Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 151-155).

CHAPITRE XIX.


Comment les Indiens nous séparèrent.


Six mois s’étaient passés depuis que j’attendais avec les chrétiens le moment de mettre notre projet à exécution, lorsque les Indiens s’en allèrent à trente lieues de là à la recherche des tunas. Quand nous fûmes pour nous enfuir, ils se querellèrent à propos d’une femme, se battirent et se tuèrent les uns les autres, puis chacun emporta sa cabane et s’en alla de son côté. Nous autres chrétiens, nous fûmes donc obligés de nous séparer, sans pouvoir nous réunir pendant une année. Tout ce temps-là je menai une existence des plus pénibles, tant à cause du besoin de manger, que des mauvais traitements que ces Indiens me firent éprouver ; à un tel point, que trois fois je pris la fuite de chez mes maîtres. Ils se mirent à ma poursuite, et firent tous leurs efforts pour me tuer ; mais Dieu par sa miséricorde voulut bien me mettre à l’abri de leurs recherches, et je parvins à retrouver les Espagnols à la saison des tunas, et dans le même endroit où nous nous étions vus. Nous avions arrêté de prendre la fuite : le même jour où nous devions partir, les Indiens nous séparèrent, et chacun fut de son côté ; je dis à mes camarades que je les attendrais dans les tunas jusqu’à ce que la lune fût dans son plein. Ce fut le 1er de septembre que nous convînmes de cela avec eux : c’était aussi le premier de la lune. Je les prévins que s’ils ne se trouvaient pas au rendez-vous à l’époque indiquée , je m’en irais tout seul. Nous nous séparâmes donc, et chacun partit avec ses Indiens. Je restai chez les miens jusqu’au treizième jour de la lune : j’avais arrêté de passer chez d’autres naturels à l’époque de la pleine lune. Le 13 de septembre, Andrès Dorantès et Estevanico arrivèrent où j’étais, ils me dirent qu’ils avaient laissé Castillo près de là, chez des Indiens, nommés Anagados ; ils nous racontèrent nombre de dangers auxquels ils avaient été exposés ; qu’ils s’étaient trouvés sur le point de périr, que la veille nos Indiens avaient changé de pays, et qu’ils s’étaient rendus dans l’endroit où était Castillo. Ils devaient se joindre à ceux qui le retenaient en esclavage afin de faire la paix ; car jusqu’alors ils avaient été en guerre : c’est ainsi que nous retrouvâmes Castillo. Pendant que nous vivions de tunas, nous souffrions extraordinairement de la soif : pour y remédier nous buvions le suc de ces fruits. Nous le recueillions dans un trou que nous faisions en terre ; aussitôt que nous l’avions rempli nous buvions jusqu’à ce que notre soif fût étanchée. Nous en agissions ainsi parce que nous n’avions pas de vase. Cette boisson est douce, elle a la couleur du sirop de raisin. Les tunas sont de différentes espèces : il y en a d’excellentes, mais toutes me paraissaient fort bonnes : la faim ne me laissant jamais le temps de les goûter, je n’aurais pu dire quelles étaient les meilleures. Presque tous les naturels boivent de l’eau de pluie qu’ils recueillent dans certains endroits. Bien qu’il y ait des rivières, comme ils ne fixent jamais leurs habitations, ils ne les connaissent pas. Il y a dans toute la contrée beaucoup de pâturages très-vastes et très-beaux, et des prairies fort convenables pour les troupeaux. Il me parut que la terre serait très-fertile si elle était cultivée et habitée par des gens civilisés. Pendant tout le temps que nous y restâmes, nous ne vîmes pas de montagne.

Les derniers Indiens dont nous avons parlé nous dirent que plus loin, sur le rivage, il se trouvait une nation nommée Camons, et que les naturels avaient tué tous les Espagnols qui montaient la barque de Peñalosa et de Telles ; ces chrétiens étaient si faibles qu’ils ne purent se défendre. Les Indiens nous firent voir des vêtements et des armes qui avaient appartenu à nos compatriotes ; ils nous dirent que la barque avait échoué sur le rivage : c’était la cinquième qui nous manquait. Celle du gouverneur, comme nous l’avons dit, avait été emportée en pleine mer ; une autre montée par les religieux et le contador, avait échoué, ainsi que nous l’avait conté Esquivel. Nous avons rapporté comment les deux dernières, où nous étions embarqués, Castillo, Dorantès et moi, avaient sombré près de l’île de Malhado.