Relation historique de la peste de Marseille en 1720/09

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 94-105).
Chapitre IX


CHAPITRE IX.


Second Periode de la peſte. Etabliſſement d’un nouvel Hôpital.



CE n’eſt pas ici la premiere fois qu’on a vû les Habitans d’une Ville affligée de peſte douter de la verité de cette maladie, juſques à ce qu’ils lui ayent vû faire les derniers ravages. Il en eſt arrivé de même dans toutes les Villes que Dieu a voulu punir de ce fleau. Il ſemble qu’il ne les frape de cet aveuglement, que pour les empêcher de prendre des meſures, pour ſe ſouſtraire à ſa juſtice ; on peut dire néanmoins que l’incredulité n’a jamais été pouſſée ſi loin, qu’elle l’a été dans cette occaſion. On pourroit la comparer à celle de ces hommes inſenſés, qui ménacés d’un déluge prochain, & voyant conſtruire l’Arche à Noël, s’en mocquerent, & ne penſerent point à le prévenir par une ſemblable précaution, & par une converſion ſincere. Telle a été la ſtupide incredulité de quelques-uns de nos Habitans ; ils ont vû commencer la peſte dans les Infirmeries, ils l’ont vûë paſſer, pour ainſi dire, ſous leurs yeux de cet endroit dans la Ville, & s’étendre en peu de jours dans tous les quartiers ; elle leur eſt confirmée par le témoignage de tous les Medecins ; & malgré tout cela ingenieux à ſe tromper eux-mêmes, ils aiment mieux s’expoſer à tous les déſordres d’une calamité publique, que de les prévenir par de ſages précautions qu’ils n’auroient pas dû negliger quand même elles auroient dû leur devenir inutiles.

C’eſt dans le ſecond periode du mal que ces déſordres furent extrêmes, & que l’on vit tout le trouble de la plus affreuſe déſolation. Deux choſes donnerent lieu à ces déſordres : d’une part un excès de ménagement, d’une autre un défaut de prévoyance. Le premier regardoit le ſoin des malades, le ſecond l’inhumation des morts : nous allons déveloper l’un & l’autre.

Environ le 8. du mois d’Août, les Medecins commis à la viſite des malades s’aperçurent qu’on ne les enlevoit plus, & qu’on les laiſſoit dans les maiſons, quoi qu’ils en donnaſſent tous les ſoirs l’état aux Echevins ; ils furent leur repreſenter que ces malades laiſſés chez eux en infectoient d’autres, que leurs ſoins étoient inutiles par la miſere de la plûpart : car alors ils ne viſitoient guéres que des pauvres ; que l’Hôtel-Dieu leur étant fermé, ils n’avoient point d’autre retraite ; que les charités de la miſericorde & des autres œuvres pies leur manquant, ils languiſſoient dans leurs maiſons dénués de tout ſecours, & periſſoient même d’inanition & de miſere ; & qu’enfin on ne pouvoit pas éviter d’établir un nouvel Hôpital pour ces malades.

Mr. le Gouverneur comprit bientôt la neceſſité de cet établiſſement, l’ordonna ſur le champ, & comme on étoit en peine de trouver un endroit qui fût propre, & qui peut être bientôt mis en état de recevoir les malades, les Medecins lui ſuggererent de prendre la Charité, & lui firent voir que c’étoit l’endroit le plus propre par ſa ſituation, par la diſpoſition interieure de la maiſon, par ſon étenduë, par toutes les commodités neceſſaires aux malades, & ſur tout par le voiſinage de cinq Maiſons Religieuſes, qu’on auroit pû lui joindre dans la ſuite, quand le nombre des malades augmenteroit. Ils donnerent encore les moyens de loger ailleurs les pauvres qui étoient entretenus dans cette Maiſon, & qui alloient au nombre de cinq à ſix cens, y compris les Officiers.

La choſe concluë, les Recteurs de la Charité ſont appellés, & priés en même tems de vuider ſur le champ cette Maiſon, & de faire tranſporter les pauvres qui y ſont, aux endroits qu’on leur indique. Ils opoſent pluſieurs raiſons & divers obſtacles à cette entrepriſe, en préſence de Mr. le Gouverneur, qui les débâtit & franchit toutes les difficultés avec une préſence d’eſprit & une douceur, à quoi ils ne purent reſiſter. Ce projet pourtant ſi bien concerté & ſi long-tems débatu, demeura ſans execution, ſans qu’on en ſache la raiſon ; on fût près de huit jours à ſe déterminer pour l’établiſſement d’un Hôpital ; les malades cependant s’accumulent de par tout, & bientôt va commencer cette confuſion & ce déſordre, dont le ſeul ſouvenir fait horreur.

Rien n’étoit cependant plus propre à empêcher le progrés de la contagion, & à prévenir les déſordres qu’elle a traîné après elle, que l’établiſſement de cet Hôpital ; on y plaçoit d’abord du jour au lendemain ſix cens malades, & huit cens dans une neceſſité ; dans la ſuite on auroit pris les cinq Couvents, qui ſont tout au tour de la Charité. C’étoit un moindre inconvénient de déplacer des Religieux & des Religieuſes, que de laiſſer les malades dans les ruës & dans les places publiques. On auroit logé les Religieux dans les autres Couvents, qui ſont en ſi grand nombre dans cette Ville, réunifiant ceux dont les regles & les manieres de vivre ont le plus d’affinité & de raport. Un de ſes Couvents pouvoit être deſtiné pour les riches qui auroient voulu être traités à leurs dépens ; un autre pour les Prêtres, Confeſſeurs, & les autres Officiers malades : enfin les autres auroient ſervi pour les Convaleſcens, pour loger les Officiers, & pour le reſte des malades, qu’on y pouvoit recevoir au nombre de trois mille. On ne devoit pas s’attendre à en avoir un plus grand nombre à la fois, parce que dans cette maladie les morts ſont promptes & frequentes ; toutes ces maiſons ſont fort commodes, ſituées à une extrêmité, & ſeparées du reſte de la Ville par une Colline, & dans un quartier fort deſert ; elles ſont même iſolées. Que de malades ſauvez par cet établiſſement, & délivrés du cruel déſeſpoir de mourir dans les ruës.

On ſe détermine à la fin à former un Hôpital pour les peſtiferés, & on choiſit pour cela l’Hôpital des Convaleſçens de l’Hôtel-Dieu ; il eſt veritablement bien ſitué, mais c’eſt la plus petite maiſon de toutes celles qui étoient propres à cet uſage ; car elle ne pouvoit pas contenir au-delà de deux ou trois cens malades ; auſſi fût-il rempli en moins de deux jours ; & comme les malades y venoient en foule, on fût obligé de les placer dans une grande étable, qui eſt tout auprès, & où l’on enfermoit ordinairement les Bœufs & les Moutons de la Boucherie, encore s’eſtimoient-ils heureux de mourir dans un endroit, où le Sauveur du monde a bien voulu naître.

Cet Hôpital fût ouvert vers le milieu du mois d’Août, ſous la direction d’un Chirurgien, tous les Medecins de la Ville ſe trouvant alors employés, à la reſerve d’un ſeul qui étoit malade ; on y mit tous les Officiers neceſſaires : quelques jours après ſon établiſſement, Mrs. Gayon pere & fils Medecins de Barjols, petite Ville de cette Province, qui depuis long-tems meditoient un établiſſement à Marſeille, crurent que c’étoit ici une occaſion favorable, & vinrent offrir leurs ſervices à Mrs. les Echevins, qui les reçurent volontiers, & placerent ces deux medecins dans le nouvel Hôpital des peſtiferés. Ils s’y enfermerent ſans daigner conferer avec les Medecins de la Ville, & ſans s’informer de la nature du mal, & des remedes qui lui convenoient. Auſſi remplis de nouvelles idées tout-à-fait contraires à celles qu’ils auroient dû ſe former de la maladie ; ils donnerent dans une methode toute opoſée à celle que le mal demande, & dont le mauvais ſuccés augmenta bientôt la mortalité dans cet Hôpital ; ils employerent les ſaignées reïterées & les purgatifs, dont on avoit d’abord connu l’inutilité. A peine ces Medecins eurent-ils le tems de ſe reconnoître, que le pere fût pris du mal & mourut : le fils effrayé de la mort de ſon pere, ſe retira, & de retour à ſa Patrie, il y fût mis hors la Ville en quarantaine, pendant laquelle il mourut auſſi, & après ſa mort, perſonne n’oſant toucher à ſon corps pour l’enterrer, on mit le feu à la maiſon, & avec lui fût brûlé tout ſon bien qu’il avoit converti en papiers, comptant de faire un établiſſement fixe à Marſeille.

Le Chirurgien & les autres Officiers de cet Hôpital ſuivirent de près le ſort de ces Medecins, & avec eux finit le peu de bon ordre qu’il y avoit. Car comme le trouble croiſſoit avec la maladie, on les remplaça des premiers ſujets que l’on trouva, ſans choix & ſans examen ; auſſi cet Hôpital ne fût plus dans la ſuite qu’un lieu d’horreur & de confuſion, où ceux qui devoient avoir ſoin des malades, ne les voyoient que pour prendre garde au moment qu’ils expiroient, & ſe partager leurs dépoüilles. Ils en faiſoient même une retraite de vols qu’ils faiſoient en Ville dans les maiſons abandonnées par les malades qui alloient à cet Hôpital. En effet leurs deſordres étant connus, ils furent arrêtés & condamnés aux Galeres. Nous paſſons ici l’état de cet Hôpital, nous le repreſenterons avec celui de la Ville, pour ne pas toucher deux fois à un tableau ſi hideux & ſi effrayant.

On reconnut bientôt que l’Hôpital qu’on avoit choiſi étoit trop petit pour le grand nombre des malades, qui tomboient tous les jours, on forma le projet d’en faire un autre, qui par le long tems qu’il falloit pour le mettre en état, devenoit inutile aux déſordres préſens. On choiſit le jeu de mail, dont l’étenduë & la ſituation fourniſſoient une place très-propre pour y dreſſer un Hôpital, qui par la proximité du Couvent des Auguſtins reformés, & d’un grand corps de maiſon, qui eſt à l’entrée du jeu de mail, avoit toutes les commodités neceſſaires. Sa ſituation hors la Ville le rendoit encore plus propre pour ces ſortes de malades. Ce projet étoit bien concerté, mais il auroit fallu pouvoir ſuſpendre la rapidité du mal, juſques à ce qu’il fût executé ; car on ne pouvoit déja plus compter les malades, ils étoient ſans ſecours & ſans retraite dès le 20. du mois d’Août, & on entreprend alors un Hôpital, qui n’a été prêt qu’au commencement d’Octobre, comme on le verra par la ſuite ; il n’a pourtant pas laiſſé d’être d’une grande utilité : nous le dirons en ſon lieu. Cependant pour donner une retraite aux malades, on éleva des tentes hors la Ville le long des remparts, auſquels on fit une breche vis-à-vis, pour pouvoir paſſer les malades ſous ces tentes.

La ſeconde choſe qui donna lieu aux deſordres dans le ſecond periode du mal, c’eſt l’indolence à croire que ce fût veritablement la peſte. Delà le défaut de prévoyance pour l’inhumation des morts ; dans les commencemens on les portoit aux Infirmeries, qui quoique vaſtes, ne purent pas en recevoir un grand nombre, parce que le terrein eſt preſque tout ſur le Roc : on fût même obligé d’en combler une vieille Citerne. Les Infirmeries étant donc remplies, on reſolut d’ouvrir une foſſe du côté de la Cathedrale ; mais à peine a-t’on commencé d’y travailler, qu’on l’abandonne ſur les repreſentations des Religieuſes du St. Sacrement, dont la maiſon étoit tout auprès. On déſigna une terre hors la Ville, entre les portes d’Aix & de la Joliete, dans laquelle on ouvrit deux foſſes de dix toiſes de long & autant de large, & de quatorze pieds de profondeur. Ce ne fût pas ſans peine que l’on obligea des Payſans à y travailler : il fallut que Mr. Mouſtier l’Echevin, homme d’un zele infatigable, y fût en tête.

Ces foſſes furent bientôt remplies avec une mortalité de trois à quatre cens perſonnes par jour, & qui alloit toûjours croiſſant d’un jour à l’autre, & comme on n’en avoit point préparé d’avance, que les Foſſoyeurs & les Corbeaux manquoient de tems en tems, ou par la fuite, ou par la mort, on fût bientôt en demeure d’enlever les cadavres, & l’expedition la plus importante en tems de contagion, celle qui demande le plus de celerité, & qui doit ſouffrir le moins d’interruption, fût menée le plus lentement de toutes. Ainſi d’une part l’établiſſement d’un Hôpital differé, le choix de celui des convaleſcens, qui ne pouvoit pas contenir la dixiéme partie des malades, de l’autre le défaut des foſſes préparées, des Foſſoyeurs & des Corbeaux engagés d’avance, donnerent lieu à ce déſordre, qui remplit en peu de jours la Ville de morts & de malades.