtiferée, & auſſitôt ce chien fût réellement frapé de peſte. Ayant communiqué ſes expériences à Mr. Deidier, celui-ci les jugea propres pour ſervir à ſes deſſeins & à ſon ſiſtême, & crût devoir mettre à profit une ſi bonne trouvaille ; il bâtit là-deſſus une ſuite de douze obſervations dans leſquelles il prétend démontrer 1°. que la peſte reſide dans une bile verdâtre ; 2°. que les mauvais alimens, qui produiſent cette bile, ſont les ſeules cauſes de la peſte. De ces deux principes il en tire deux conſequences ; la premiere que l’air ni les marchandiſes infectées ne peuvent point avoir produit cette maladie ; & la ſeconde, que la peſte étoit à Marſeille avant le mois de May, & par conſequent avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Châtaud. Suivons l’auteur dans tous ces raiſonnemens, pour être convaincus que ces principes ne ſont pas plus certains que les conſequences qu’il en tire.

Les raiſons qui prouvent le premier principe, ſont 1°. que la bile ſeule injectée dans un chien, ou verſée dans une playe qu’on lui a faite exprès, lui donne la peſte bien marquée par tous les ſymptomes. Quoi qu’il en ſoit de cette peſte communiquée au chien, & que l’on affecte dans ces obſervations de revêtir de tous les caracteres de la maladie, a-t’on injecté quelqu’une des autres humeurs d’un peſtiferé ? Cette épreuve étoit-elle plus difficile que l’autre, & devoit-elle échaper à un Medecin, qui veut établir un nouveau ſyſtême, qu’il ne ſçauroit trop bien fonder ? Nous dira-t’il que l’experience du chien de l’Hôpital qui ſe nourriſſoit des chairs, du ſang, & du pus des peſtiferés, tient lieu de toutes ces expériences ? Mais en voici une contraire. Dans l’Hôpital des peſtiferés des Galeres, il y avoit un chien qui y lêchoit de tems en tems les apareils que l’on ôtoit des playes : ce chien parut malade quelque tems après, & il lui ſurvint une tumeur à l’aîne ; alors on le tua d’un coup de fuſil ; s’il m’eſt permis de me ſervir de la fameuſe comparaiſon de la petite verole avec la peſte, dont tant de gens veulent ſe faire honneur, ne ſçait-on pas qu’on ente la petite verole, en verſant du pus d’un verolé dans une inciſion que l’on fait à un homme ſain, qui prend d’abord la même maladie. Sur cela que penſer du chien qui s’eſt nourri ſi long-tems de ces humeurs peſtiferées, ſans en avoir paru incommodé, & qui a pris la peſte, dès qu’on lui a injecté de la bile infectée, ſinon que s’étant accoûtumé peu à peu à ces alimens infectés, il n’en recevoit aucune impreſſion fâcheuſe, comme ceux qui ſe ſont accoûtumés peu à peu à l’opium & aux poiſons les plus actifs, & que la bile injectée immediatement dans ſon ſang, a dû y faire des impreſſions plus fortes que les alimens peſtiferés, qui ſouffrent des alterations dans l’eſtomach & dans les premieres voies. 2°. Qu’on a trouvé la veſicule du fiel pleine d’une bile verdâtre dans tous les chiens à qui on avoit communiqué la peſte par l’injection de cette liqueur ; ſi c’eſt la bile injectée qui a rendu les chiens malades, celle que l’on a trouvé dans leurs veſicules ne pouvoit donc pas être la cauſe du mal, elle n’en étoit donc que l’effet. Il en eſt de même de celle qui a été trouvée dans la veſicule des cadavres ouverts : pourquoi ne ſera-t’elle pas en ceux-ci une production de la maladie, comme dans les chiens ? Remarquons en paſſant qu’on ne manque pas d’avoir obſervé dans ces cadavres, dont il eſt parlé dans les obſervations, que le cœur & les autres viſceres étoient engorgés d’un ſang noir & épaiſſi par cette bile verdâtre, ſans faire attention que ces malades cités dans la ſeconde obſervation, étoient morts ſubitement, & peut-être de quelqu’autre maladie que la peſte ; car en ce tems-là elle ne donnoit plus de morts ſubites, ce n’a été qu’au commencement. Tel a été le Sr. Bourget, dont il eſt parlé, qui étoit un homme fort gros & fort replet, & qui après avoir bien ſoupé le ſoir, fût trouvé mort le lendemain matin dans ſon lit, ſans aucune marque de peſte ; or les Medecins nous diſent que l’on trouve toûjours de ces engorgemens de ſang dans les ſujets, qui ſont morts ſubitement, & dont la maladie a été très-courte. Toutes les autres circonſtances des découvertes faites par les ouvertures des cadavres peſtiferés, ſont très bien accommodées au ſyſtême, & donnent lieu de croire qu’elles ont été faites avec la même exactitude, que celles où il avoit découvert que le ſang des peſtiferés étoit toûjours coagulé, & dont Mr. Chicoyneau a voulu parler dans ſes Obſervations[9].

Si nous ſoumettons les experiences & les principes de l’Auteur au raiſonnement, nous les trouverons tout-à-fait contraires à l’œconomie, ſelon laquelle les differentes humeurs ſe produiſent, & ſe diſtribuent dans le corps humain : car ſi dans un malade peſtiferé il n’y a que la bile verdâtre, produite par les mauvais alimens, qui ſoit infectée, & que toutes les autres humeurs reſtent dans leur pureté naturelle, comment eſt-ce que ces mauvais alimens ont pû gâter la bile, ſans communiquer leurs mauvaiſes qualités au ſang dont elle ſe ſepare dans ſon couloir ordinaire ; & par quel canal toute l’infection du ſang paſſe-t’elle dans la bile & dans la veſicule du fiel, ſans ſe communiquer aux autres humeurs, qui ſe ſeparent du ſang, par la même mechanique à peu près que la bile ? Si le pus qui ſort des playes d’un peſtiferé eſt exempt d’infection, & ne peut point communiquer le mal, pourquoi eſt-ce que la ſupuration guérit la maladie, & que l’on en voit diminuer les ſymptomes à vûë d’œil, à meſure qu’elle s’avance ? Si le bubon eſt la criſe de la peſte, comme l’Auteur l’a dit dans les lettres imprimées, comment peut-il l’être, ſi l’humeur morbifique ne s’évacuë pas par la ſupuration du bubon ? & ſi elle s’évacuë, comment ſe peut-il qu’elle ne ſoit pas infectée & ne communique pas la maladie ? Enfin ſi la bile verdâtre eſt l’unique cauſe prochaine de la maladie, elle doit l’être auſſi des ſymptomes ; elle doit donc ſe mêler à cette limphe épaiſſie, qui produit ces ſortes de tumeurs ; mais peut-elle ſe mêler ſans lui communiquer ſon vice ? Un Auteur ſi fécond en nouvelles découvertes, & ſi ingenieux à en tirer des conſequences favorables, ne manquera pas ſans doute de concilier ces contrariétés, & de nous aplanir des difficultés, qui ſeroient embarraſſantes pour tout autre que lui.

Pour nous faire recevoir le ſecond principe, qui eſt que les mauvais alimens, qui ont produit cette bile verdâtre, ſont la ſeule cauſe de la peſte, l’Autheur devoit nous faire voir comment eſt-ce que les mauvais alimens de l’année précedente, ont pû gâter la bile à un tel point qu’elle nous ait donné la peſte. Car enfin nous avons bien paſſé des années de diſette, & de ſterilité ſans être affligés de ce fleau. En 1709. l’une & l’autre furent extrêmes, le froid de l’hyver fût exceſſif, le ſuc des plantes fût ſi épaiſſi qu’elles moururent preſque toutes ; cependant cette diſette extrême & ce deſordre géneral des Elemens & de toute la nature ne nous produiſirent que des fiévres malignes ordinaires, bien differentes de la maladie d’aujourd’huy, quoy qu’on en diſe, puiſque les mêmes remedes qui guériſſoient celles-là, ont été nuiſibles pour ne pas dire mortels dans celle-cy. Mais nous allons être ſatisfaits ; quand on ſçait accommoder les ouvertures des Cadavres à ſon ſiſtême, on n’eſt pas en peine d’arranger les revolutions des ſaiſons ſelon ſes idées. Voicy comme l’Autheur ſe tire d’affaire là-deſſus dans l’obſervation. 11. „ Il y eut en 1719. une diſette de bled occaſionnée par l’irrégularité des ſaiſons & pendant les quatre mois, qui précederent la peſte le peuple de Marſeille mangea du Bled du Levant mélangé d’un tiers d’Orge, d’avoine & de Seigle. L’Eté de 1719. Les chaleurs & la ſéchereſſe furent exceſſives dans la baſſe-Provence, il n’y eut preſque pas de recolte de Bled, peu de vin, & peu d’huile ; pendant ces chaleurs qui durerent tout le mois de Juin, Juillet & Aouſt, il ne fit preſque pas de vent, celuy d’Eſt fût le ſeul qui regna très petit & fort chaud ; le ſuc des plantes ne fût pas aſſès détrempé ; les pores de la peau des habitants de cette contrée furent ſi ouverts à la tranſpiration, que le ſang de l’homme, & le ſuc des plantes ſe trouverent dépourvûs de cette ſeroſité dont ils ont coutume de ſe charger pour conſerver leur liquidité naturelle. Aux mois de Septembre, Octobre & novembre de la même année il ſurvint dans ce Païs quantité de pluyes abondantes avec de furieux vents d’Oüeſt ſouvent redoublés ſurtout le 8. le 20. Septembre & le 19. Novembre, ces pluyes delaïerent un peu les liqueurs des hommes, & le ſuc des plantes, mais étant mêlées avec des vents très orageux, elles ne furent pas capables de ſurmonter l’épaiſſiſſement précedent, c’eſt à cette irrégularité des ſaiſons, qu’on doit attribuer la conſtitution d’un ſang épais qui s’eſt diſpoſé peu à peu à recevoir la peſte, tandis que le vice de la bile, qui l’a produite, s’eſt ſans doute formé par des indigeſtions réitérées que les paſſions de l’ame ſurtout la peur & la crainte ont occaſionnées. Il paroît que l’Autheur n’a travaillé que ſur de faux mémoires ou peut-être ſur l’Almanach de Marſeille de 1719. Il faut beaucoup compter ſur la credulité du public pour oſer débiter une fable ſi mal concertée ; car quel autre nom peut-on donner à ce bizarre arrangement, que l’Autheur fait de nos ſaiſons ſi peu conforme à la verité, & ſi peu capable de produire l’effet qu’il luy attribuë. Ces vaines ſuppoſitions ne meritent pas d’être refutées, le témoignage des perſonnes encore vivantes ſuffit pour les détruire. Nous allons ſeulement relever un raiſonnement qu’il y fait ; il dit que les pluïes de l’Autonne ne furent pas capables de ſurmonter l’épaiſſiſſement du ſuc des plantes, & des liqueurs des hommes cauſé par les chaleurs de l’Eté, parce qu’elles étoient mêlées avec des vents très orageux. Veut-il dire que les vents en diſperſant les pluïes les empêchent de tomber ſur la terre ? elles devroient au moins cauſer quelque changement dans nos corps par celuy qu’elles font dans l’air. Qu’il nous diſe encore comment eſt-ce que les alterations produites dans nos humeurs par les chaleurs de l’Eté de 1715). & par les mauvais alimens de cette même année, ne nous ont donné la peſte que dans le mois de Juillet de 1720. Si j’oſois le renvoïer à ſon Hypocrate, il y apprendroit que les dérangements, que les ſaiſons irregulieres font dans nos humeurs, ſe manifeſtent dans la ſaiſon, qui les ſuit immédiatement. Or nous n’avons eû aucune maladie épidemique dans l’Automne, & dans l’Hyver, qui ont ſuivi l’Eté de 1719. Ils ont été même plus ſains qu’en toute autre année. Ce n’eſt pas ſur la foy d’autruy, mais ſur nôtre propre experience que nous oſons l’aſſurer.

De ces principes & mal établis il n’en peut naître que des conſequences encore plus fauſſes ; la premiere que Mr. Deidier entre dans l’obſervation 8. eſt que l’air ny les marchandiſes infectées ne ſauroient donner la peſte, & voicy ſon raiſonnement ; De tous les animaux qui reſpirent le même air l’homme ſeul eſt attaqué de peſte, or par les expériences cy-deſſus tout chien eſt ſuſceptible de peſte & aucun chien n’en a été attaqué, donc la peſte ne vient point de l’air, mais de quelqu’autre cauſe, qui ne peut être que les mauvais alimens ſeuls capables d’attaquer la bile préferablement aux autres humeurs. Qu’il me ſoit permis de retorquer l’argument contre ce Profeſſeur. Les chiens uſent des mêmes alimens que l’homme, or tout chien eſt ſuſceptible de peſte, donc les alimens, qui ont donné la peſte à l’homme ont dû auſſi la donner aux chiens. Après cela faiſons-luy quartier pour le reſte, & laiſſons luy dire tant qu’il voudra que ces mauvais alimens attaquent la bile préferablement aux autres humeurs.

La ſeconde conſequence qu’il en tire, c’eſt que la peſte étoit à Marſeille avant le mois de May, & par conſequent avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Chataud. La preuve en eſt déciſive ſelon luy, on en va juger. Il poſe pour principe dans la premiere obſervation que les Bubons, les Charbons, les Parotides &c. ſont les ſymptômes eſſentiels & diſtinctifs de la peſte de Marſeille, enſuite dans les obſervations 9. & 10. il prouve qu’il y a eû des perſonnes, qui dans les mois d’Avril, de May, de Juin, 1720. & même en 1719. avoient eû des Bubons, des Charbons & des Parotides, il nomme les malades, les ruës où ils demeurent, il fait l’hiſtoire de leur maladie avec la même confiance que s’il les avoient traités, De-là il conclut que ces perſonnes avoient la peſte, & par conſequent que la peſte étoit à Marſeille, avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Chataud. Il pouvoit également conclure qu’elle étoit par tout le Royaume, car il eſt peu de Ville, où l’on ne voye toutes les années quelques malades atteints de ces ſortes de tumeurs ; mais comme nous avons à faire à un Profeſſeur, reduiſons ſon raiſonnement en forme pour pouvoir le convaincre qu’il n’eſt qu’un vray paralogiſme. Il ne trouvera pas mauvais que nous luy rapellions icy les regles de l’argumentation qu’il ne luy eſt pas permis d’ignorer. Voicy donc ſon argument. Les Bubons, Charbons, & Parotides &c. ſont les ſymptômes eſſentiels & diſtinctifs de la peſte de Marſeille. Or il y avoit à Marſeille avant le mois de May des perſonnes, qui avoient de ces ſortes de tumeurs, donc il y avoit à Marſeille des perſonnes qui avoient la peſte avant le mois de May. Sans entrer icy dans un jargon, qui ne ſeroit entendu que de peu de perſonnes, contentons-nous de renvoïer le Profeſſeur à l’art de penſer[10] où il apprendra que ſon argument n’eſt qu’un ſophiſme des plus groſſiers, dont le vice ſaute aux yeux de ceux, qui n’ont aucune idée de logique, car tout ce raiſonnement ne porte que ſur cette propoſition que les Bubons, les Charbons & les Parotides & c.[11] ſont les ſymptômes eſſentiels & diſtinctifs de la peſte de Marſeille. Il falloit y ajoûter encore le concours des ſymptômes internes, qui annoncent la maladie, & de ceux qui l’accompagnent, celuy de pluſieurs malades atteints du même mal ; de pluſieurs morts en même temps, ſa communication à ceux qui aſſiſtent les malades, en un mot la contagion ; le tout enſemble caracteriſe la maladie de Marſeille, cette idée de la maladie qui eſt certainement la veritable, une fois poſée, tout le reſte du raiſonnement tombe de luy-même ; car on voit d’abord que tous ces malades cités dans l’obſervation 11. n’ont eû que des tumeurs ſimples, qui n’étoient point revêtuës de ce terrible apareil de ſymptômes, qui conſtituë la maladie de Marſeille : pour en être convaincû, il n’y a qu’à conſtater les dates du commencement de leur maladie, de l’aparition des ſymptômes, & de leur mort. L’Autheur n’a point vû ces malades, il n’en parle que ſur le témoignage des autres, qui peut-être n’ont pas vû par eux-même. A ces témoins ſuſpects, j’oſe en opoſer un, dont la probité & l’experience ne ſauroient être revoquées en doute. C’eſt le Médecin qui deſſervoit l’Hôtel-Dieu dans les mois d’Avril, May, & Juin 1720. qui avoit encore un quartier de la miſericorde des plus étendus, & qui joignoit à cela beaucoup de pratiques en Ville, lequel aſſure n’avoir vû dans tous ces endroits aucun malade peſtiferé avant le mois de Juillet de la même année ; tous les autres Médecins de la Ville aſſurent la même choſe. Mais c’eſt trop s’arrêter à combattre des raiſonnemens, qui tombent d’eux-mêmes, & à détruire des faits, qui ſont publiquement démentis par le témoignage de toute une Ville.

Voilà donc tout le miſtere découvert, ce dernier ouvrage de Mr. Deidier vient de le déceler, & de trahir l’adreſſe des autres Médecins à le cacher ; tant de nouveaux ſyſtêmes inventés ſur la peſte, tant de fictions ingenieuſes ſur les cauſes, tant de découvertes ſur les cadavres accommodées à l’une & à l’autre, tant de Lettres imprimées, tant d’obſervations ſi artiſtement arrangées, tant d’experiences ſi bien concertées, tant de menus ouvrages donnés au Public, qui ne les demandoit pas, enfin tant de travaux & de peines que Mrs. les Médecins de Montpellier ſe ſont donnés, tout cela n’a été entrepris que pour nous perſuader que la peſte étoit à Marſeille avant le mois de May, & avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Chataud, & qu’elle ne nous a pas été communiquée par l’infection des marchandiſes, ou des perſonnes venuës ſur ce Navire. Ils ne l’ont déclaré qu’en partant, & juſqu’alors nous ne ſavions que penſer, quand nous voyons de fameux Médecins, qui ne manquent ny de lumieres, ny d’experience, donner dans des opinions ſi extraordinaires, & affecter de faire revenir certaines idées dans tous leurs ouvrages ; tout cela nous confirmoit dans l’ancien préjugé, & nous faiſoit croire que la peſte étoit au deſſus de la connoiſſance des Médecins & de leurs remedes. Il n’en eſt pas de même aujourd’huy que leurs vûës nous ſont connuës, nôtre ſurpriſe ceſſe, nous voyons de quoy il s’agit, & nous laiſſons à chacun la liberté d’en juger,

Il faut pourtant, avoüer que nous avons de grandes obligations à ces Mrs. les Médecins de Montpellier ; Ils nous ont decillé les yeux, & nous ont appris à connoître la peſte. Nous n’avons plus rien à craindre du commerce du Levant, nos Infirmeries vont nous devenir inutiles, & déſormais nous n’aurons plus beſoin de prendre ces gênantes précautions contre les perſonnes & les marchandiſes infectées ; la peſte ne peut plus nous venir de ces contrées ſuſpectes ; elle ne peut nous reprendre, ſelon M. Pons, que quand le temps d’éclorre marqué par la providence à cette fatale ſemence de peſte, qui eſt répanduë dans l’air, ſera arrivé ; & ſelon Mr. Deidier, que quand les mauvais alimens & les révolutions des ſaiſons infecteront nôtre bile, & la rendront verdâtre ; c’eſt de quoy ils nous aſſurent ; & quand ce malheur nous arrivera, nous n’aurons qu’à tenir ferme, faire bonne contenance, en un mot n’avoir point de peur. Mrs. Chicoyneau & Verny, nous promettent que le courage & la fermeté nous garantiront du mal, ou du moins que nous en guérirons, nous ſommes d’un caractere d’eſprit ferme & conſtant. Que ſi nous ne pouvons pas maitriſer cette peur, & que malgré leurs aſſurances, elle s’empare de nous, nous prierons Mr. Maille de venir ranimer nôtre confiance, & nous raſſurer par ſon exemple. Si enfin nonobſtant ces ſecours nous ſommes ſaiſis du mal, nous aurons de quoy nous conſoler par la découverte de Mr. Deidier, qui nous a fait connoître cette maladie, & nous a fait voir qu’elle ne reſide que dans la bile ; ainſi nous n’aurons qu’à ne pas manger de mauvais alimens, à nous tenir ſur nos gardes pour ne pas exalter cette bile verdâtre, ou tout au moins pour la reprimer ; & ſi nous ne pouvons pas y réüſſir, nous aurons recours au ſel de tartre, qui la rendra jaune & naturelle. Nous voilà donc en ſûreté contre la peſte, qui va devenir la maladie la plus facile à guérir.

Voila donc tout ce que la peſte nous a produit d’ouvrages & de découvertes, malgré leſquels la maladie n’en eſt ny mieux connuë, ny plus aiſée à guérir. Elle n’en fait pas moins de ravages. On voit que tous ces Médecins ont tenu à peu près le même langage, & ont tous parlé ſur le même ton ; ils avoient aparemment les mêmes raiſons & les mêmes motifs, il n’y a parmi eux que Mrs. Bouthillier & Labadie qui aïent été dans des ſentimens contraires, auſſi n’ont-ils rien écrit : ils n’ont pourtant pas laiſſé que de travailler avec beaucoup d’aplication, de zele, & de ſuccès. Nous ne ſçaurions leur refuſer ce témoignage.


  1. Page. 7. obſerv.
  2. Page. 9.
  3. Pag. 5. 6.
  4. Page. 7.
  5. Page. 9.
  6. Page. 11. 12.
  7. Pag. 17.
  8. Ode 2. lib. 3.
  9. pag. 149.
  10. part. 3. chap. 11. 2. exemple.
  11. 1. obſ.