Relation historique de la peste de Marseille en 1720/02

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 17-27).
Chapitre II


CHAPITRE II.


Origine de la peſte de Marſeille. Elle ne vient point de l’air, ni des alimens.



POur marquer l’origine de la peſte de Marſeille, il n’y a qu’à démontrer qu’elle ne la tire point des cauſes communes & generales, qui produiſent les contagions ordinaires. Peut-être que la ſuite des faits l’indiquera aſſez, & nous diſpenſera de prononcer là-deſſus. Nous ne pourrions le faire qu’après avoir prouvé la contagion, qui ne ſçauroit être traitée dans cet ouvrage : c’eſt pourquoi nous nous contenterons de faire voir ici que cette peſte ne reconnoît aucune de ces cauſes generales ; après quoi pour en trouver l’origine, on n’aura qu’à ſe laiſſer aller au cours des conſequences, qui ſuivront naturellement de ces preuves, & des faits ſimplement arrangés.

On ne connoit que deux cauſes generales des maladies épidemiques ou populaires. Ces cauſes ſont l’air & les alimens, qui étant d’un uſage commun à tous les habitans d’une même ville, doivent leur communiquer leurs bonnes ou leurs mauvaiſes qualités, & faire ſur eux à peu près les mêmes impreſſions. L’air, quoique le plus ſimple & le plus fluide de tous les corps, ſe charge pourtant facilement de toute ſorte de corpuſcules étrangers, qu’il porte dans ſon ſein, & qu’il communique à tout ce qu’il penetre. C’eſt-là une de ces verités qui ſont generalement reçûës, & qui n’ont plus beſoin d’être prouvées.

L’air donc pur par lui-même, ne peut être infecté que par le mélange de ces corpuſcules étrangers, qui ſelon leur qualités, le rendent plus ou moins pur, & par conſequent plus ou moins ſain. Car, qui ne ſçait pas aujourd’hui, que l’air ſi neceſſaire à la vie, peut produire differentes alterations dans le ſang, ſoit qu’il ſe mêle avec lui par la reſpiration, ſoit qu’il ſoit pris avec les alimens. Or ces corpuſcules impurs capables d’infecter l’air, ne peuvent lui venir que des vapeurs & des exhalaiſons qui s’élevent de la terre ou des eaux bourbeuſes & marêcageuſes, ou bien de quelqu’autre ſorte de corruption, telle qu’eſt celle des cadavres, après une ſanglante bataille, ou un long ſiége. Ainſi après des tremblemens de terre, par des embraſemens ſouterains, on voit la terre s’entrouvrir & ſe crevaſſer, d’où ſortent des exhalaiſons minerales & arſenicales, qui ſe repandant dans l’air, lui communiquent leur virulence. Ainſi des eaux bourbeuſes & croupiſſantes, le ſoleil éleve des vapeurs, qui ſe trouvent bientôt en égale peſanteur avec l’air, y reſtent ſuſpenduës, & ſe confondent avec lui. Nous paſſons legerement ſur toutes ces cauſes de l’infection de l’air, qui ne ſont ignorées de perſonne.

L’air de Marſeille eſt exempt de toutes ces infections. Il n’y a dans cette ville, ni dans tout ſon voiſinage aucune mine de métail ni de mineral, nulle ſource d’eaux minerales. On n’y a jamais vû aucun tremblement de terre ; les anciennes hiſtoires de cette ville n’en font aucune mention, & homme vivant, pour vieux qu’il ſoit, n’en a jamais oüi parler. Quoique Marſeille ſoit arroſée d’une infinité de fontaines, & ſon terroir de divers ruiſſeaux, néanmoins toutes ces eaux vont ſe perdre dans la Mer, & ne croupiſſent nulle part. Veritablement les étrangers ſe plaignent, & avec quelque raiſon, du peu de propreté des ruës, & de ce qu’on y jette toutes les immondices des maiſons ; mais elles n’y ſont pas plûtôt jettées, qu’elles ſont ſur le champ ramaſſées, & emportées hors la ville, par les payſans avides du fumier, qui leur eſt ſi neceſſaire pour fertiliſer leurs terres.

Pour ſe convaincre que l’air de Marſeille eſt des plus purs & des plus ſains, il n’y a qu’à ſe repreſenter la ſituation & l’heureuſe expoſition de cette ville. Nous ferons peut-être plaiſir à ceux qui la connoiſſent déja, de la leur retracer ; & ceux qui ne l’ont pas vûë, n’en auront pas moins à lire la deſcription d’une ville auſſi celebre par ſon antiquité, que par ſes embeliſſemens modernes.

La ville de Marſeille eſt bâtie ſur le penchant d’une colline, qui s’étend du couchant au levant, faiſant face au midy, vers lequel elle contourne, en regardant le nord. La ville bâtie depuis le haut de cette colline juſques au bas fait la figure d’un fer de cheval, & forme une eſpece d’amphiteatre, dont le fond eſt un grand baſſin ovale, qui fait le Port. L’entrée de ce Port eſt formée par la ſeparation de ces deux collines vers le Couchant, & défenduë par deux Citadelles bâties ſur les extrêmités de ces collines une de chaque côté. La plus grande partie de la ville ſe trouve par-là expoſée au Midy, & ſur tout le Port, au tour du quel regne un large Quay, qui par l’égalité du pavé, par la vûë des Galeres & des Vaiſſeaux de toute nation, dont le Port eſt rempli toute l’année, par la diverſité des boutiques qui le bordent, & par la varieté des marchandiſes qui y ſont expoſées, forme une promenade auſſi commode qu’agreable.

On trouve dans toutes les places publiques, & preſque dans toutes les ruës des fontaines, dont les eaux, ſe répandant dans toute la ville, en lavent les ruës, & en entraînent toutes les immondices dans la mer. Quoique le Port reçoive toutes ces eaux, il ne s’en éleve point de mauvaiſe odeur, ni des vapeurs infectées, parce que ſon emboucheure étant étroite, il y a un petit courant, qui en renouvelle continuellement les eaux. D’ailleurs il y a toute l’année des pontons deſtinés à le curer, & ces immondices ſont jettées loin dans la mer.

Derriere ces collines ſur leſquelles la ville eſt bâtie, s’étend une grande & vaſte plaine, à plus de deux lieües, bordée par d’autres colines couvertes de thym, de romarin, & d’autres herbes aromatiques, qui croiſſent auſſi en abondance ſur de petites collines, qui s’élevent en quelques endroits de cette plaine. C’eſt dans cette étenduë qu’eſt le terroir de cette ville, lequel ſterile & ingrat de ſa nature, eſt devenu, par l’induſtrie & par l’opulence de ſes habitans, le plus agreable & le plus fertile. Un nombre infini de maiſons de campagne, qu’on appelle Baſtides, & qu’on ſait monter à plus de huit mille, augmentent la beauté de ce terroir, & par leur varieté & leur bizarre arrangement font voir une ſeconde ville diſperſée dans une vaſte campagne. Les endroits les plus élevés de ce terroir ſont plantés d’oliviers & de figuiers, dont le fruit porte par excellence le nom de figues de Marſeille, & de vignes, dont la favorable expoſition rend les vins ſi excellens, que Martial[1] les appelloit des vins fumeux. Tout le reſte de ce terroir n’eſt que prairies & jardinages, avec des arbres fruitiers de toute eſpece, qu’on arroſe des eaux de divers ruiſſeaux, & d’une petite riviere, qui vont ſe dégorger dans la mer.

Heureux le peuple qui joüit d’une ſi favorable expoſition ; il ne peut qu’y reſpirer un air très-pur & très-ſain, qui joint à la douceur du climat, rend cette ville un des plus agréables ſéjours du Royaume ; auſſi y voit-on rarement des maladies épidemiques ; je n’y en ai pas vû d’autre que celle qui ſuivit le rude hyver de 1709. & qui fût commune à toutes les autres villes du Royaume, par le déſordre general que fit dans toute la nature un froid ſi extraordinaire ; & même les Medecins diſent que les maladies ordinaires, qui dans toutes les autres villes ſuivent les revolutions des ſaiſons, ne font que ſe montrer en celle-ci dans un très-petit nombre de malades. D’où viendroit donc cette prétenduë infection de l’air, capable de produire la maladie d’aujourd’hui ? Voudroit-on dire qu’elle y a été aportée des pays lointains par quelque vent funeſte ? Mais qu’on nous prouve auparavant que les miaſmes contagieux ſont aſſez liés enſemble, pour n’être pas diſperſés & diſſipés par un ſi long trajet.

On peut encore moins raporter cette infection à d’autres cauſes, qui n’ont jamais exiſté dans cette ville ni dans ſon voiſinage. Nul dérangement dans les ſaiſons de cette année, ni des années précedentes, les vents, les pluyes, le chaud, le froid, tout avoit ſuivi le cours ordinaire & regulier de la nature. Nulle maladie précedente, ni fiévre maligne, ni petite verole, qui ait annoncé une conſtitution épidemique. Nulle comete, nul meteore, funeſtes préſages d’une calamité prochaine. A quoi donc attribuer cette infection de l’air, & l’étrange maladie dont on veut le rendre coupable ? Les Aſtronomes auroient-ils découvert quelque nouvelle étoile, ou quelque aſtre ſiniſtre, qui eût verſé ſes malignes influences ſur cette ville infortunée.

Les mauvais alimens ſont encore une ſource féconde de pluſieurs maladies populaires. La raiſon en eſt aſſez connuë ; on peut pourtant encore moins ſoupçonner cette cauſe que les autres. Jamais année plus fertile que celle-ci. Quoique le bled & toutes les autres denrées ayent été un peu cheres, c’étoit moins par la diſette que par le prix exceſſif de l’argent. Le peuple de Marſeille n’a jamais tant gagné que cette année, où les rembourſemens avoient mis les riches dans la neceſſité de faire de nouvelles entrepriſes, à bâtir de maiſons, en culture des terres, & en commerce pour conſerver leurs fonds ; & tous ces travaux, dont le prix étoit conſiderablement augmenté, avoient procuré des gains immenſes aux pauvres & aux artiſans, auſſi étoient-ils tous à leur aiſe ; on les voyoit aller du pair avec les bourgeois, & même les effacer par la vanité & par leur luxe. Ce n’eſt pas dans les grandes villes où le peuple ſouffre par la miſere, & encore moins dans une ville de commerce : il y trouve toûjours les moyens de ſe ſauver de l’indigence, & de ſe garantir de cette extrême miſere.

On voudra peut-être accuſer l’abondance des fruits, comme l’aliment le plus ordinaire des pauvres, & le plus facile à ſe corrompre : d’autant mieux que quelques malades rendoient quantité de vers. Mais quand a-t’on vû que les fruits, & la corruption qu’ils font, ait cauſé une maladie auſſi violente ? Cette cauſe paroît-elle ſuffiſante à produire un effet ſi extraordinaire ? Eſt-ce une cauſe de maladie fort nouvelle qu’une abondante recolte de fruit ? Elle revient de deux années l’une, & ſouvent pluſieurs années de ſuite, & le mal contagieux ne paroît qu’une fois dans un ſiécle.

Il ſuit de tout ce que nous venons de dire, que la peſte de Marſeille ne reconnoît aucune de ces cauſes generales des maladies épidemiques. Elle ne peut donc y avoir été aportée que par la contagion & par la communication de quelque perſonne, ou par des marchandiſes infectées. Mais comme ce n’eſt pas à nous à prouver la contagion, tout ce que nous pourrions dire là-deſſus, ne porteroit ſur aucun fondement ſolide. Nous eſperons même que la ſuite de cette relation découvrira l’origine & la ſource de cette maladie, & nous épargnera la peine de la prouver : d’autant mieux que les preuves qui reſultent des faits conſtants & publics, ſont beaucoup plus fortes que celles que forment les raiſonnemens les plus plauſibles & les mieux concertés.


  1. Lib. 13. E. 12. & lib. 14. E. 116.