Relation historique de la peste de Marseille en 1720/22

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 369-392).
Chapitre XXII


CHAPITRE XXII.


Divers Ouvrages imprimés ſur la peſte.



LA maladie diminuant tous les jours de plus en plus dans ce dernier periode, & les temps devenans toûjours plus ſereins & plus tranquilles, donnerent lieu à toute ſorte de perſonnes d’exercer leur talent d’écrire. Le champ étoit vaſte, & la matiere feconde. Les troubles & les déſordres de la contagion, des déſolations extrêmes, une mortalité génerale, des évenemens ſinguliers étoient un ſujet bien digne d’un Hiſtorien. Une maladie auſſi extraordinaire ne pouvoit qu’exciter la curioſité des Medecins : l’un & l’autre fourniſſoient aux Poëtes des grandes idées, & de quoy faire briller leur talent. On vit d’abord la Ville inondée de ces trois ſortes d’écrits, qui ne ſervirent pas moins à divertir le public qu’à l’amuſer. Nous avons crû devoir rendre compte de tous ces differents ouvrages ; & ce chapitre ſera pour ainſi-dire, l’hiſtoire litteraire de nôtre peſte, dans lequel nous nous contenterons de raporter en hiſtorien fidelle le jugement du Public ſur tous ces ouvrages, ſans y rien mettre du nôtre que quelques reflexions répanduës çà & là.

Ou vit d’abord paroître diverſes relations fort courtes & fort ſuccintes, qui n’étoient proprement que des lettres écrites à des amis, dans leſquelles on ſe contentoit de décrire le deſordre de nos Ruës & de nos places publiques, comme l’objet le plus touchant & le plus extraordinaire. A ces petites relations ſucceda un diſcours ſur ce qui s’eſt paſſé de plus conſiderable à Marſeille pendant la Contagion. Je ne ſçay ſi ce diſcours a été prononcé quelque part, mais je ſay bien qu’il meritoit de l’être. Les malheurs de la Contagion y ſont décrits d’une maniere bien touchante, & bien vive ; Les fréquents paſſages de l’Ecriture, & les ſentiments de pieté dont il eſt rempli, nous font croire que c’eſt quelque Eccleſiaſtique, qui en eſt l’Autheur. En quoy il eſt plus réprehenſible d’avoir réproché leur fuite à nos Curés, tandis qu’ils ont tous faits publiquement leurs fonctions, & que la pluſpart ſont morts dans le glorieux exercice de leur miniſtere. Ce ſont des faits qu’il n’eſt pas permis d’ignorer à ceux qui écrivent de ſemblables hiſtoires. La Relation la plus étenduë eſt celle de Mr. Pichaty Avocat de la communauté intitulé, Journal abrégé de ce qui s’eſt paſſé en la Ville de Marſeille pendant la Peſte tiré du Memorial de la Chambre du Conſeil de l’Hôtel de Ville. Une Relation fondée ſur une ſemblable piece ne peut être que très fidelle ; c’eſt peut-être pour l’être trop qu’elle fut ſuprimée, & les exemplaires enlevés dès qu’elle parut. Ce fruit de ſix mois de travail quoyque très legitime, puiſqu’il étoit né le 10. Decembre dans ſa maiſon paternelle[1] fut pourtant étouffé dans la naiſſance, ſans qu’on en ſache la raiſon. Ce que l’on en ſait de certain, c’eſt que ceux pour la gloire deſquels il avoit été fait, en furent les plus mécontens. On trouve mauvais que le Conſeil de la Communauté révele des choſes qu’on a intereſt de tenir ſecrettes. L’un ſe plaint qu’il paſſe legerement ſur ſes exploits ; L’autre n’aime pas à s’y voir de niveau avec ceux, à qui il ſe croié ſuperieur ; Celuy-cy trouve à dire qu’on releve en luy des petiteſſes, tandis qu’il peut fournir la matiere d’un éloge le plus magnifique ; & tous ſe recrient qu’il mette le gouvernail de la Ville en d’autres mains, que celles qui doivent naturellement le tenir. Enfin quoyque l’Autheur y répande par tout les loüanges à pleines mains, il a eu le malheur de ne contenter perſonne. Le Public de ſon côté auroit ſouhaité n’y pas voir certains faits deguiſés, d’autres alterés, & d’autres paſſés ſous ſilence. Cet Ouvrage eſt pourtant aſſes éxact, les traits y ſont vifs, les tours variés, nos malheurs y ſont décrits avec une éloquence faſtueuſe, & la maladie faiſant rafle de tout y eſt peinte au naturel[2]. Le malheureux ſuccès de cette relation coûta la vie à toutes les autres, & fut cauſe qu’elles ne virent pas le jour ; chacun craignit le même ſort pour la ſienne, & tous ces Autheurs aimoient mieux les ſuprimer, que de renoncer au droit de dire la verité.

Il n’en fût pas de même de nos Poëtes ; plus hardis que les Hiſtoriens, ils donnerent un libre eſſort à leur eſprit, & uſerent de toute la liberté de la Poëſie. On vit paroître diverſes odes ſur la Peſte : toutes marquent quelque talent dans leurs Autheurs, mais aucune ne remplit parfaitement un ſujet ſi vaſte, ſi intereſſant, & qui fournit de ſi belles idées, La ſincerité ſe fait diſtinguer dans les unes, la pieté dans les autres, & en toutes c’eſt toûjours le triſte ſpectacle des mourants & des morts. Quelques-unes étoient accompagnées d’une Paraphraſe ſur le miſerere, & d’autres prieres en vers ſi néceſſaires dans la conjoncture. Enfin les Provençaux aimant à rimer, chacun tachoit de charmer l’ennuy de ſa retraite par ces ſortes d’amuſemens. De jeunes gens que la ceſſation des divertiſſements publics mettoient dans la neceſſité de chercher des plaiſirs innocens, voulurent s’en procurer un par l’impreſſion d’une Epître en vers, qu’avoit fait un jeune Capucin pour faire épreuve de ſon talent. Le bon Religieux ne ſe méfiant pas du deſſein de cette Jeuneſſe badine, leur lacha ces vers qu’ils firent imprimer avec ce titre, qui marque aſſès le caractere de la piece, fruit precoce, ou operation admirable de l’eſprit original du ſeraphique Pere Frere Corneille qui n’a encore que vingt-deux ans. Cependant la qualité de l’Autheur, & le ſujet de ſon Epître ſembloient meriter un peu plus de ménagement. Le dernier Ouvrage de Poëſie, qui parut, fut une Epître à Damon qui contenoit le recit de nos malheurs precedée d’une Epître dedicatoire à Mr. de Marſeille, & ſuivie d’une Paraphraſe en vers ſur le Miſerere ; cette piece eſt pleine des ſentimens de cette pieté ſincere qui réluit en la perſonne de ſon Autheur : on voit qu’il a de l’eſprit, mais non pas du talent pour la Poëſie.

Les Medecins ſont ceux qui ont fait le plus gémir la preſſe & les Imprimeurs, car leurs Ouvrages ont eû le moins de débite. Un Medecin de cette Ville ayant envoïé un mémoire à un de ſes amis à Lion, qui luy avoit demandé quelques éclairciſſemens ſur la maladie, on crût qu’il pouvoit être de quelque utilité. Un fameux Medecin de Lion le fit imprimer tout informe, qu’il étoit avec un avertiſſement à la tête, qui ternit un peu le memoire du Medecin de Marſeille. Celuy-cy ſe reſſent de la negligence qui regne ordinairement dans les lettres particulieres ; celuy-là au contraire eſt un ouvrage travaillé & fort poly, dans lequel le ſiſtême des vers peſtilentiels eſt mit dans tout ſon jour, & ſoutenu dans toutes ſes parties d’une maniere capable de luy donner toute la vraye-ſemblance, que peut recevoir la plus ingenieuſe fiction. Le Medecin de Marſeille retoucha dans la ſuite ſes obſervations. Il ne les fit pas imprimer, mais il les fit paſſer entre les mains de Mrs. Chicoyneau & Verny pour leur inſpirer le deſſein de ſe réünir tous enſemble dans un pareil Ouvrage, en faveur des autres Villes de la Province qui commençoit d’être affligées du même malheur, ces Medecins bien loin d’entrer dans ſes vûës, crûrent qu’il vouloit faire imprimer ſes obſervations, & prendre avantage ſur eux ; à quoy certainement il ne penſoit pas. Pour le prévenir il ſe hâterent de compoſer leur ouvrage ſous le titre de Relation ſuccinte touchant les accidents de la Peſte de Marſeille, ſon prognoſtic & ſa curation. Il fut dabord ſuivi d’une Lettre latine en reponſe à Mr. de Fornés Medecin de Barcelonne envoïé par le Viceroy de Catalogne à Montpellier, pour s’informer de la maladie de Marſeille. Dans la ſuite ils firent réimprimer leur relation, & ils y joignirent des obſervations faites ſur les malades & ſur les ouvertures des cadavres, & des reflexions ſur les unes & les autres.

Cet ouvrage excita d’abord les plaintes & les murmures de tous les Médecins & Chirurgiens Etrangers, de ceux de la Ville & de tout le Public. Les Premiers furent indignés de voir Mrs. Chicoyneau & Verny ſe ſeparer d’eux, & ſe mettre à part avec Mr. Soulier Chirurgien, & ſurtout ceux à qui la qualité de Profeſſeur ſembloit donner plus de droit d’y être unis. Les Chirurgiens étrangers, qui avoient travaillé avec eux, & qui ſe croyoient dans le même rang que Mr. Soulier, ne virent cette diſtinction qu’avec peine, & ſurtout M. Nelatton, qui par ſa fermeté & ſon application ſuperieures à celle des autres, meritoit bien d’y avoir place. Les Medecins de la Ville furent moins ſurpris de cette reſerve, à laquelle ces Meſſieurs leur avoient donné lieu de s’attendre par leurs manieres ; mais ils ne pûrent voir de ſang froid qu’ils oſaſſent leur réprocher publiquement leur déſertion & leur inaction[3], tandis que dans leur premier voïage à Marſeille ils les ont trouvés tous en exercice, qu’ils les ont conduit eux mêmes chès les differents malades, & que dans le ſecond ils les ont trouvés la pluſpart morts ou malades. Eſt-ce par l’inaction que l’on gagne l’un ou l’autre ? D’ailleurs tous ceux qui en ont été garantis ont travaillé pendant toute la contagion dans la Ville, dans les Hôpitaux & à la Campagne. Enfin les uns les autres ne trouvent rien moins dans cet Ouvrage que cette ſincerité qu’on y fait ſonner ſi haut par tout. Pemierement[4] ils diſent que leurs obſervations ſont conformes à celles de leurs collegues, qui ont travaillé de concert avec eux ; tandis qu’il eſt de notoriété publique qu’ils ont toûjours reſtés unis tous trois ſans ſe communiquer ny conférer avec qui que ce ſoit des autres Medecins & Chirurgiens ; que bien loin que leurs obſervations aient été conformes à celles des autres, elles leur ſont tout-à-fait contraires ; puiſqu’aucun d’eux n’a approuvés les cinq claſſes des malades, & encore moins la troiſiéme compoſée de la premiere & de la ſeconde, qui à ce qu’on dit, n’a jamais exiſté que dans leur livre ; & qu’enfin de tous ceux qui ont traité les malades, aucun n’a éprouvé un ſuccès favorable des purgatifs donnés après l’émétique dans le cours de la maladie, & encore moins des ptiſanes laxatives avec le ſené. 2°[5]. Ils diſent encore qu’ils ſe ſont conformés aux intentions de l’Illuſtre Mr. Chirac premier Medecin de S. A. R. On ſait pourtant que par toutes ſes Lettres il leur recommandoit de s’unir, & de conferer avec les autres Médecins, & qu’ils n’ont jamais daigné le faire. 3°[6]. Ils avancent hardiment qu’ils ont cru devoir rejetter la methode d’extirper ces tumeurs (les Bubons) qui étoit en uſage avant qu’ils entraſſent dans cette Ville. Quoy que ce ſoit un fait public & conſtant, que cette méthode étoit inconnuë en cette Ville avant leur arrivée, & qu’ils ſont les ſeuls Medecins qui l’ont faite pratiquer ; parce qu’ils étoient ſeuls dans cette opinion que tout le venin ſe cantonnoit dans la glande, & qu’en l’extirpant on emportoit par là tout le venin. Enfin on a remarqué que les obſervations qu’ils donnent pour ſingulieres ne ſont rien moins que cela, & qu’elles roulent ſur des cas, qui ont été très communs & très familiers dans cette maladie. Nous paſſons tous les autres ſujets de plainte des Médecins contre ce Livre. Il ne nous convient point d’entrer dans leur querelle ; à eux le débat. Ne verrons-nous jamais les Médecins d’accord entre eux, & ſerons-nous toûjours obligés de confier nôtre vie à des gens, qui ne s’accordent le plus ſouvent que pour trouver les moïens de la détruire ?

Le Public ne fut pas plus ſatisfait de l’ouvrage de Mrs. Chicoyneau & Verny que les Medecins, Quoyqu’ils euſſent pris le ſoin de faire diſtribuer des exemplaires de leurs obſervations dans les meilleures maiſons de la Ville, elles ne firent que confirmer le jugement qu’on avoit formé ſur la premiere relation. Il attendoit d’eux un ouvrage qui répondit à leur reputation, & à l’idée qu’il en avoit conçûë. Il ſe promettoit de leur part des explications ſavantes & recherchées ſur la nature de la maladie & de ſa cauſe, des découvertes utiles ſur les moïens de la guérir. Il comptoit que de fameux Medecins, qui n’avoient jamais voulu ſe confondre avec les autres, ſe diſtingueroient d’eux par la beauté de leurs ouvrages, par leur érudition, par la nouveauté de leurs découvertes, par la ſûreté de leur prognoſtic & de leur pratique : que ceux qui avoient oſé reprocher aux uns leur inaction, aux autres des préventions indignes[7], agiroient, eux-même plus efficacement, & ne donneroient pas dans des préventions encore plus vaines : que ceux qui attribuoient la grande mortalité de cette Ville au préjugé, où l’on y étoit de l’incurabilité du mal, fairoient bien-tôt ceſſer ce faux prejugé par la guériſon de pluſieurs malades. Enfin il croïoit que des Medecins diſtingués par leur rang & par leur merite ſauroient ſe mettre au deſſus de cette indigne paſſion de déprimer les autres, ſi ordinaire au commun des Médecins ; au deſſus de ces vaines jactances qui vont à ſe tout attribuer & à vouloir inſinuer que les autres n’ont rien fait ; au deſſus de cette petite vanité, qui s’aplaudit des moindres choſes, & qui tire avantage de tout.

On doit juger qu’elle fut la ſurpriſe du Public, quand il ne trouva dans cette relation qu’une énumeration ſimple & décharnée des ſymptômes de la maladie, dont il avoit déjà fait une triſte expérience : quand au lieu d’une explication éxacte de la nature du mal & de ſa cauſe, il ne vit dans la Lettre latine[8] qu’un aveu ſincere de leur indigence ſur ce point, qui laiſſe même dans le déſeſpoir de pouvoir jamais y parvenir ; quand il ne trouva pour toute cauſe du mal que la terreur, qui mettoit en jeu les cauſes ordinaires des maladies ; quand il vit que dans le 3. Periode les malades traités par ces Medecins ſi actifs, & aſſiſtés de tous les ſecours ne laiſſoient pas de mourir comme auparavant : qu’ils n’avoient rapporté d’autre utilité des ouvertures des Cadavres que celle d’apuyer leur nouveau ſiſtême, & de donner pour cauſe du mal ce qui n’en eſt que l’effet : que leur pratique n’étoit ny plus ſure ny leur prognoſtic plus fidelle que ceux des autres : qu’ils y mettent la peſte de niveau avec les fiévres putrides & malignes, dont les plus groſſiers avoient ſi bien ſenti la difference : qu’ils ne propoſent d’autre remede, que ceux dont on avoit déja reconnu la foibleſſe & preſque l’inutilité : que bien loin de corriger le préjugé d’incurabilité du mal, ils n’avoient fait que le fortifier davantage par le petit nombre des malades, qu’ils avoient guéris : qu’enfin leurs ouvrages[9] étoient remplis de ces traits ſourds inutiles à toute autre vûë que celle de déprimer leurs collegues, & de jetter des injuſtes ſoupçons ſur leur conduite.

Tel eſt icy le jugement du public ſur les Ouvrages de Mrs. Chicoyneau, Verny, & Soulier ; dans lequel il ſemble qu’il y ait de l’ingratitude à juger ſi peu favorablement des perſonnes, qui ſont devoüées à ſon ſalut. Cependant il eſt en droit d’éxiger de ces mêmes perſonnes, qu’ils n’abuſent pas de ſa credulité, & qu’ils ne faſſent pas entrer dans les inſtructions qu’ils luy laiſſent, des vûës particulieres plus capables d’affoiblir ſa confiance que de la ranimer. Je ne ſay même ſi la pluſpart de ceux qui ont ainſi jugé des ouvrages des Médecins de Montpellier, ne s’authoriſent pas dans cette eſpece d’ingratitude par leur ſentiment touchant la Contagion. Quoyqu’il en ſoit il eſt conſtant qu’on ne ſauroit prendre le change, ny le donner ſur des faits publics, & qui ſe ſont paſſés à la vûë de toute une Ville.

Après cela oſerions-nous hazarder icy quelques reflexions. Que ceux qui ne voïent la Peſte que de loin, ne la regardent que comme l’effet d’une terreur publique, c’eſt une opinion qu’on peut leur paſſer ; s’ils la voïoient de plus près, ils ſont aſſès de bonne foy pour avoüer leur mépriſe, & aſſès jaloux de leur reputation pour ne pas s’entêter contre l’experience. Mais que des Médecins, qui ſont ſur les lieux, témoins de ſes ravages, de la rapidité de ſes progrès, de ſa reſiſtance à tous les remedes, de la violence & de la bizarrerie de ſes ſymptômes[10], s’opiniâtrent à ſoûtenir un paradoxe auſſi extraordinaire, c’eſt vouloir dementir l’experience, c’eſt compromettre ſon honneur & celuy de ſa profeſſion, c’eſt impoſer à la credulité publique. Quand on toit ces Médecins ramener tout au principe de la peur, la donner pour unique cauſe du mal, de ſa communicabilité, de la mort des malades, & d’un nombre infini de malades, raporter la guériſon de tous les autres à un caractere d’eſprit, ferme dans les perſonnes même les plus timides & les plus foibles par leur âge & par leur ſexe, & faire entrer dans les cauſes de ces guériſons la fermeté de ceux, qui les traittoient. Quand on les voit, dis-je, faire revenir à toutes les pages d’un Livre ces mêmes idées, & les mêmes manieres de les exprimer. Peut-on ſe refuſer au legitime ſoupçon que ces Médecins ne s’abandonnent à leurs préventions ; ne pouſſons pas plus loin cette reflexion, & contentons nous de les renvoïer là-deſſus aux agréables Lettres à la Ducheſſe.

Je paſſe ce qu’ils diſent des mauvais alimens, & des autres ſources du mal ; je veux bien leur rendre la juſtice de croire qu’ils ne les regardent que comme des cauſes occaſionnelles à l’égard de quelques malades. Car aprés tout, ces cauſes particulieres peuvent-elles faire commencer la maladie, & luy donner naiſſance, ſont-elles capables de la perpetuer ? Et peuvent-elles convenir à tous ceux, qui en ont été attaqués ? Ils reconnoiſſent, il eſt vray, une premiere cauſe, un levain peſtilentiel ; ils le font ſortir dans leur Lettre latine de ces caiſſes fatales aportées du Levant, ils relevent la fatalité, de ces caiſſes par la célebre comparaiſon de la boëte de Pandore ; mais la peur & les autres cauſes reviennent plus ſouvent ſur la ſcene que le levain peſtilentiel ; elles y joüent par tout le premier rôle, & le levain ſemble n’y être amené que par bien-ſeance. Que peut-on penſer encore de leur ſentiment ſur la Contagion ? d’un jour à l’autre ils ſe ſont enhardis à la nier. Nous les avons vû varier là-deſſus ; mais n’entamons pas cette matiere. Si la mort de 40. mille ames n’a pas pû les en convaincre, tous les raiſonnemens du monde ne ſauroient le faire.

Il ſemble pourtant qu’il eſt neceſſaire de détruire les préventions du peuple ſur la terreur du mal, qui l’empêche de ſe ſécourir les uns les autres, auſſi bien que celles, qui regardent la Contagion, & qui cauſent un ſi grand dérangement dans les Provinces, dans les Royaumes, & ſi je l’oſe dire, dans toute l’Europe ; Cela eſt vray ; mais pour les détruire ces préventions, il ne faut pas donner dans l’extremité oppoſée, qui n’eſt pas moins contraire au bien public. Pouſſer la terreur du mal juſques à l’abandonnement des malades, c’eſt une barbare cruauté ; étendre la crainte de la Contagion au delà du temps, & des meſures ſuffiſantes pour en purger tout ſoupçon raiſonnable, c’eſt troubler la ſocieté, c’eſt y mettre un dérangement géneral. Mais auſſi regarder la peſte comme une maladie ordinaire, & perſuader aux gens de s’y livrer avec une entiere liberté, c’eſt les expoſer au danger de périr & de faire périr tous les autres. Nier abſolument la Contagion & inſpirer au peuple une téméraire confiance, c’eſt donner lieu à tous les deſordres & à tous les malheurs, dont nous gémiſſons encore, de ſe répandre dans toute une Province, & dans tout un Royaume. Il ne faut rien outrer dans une matiere de cette importance ; & pour ne pas donner dans aucune de ces facheuſes extremités, il n’y a pour la Contagion qu’à la réduire dans ſes juſtes bornes, & établir ſur des faits conſtants, & bien averés des regles ſures pour le commerce & pour la communication en temps de Peſte. C’eſt ce que les Médecins auroient pû faire dans cette occaſion, s’ils avoient été plus unis, & ſi dégagés chacun de ſes préventions & des vûës particulieres, ils avoient fait un traitté en commun, dans lequel ils auroient donné des regles ſûres & ſinceres pour tout ce qui regarde cette maladie. Ce travail auroit été plus glorieux pour eux, & plus utile pour le public, que tous ces mêmes ouvrages qui ne donnent que des idées fauſſes ou tout au moins imparfaites de la Peſte, & dans leſquels ils n’ont fait entrer que des vûës particulieres. Il eſt à ſouhaitter que quelqu’un de ceux, qui ont été emploïés pendant la Contagion, libre de tout engagement, réponde à l’attente du Public ſur un ſemblable ouvrage.

Pour ce qui eſt de la terreur du mal ce n’eſt pas dans une vaine Philoſophie qu’il faut chercher des motifs propres à porter les hommes à la ſurmonter. La Religion eſt une reſſource plus ſure & plus abondante, où l’on doit puiſer des motifs plus forts & plus puiſſants pour exciter la charité des fidelles, que tous ces ſpecieux raiſonnemens d’une fauſſe ſpeculation. Qu’on leur laiſſe prendre les meſures & les ſages précautions que la prudence humaine ſuggere, que la médecine enſeigne, que l’experience authoriſe, & que la Religion permet ; mais en même temps qu’on leur diſe avec ſaint Jean, qu’ils doivent[11] donner leur vie pour leurs freres, que perſonne ne peut avoir un plus grand amour que de donner ſa vie pour ſes amis. Qu’il y a une étroite obligation de le faire par charité, que c’eſt là un précepte formel, où il n’y a ny équivoque ny obſcurité, nous devons[12] dit ſaint Jean, qu’on leur repreſente comme autre-fois ſaint Cyprien aux Habitans de Carthage, que cette Contagion & cette Peſte, dont leur Ville eſt affligée, n’eſt qu’une épreuve génerale que Dieu a voulu faire de leur charité[13]. Qu’on leur apprene ce que les ſains doivent aux malades, ce que les enfans doivent à leurs Peres, ce que les Peres doivent à leurs enfans, ce que les maris & les femmes, les maîtres & les domeſtiques ſe doivent réciproquement : qu’on leur diſe qu’ils doivent s’expoſer les uns pour les autres, & ſacrifier leur propre vie pour ſe rendre les uns aux autres l’aſſiſtance neceſſaire. Qu’on leur propoſe l’exemple de J. C. ſur lequel ſaint Jean fonde cette obligation, celuy de tant de Saints, celuy même des infidelles du Levant : qu’on leur rapelle encore l’exemple des premiers Chrêtiens[14], & ſurtout de ceux d’alexandrie, qui au raport de ſaint Denis leur Evêque, ſans crainte du peril viſitoient les malades, les ſervoient aſſidüement, & leur donnoient des remedes, quoyqu’ils fuſſent aſſurés qu’en exerçant ces actes de charité, ils contractoient bien-tôt la même maladie ; ce que ſaint Denis exprime d’une maniere, qui fait comprendre qu’ils le faiſoient de gayeté de cœur, & avec une liberté entiere ; ils pouſſoient même leur charité plus loin, ils fermoient dit-il, les yeux & la bouche aux mourans, ils lavoient les morts, les habilloient, & les portoient en terre ſur leurs épaules, & ceux qui leur rendoient ce pieux devoir le recevoient bien-tôt des autres qui éprouvoient bien-tôt le même ſort ; les Gentils, continue-t’il, faiſoient tout le contraire, dès que quelqu’un tomboit malade, ils le mettoient dehors, ils fuyoient ceux qui leur étoient les plus chers, & s’ils venoient à mourir, ils les jettoient dans la ruë, où il les laiſſoient ſans Sépulture, fuyant leur aproche crainte de la mort qu’ils ne pouvoient pas éviter avec toutes leurs précautions.

Tels ſont les motifs par leſquels on doit raſſurer le Peuple, infiniment plus puiſſants & plus propres à l’enhardir à ſe ſecourir les uns les autres en temps de peſte, que tous ces vains ſyſtêmes d’une nouvelle médecine, qui ne peuvent tout au plus qu’étourdir l’eſprit, ou pour mieux-dire, l’imagination ſur la vûë du péril, mais qui ſont incapables d’inſpirer cette charité chrêtienne & héroïque, qui peut ſeule nous mettre audeſſus de la crainte des dangers, & nous raſſurer contre les fraïeurs de la mort, quand il faut nous y expoſer pour ſauver nos freres. Cette diſgreſſion nous a paru néceſſaire pour détruire une erreur d’autant plus dangereuſe, qu’elle eſt ſoutenuë par de celebres Médecins ; nous ne prétendons pas par là extenuer leur mérite, mais ſeulement rendre à la verité ce que nous luy devons. Revenons à préſent à nôtre hiſtoire litteraire.


  1. l’Hôtel de Ville.
  2. pag. 16.
  3. Pag. 14. de la Relat.
  4. Pag. 11. de la Relat.
  5. Pag. 4. & 134. des Obſerv.
  6. Pag. 24. de la Relat.
  7. Pag. 11. de la Relat.
  8. Pag. 4.
  9. Pag. 11. de la Relat. Pag. 33. 74. 149. des Obſerv.
  10. Page. 85.
  11. 1. Joan. c. 3. v. 11.
  12. Joan. c. 15. v. 13.
  13. Quale Elua eſt delectiſſimi quod piſtis illa graſſatur ? Explorat juſtitiam ſingulorum.
  14. Actu martirum Ruinard. Edition amſtelodam fol. 185.