Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 139-149).

CHAPITRE XVIII.


Relation donnée par de Esquivel.


Voila la relation que Figueroa recueillit de Esquivel, et de l’un à l’autre, elle est parvenue jusqu’à moi. On peut voir par là quelle a été la fin de toute cette flotte, et ce qui est arrivé à la plupart des gens qui en faisaient partie. Figueroa ajouta que si jamais des chrétiens retournaient dans ce pays, il pourrait arriver qu’ils vissent de Esquivel, parce qu’il avait appris que celui-ci avait quitté son Indien, et qu’il s’était réfugié chez les Mareamés ses voisins. Il nous raconta ensuite qu’il avait voulu se rendre avec l’Asturien chez d’autres Indiens qui habitaient plus avant ; et que les Indiens chez qui il était, l’ayant entendu, coururent sur eux, leur donnèrent des coups de bâton, dépouillèrent l’Asturien et lui traversèrent un bras avec flèche. Cependant ils réussirent à s’échapper, passèrent chez les Mareamès, et finirent par leur persuader de les recevoir comme esclaves. Mais pendant qu’ils les servaient, ils furent si maltraités par ces naturels, que jamais esclaves ni qui que ce soit, ne le fût autant. Non content de les battre, de leur arracher la barbe par passe-temps, ils en tuèrent trois pour la seule raison qu’ils avaient été d’une maison à l’autre ; c’étaient Diégo Dorantès, Valdeviesso, et Diégo de Huelva, que j’ai déjà nommé : ceux qui restaient s’attendaient au même sort. Andrès Dorantès ne pouvant supporter cette existence, se rendit chez les Mareamès où était Esquivel. Ces gens lui racontèrent qu’Esquivel ayant essayé de s’enfuir parce qu’une femme avait rêvé qu’il devait tuer son fils, ils l’avaient poursuivi et massacré : ils montrèrent à Andrès Dorantès son épée, son chapelet, un livre et d’autres objets qui lui avaient appartenu. Ils avaient suivi en cela un usage établi chez eux, qui est de tuer même leurs propres enfants à propos de certains rêves. Ils font dévorer leurs filles par les chiens aussitôt quelles viennent de naître : la raison qu’ils en donnent, c’est que tous habitants de la contrée sont leurs ennemis, et comme ils sont continuellement en guerre, s’ils mariaient leurs filles avec eux, le nombre de leurs ennemis augmenterait tellement, que ceux-ci finiraient par les vaincre et les réduire en esclavage. Ils préfèrent donc tuer leurs filles que de s’exposer à ce que l’enfant qui naîtrait d’elles devint leur ennemi. Nous leur demandâmes pourquoi ils ne les mariaient pas dans leur famille : ils répondirent que c’était un crime de se marier entre parents, qu’il valait mieux tuer leur fille que de le permettre ou de les donner aux ennemis. Il n’y a dans tout le pays que ces Indiens et les Yguazes qui aient cette coutume. Lorsqu’ils veulent se marier, ils achètent des femmes à leurs ennemis au prix du meilleur arc qu’ils puissent se procurer, et de deux flèches pour chaque femme ; s’ils n’ont pas d’arc, ils donnent un filet d’une brasse de large sur autant de long. Ils tuent aussi leur fils, et ils achètent ceux des autres peuplades. Leur mariage ne dure qu’autant qu’ils en sont satisfaits : ils le rompent pour une bagatelle.

Dorantes ne resta que peu de jours chez ces gens, et il prit la fuite. Castillo et Estevanico se rendirent dans l’intérieur du pays chez les Yguazes. Tous ces gens tirent de l’arc ; ils sont bien faits, mais moins grands que ceux que nous avions quittés. Ils se percent une mamelle et une lèvre : leur nourriture consiste principalement en deux ou trois especes de racines. Ils les recueillent dans tout le pays ; elles sont très-mauvaises, et font enfler ceux qui en mangent : il faut deux jours pour les faire cuire, et outre cela, on ne se les procure qu’avec bien de la peine. Ces gens sont si affamés qu’ils ne peuvent se rassasier sans ces racines. Ils vont les chercher à deux ou trois lieues à la ronde. Quelquefois ils tuent du gibier, et ils prennent du poisson dans la saison ; mais en très-petite quantité : leur appétit est si grand, qu’ils mangent des araignées, des œufs de fourmis, des vers, des lézards, des salamandres, des couleuvres, des vipères, dont la morçure est mortelle, de la terre, du bois, de la fiente de cerfs et bien d’autres choses dont je ne parlerai pas. Je crois en vérité que s’il y avait des pierres dans ce pays-là ils les mangeraient. Ils conservent les arêtes des poissons et des couleuvres qu’ils ont mangés, ainsi que d’autres objets pour les réduire en poudre et s’en nourrir. Les hommes ne portent jamais les fardeaux, ce sont les femmes, ainsi que les vieillards qu’ils maltraitent cruellement. Ces Indiens n’aiment pas autant leurs enfants que ceux dont nous avons parlé : plusieurs se livrent au péché contre nature. Les femmes sont extrêmement maltraitées ; sur vingt-quatre heures elles n’en ont que six pour se reposer ; elles passent le reste de la nuit à faire sécher prés du feu les racines qui leur servent d’aliment. Aussitôt que le matin arrive, elles travaillent à la terre, vont chercher du bois et de l’eau, et s’occupent à d’autres ouvrages. Ces Indiens sont trés-voleurs, et quoique bien unis, aussitôt que le père ou son fils tourne la tête, ils se volent l’un l’autre ce qu’ils peuvent. Ils sont très-menteurs et très-passionnés pour une certaine liqueur qu’ils préparent. Ils ont une si grande habitude de la course que depuis le matin jusqu’au soir ils poursuivent un cerf sans s’arrêter ni se fatiguer ; ils en tuent beaucoup de cette façon, parce qu’ils finissent par les harasser, et souvent ils les prennent en vie. Leurs maisons sont faites avec des nattes de joncs, fixées à quatre arcs. Ils les transportent sur leur dos tous les deux ou trois jours pour aller chercher de quoi vivre : ils ne cultivent aucune plante. Malgré l’extrême besoin de nourriture qu’ils souffrent continuellement, ils sont très-gais, et ne cessent de danser et d’être en fête. Le meilleur temps pour eux est la saison des tunas, car alors ils ne souffrent pas de la faim, et ils passent leurs journées et leurs nuits à danser et à manger ces fruits. Ils emploient tous leurs instants à les presser et à les ouvrir : ils les font sécher, les mettent dans des cabas comme des figues, et les conservent pour se nourrir en voyage. Ils réduisent les écorces en poudre. Très-souvent quand nous étions chez eux il nous est arrivé de rester trois ou quatre jours sans manger, n’ayant pas de nourriture. Pour nous consoler, ils nous disaient de ne pas être tristes, que bientôt nous aurions des tunas, que nous mangerions abondamment, que nous en boirions le suc, que nous aurions de gros ventres, que nous serions très-contents, et que nous ne sentirions pas le besoin de la nourriture ; mais il fallait attendre encore six mois. Enfin lorsque ce terme fut arrivé, nous allâmes manger des tunas. Nous trouvâmes dans le pays une très-grande quantité de moustiques de trois espèces différentes, et qui sont très-incommodes. Pendant presque tout le printemps ils nous tourmentèrent extraordinairement. Pour nous défendre contre ces insectes, nous faisions derrière nous beaucoup de feux de bois pourri, et mouillé, afin qu’il ne s’enflammât pas et qu’il fit beaucoup de fumée. Ce moyen nous causait un autre ennui, car la fumée nous donnait dans les yeux et nous faisait pleurer pendant toute la nuit, sans parler de la chaleur extrême que les feux nous occasionnaient. Nous allions nous coucher sur le rivage ; mais à peine étions-nous endormis, les Indiens venaient nous réveiller à coups de bâton pour que nous allassions rallumer les feux. Ceux de l’intérieur emploient contre les moustiques un remède encore plus extraordinaire : c’est d’aller avec des tisons à la main brûler les prairies et les forêts où ils se trouvent, afin de les détruire, et de faire sortir de terre les lézards et les autres animaux pour les manger. Ils chassent aussi les cerfs en environnant de feux les endroits où ils se trouvent ; c’est par ce moyen qu’ils empêchent ces animaux de venir paître dans les endroits où le besoin les a conduits eux-mêmes : aussi n’établissent-ils jamais leurs cabanes que dans les lieux pourvus d’eau et de bois. Quand ils vont à la recherche des cerfs qui se tiennent d’ordinaire dans des sites où il n’y a ni bois ni eau, ils en transportent des charges. Le jour où ils arrivent, ils tuent les cerfs et tous les animaux qu’ils peuvent trouver, et ils consomment leur bois à préparer leur nourriture et à faire des feux pour se défendre contre les moustiques. Le lendemain ils se remettent en route. Lorsqu’ils partent, ils sont si couverts de morsures d’insectes, qu’ils semblent des lépreux. C’est par des moyens aussi pénibles, qu’ils assouvissent leur appétit deux ou trois fois par an, et comme je m’y suis trouvé, je puis affirmer qu’il n’y a pas de maux au monde qui soient comparables à ceux-là. On rencontre dans l’intérieur beaucoup de cerfs, d’oiseaux de différentes espèces et d’animaux dont j’ai déjà parlé. Ils ont aussi des vaches ; j’en ai vu trois fois et j’en ai mangé ; elles m’ont paru être aussi grandes que celles d’Espagne. Leurs cornes sont plus petites que celles des vaches des Maures ; leur poil est très-long, semblable à la laine de nos moutons qui changent de pâturage : elle est de différente couleur, il y en a de tachetées et de noires. Leur viande m’a paru meilleure que celle des nôtres, et ces animaux plus charnus. Avec la peau des jeunes les Indiens se font des manteaux pour se couvrir : ils emploient celles des vieilles à faire des souliers et des boucliers. Ces animaux descendent du nord dans l’intérieur jusqu’à la côte, et se répandent à plus de quatre cents lieues. Pendant tout ce chemin ils suivent les prairies, se rapprochent des habitants à qui ils fournissent de quoi vivre et une grande quantité de peaux.