Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 79-87).

CHAPITRE X.


De notre querelle avec les Indiens.


Le matin étant venu, un grand nombre de canots indiens vinrent nous demander leurs deux camarades qui étaient restés en otage dans la barque. Le gouverneur répondit qu’on les leur donnerait lorsqu’ils rendraient les deux chrétiens qu’ils avaient emmenés. Ces gens avaient avec eux cinq ou six chefs qui nous parurent les Indiens les mieux faits, les plus respectés et les plus sensés que nous eussions vus jusqu’alors ; cependant ils n’étaient pas aussi grands que ceux dont nous avons parlé. Leurs cheveux étaient très-longs et tombaient sur leurs épaules ; ils portaient des manteaux de marthe, semblables à celui que nous avions déjà pris. Il y en avait de faits d’une manière extraordinaire, ils étaient ornés avec des courroies de peau jaunâtre qui faisaient un très-bon effet. Ils nous prièrent de les suivre, disant qu’ils nous rendraient les chrétiens, qu’ils nous donneraient de l’eau et beaucoup d’autres objets. Bientôt une multitude de canots arrivèrent, et s’efforcèrent de barrer l’entrée de la lagune où nous étions. Cette circonstance, et la réflexion que le pays était trop dangereux pour y séjourner, nous détermina à gagner le large. Nous restâmes jusqu’à midi avec eux, et comme ils refusèrent de nous donner les chrétiens, nous ne voulûmes pas rendre leurs compatriotes. Alors ils nous attaquèrent avec des pierres, des frondes et des bâtons ; ils firent signe de nous tirer des flèches quoique nous ne vissions que trois ou quatre arcs. Pendant le combat un vent frais s’éleva, et ils s’en allèrent. Ce jour-là nous voyageâmes jusqu’au soir : ma barque allait en avant. Je découvris une pointe de terre, et de l’autre côté l’on aperçut un très-grand fleuve. Je fis jeter l’ancre dans une île qui se trouvait à l’embouchure, afin d’attendre les autres barques. Le gouverneur ne voulut pas s’y rendre ; mais il entra dans une baie peu éloignée et remplie d’ilots : nous allâmes le rejoindre, et nous prîmes de l’eau douce dans la mer même où la rivière entrait fort avant.

Nous débarquâmes dans une île pour faire rôtir du maïs, car depuis deux jours nous le mangions cru. N’ayant pas trouvé de bois nous prîmes le parti d’entrer dans le fleuve qui était à une lieue du cap que j’avais découvert, mais le courant était si fort qu’il nous éloignait du rivage, et malgré tous nos efforts, un vent du nord, qui soufflait de la terre, nous poussa en mer. A une demi-lieue du rivage nous sondâmes sans trouver le fond à trente brasses et sans pouvoir reconnaître si c’était le courant qui s’y opposait. Nous naviguâmes ainsi pendant deux jours en essayant toujours de gagner la terre ; enfin, avant le coucher du soleil nous aperçûmes beaucoup de fumée sur le rivage ; en faisant nos efforts pour y arriver, nous nous trouvâmes sur un fond de trois brasses. Il était nuit, nous n’osâmes pas aborder, et, comme nous avions vu beaucoup de fumée, nous craignîmes d’être exposés à quelque dangers sans qu’il fût possible de voir ce qu’il y aurait à faire, à cause de la grande obscurité : nous résolûmes d’attendre que le jour fût venu. Le matin toutes les barques étaient séparées, et je me trouvais sur un fond de trente brasses. Je continuai mon voyage jusqu’au soir ; alors je vis deux autres barques ; quand je fus auprès, je reconnus que la première était celle du gouverneur. Il me demandât ce que je croyais qu’il fallait faire : nous étions en pleine mer, il témoigna le désir d’aborder, et il me dit, si je voulais le suivre, d’ordonner aux gens de mon embarcation de prendre les rames et de faire tous mes efforts pour aborder. Un capitaine, nommé Pentoja, qui l’accompagnait, lui avait donné ce conseil, disant que si ce soir-là on ne gagnait pas la terre, on serait six jours sans pouvoir en approcher, et que pendant ce temps il faudrait mourir de faim. Voyant quel était son désir, je pris ma rame, tous les autres rameurs en firent autant, et nous voguâmes presque jusqu’au coucher du soleil ; mais comme le gouverneur avait avec lui les gens les plus forts et les mieux portants, il nous fut impossible de le suivre. Alors, je le priai de me jeter une corde de sa barque afin que je pusse le suivre ; il me répondit qu’il leur était égal d’aborder seuls cette nuit. Je lui répliquai : « Vous voyez l’impossibilité où nous sommes de vous suivre et de vous obéir ; dites-moi ce que je dois faire.» Sa réponse fut que ce n’était pas le moment de donner des ordres, que chacun n’avait qu’à suivre l’avis qui lui paraîtrait le meilleur pour se sauver, qu’il allait en agir ainsi, et il s’éloigna. Comme je ne pus pas le suivre, je retournai à l’autre barque qui m’attendait en pleine mer. Quand j’y fus arrivé je vis que c’était celle des capitaines Peñalosa et Telles. Nous naviguâmes quatre jours de conserve, n’ayant pour toute ration qu’une demi-poignée de maïs cru ; au bout de ce temps nous fûmes assaillis par une tourmente qui fit chavirer l’autre barque. Dieu, par son extrême miséricorde, permit que nous ne périssions pas tous, malgré le mauvais temps. Comme nous étions en hiver, que le froid était excessif, et que depuis tant de jours nous souffrions de la famine et des fatigues de la mer, le lendemain nos gens commencèrent tellement à s’affaiblir, qu’au coucher du soleil, tous ceux de ma barque étaient renversés les uns sur les autres, et si près d’expirer, que fort peu avaient le sentiment de leur existence. De tout ce monde il n’y avait que cinq hommes sur pied, et, quand la nuit fut venue, le patron de la barque et moi nous étions les seuls qui pussions manœuvrer l’embarcation. Deux heures après le coucher du soleil il me dit de m’en charger tout seul, parce qu’il se trouvait dans un état qui lui faisait croire qu’il expirerait cette nuit. A minuit j’allai voir s’il était mort, il me dit qu’il se sentait mieux et qu’il gouvernerait jusqu’au jour. Pour moi, il est certain qu’à ce moment-là j’aurais préféré mourir que de voir sous mes yeux tant de gens dans cet état. Quand le patron eut pris la direction de la barque, je voulus me reposer un peu, mais cela me fut impossible, le sommeil m’avait tout à fait abandonné. Un peu avant la pointe du jour, je crus entendre le bruit de la mer, car la côte était très-proche et les vagues grondaient fortement. J’appelai à l’instant le patron, qui me dit qu’il croyait en effet que nous en étions peu éloignés. Nous sondâmes et nous trouvâmes sept brasses de fond ; son avis était que nous devions rester à la mer jusqu’au jour ; je pris une rame et je voguai vers la côte, qui était éloignée d’une lieue ; quand nous fûmes près de terre, une houlle saisit la barque et la jeta hors de l’eau à une portée d’arbalète. Le coup fut si violent, que presque tous ceux qui se trouvaient sur le point d’expirer reprirent connaissance. Aussitôt qu’ils se virent à terre, ils commencèrent à prendre courage et se traînèrent sur leurs mains et leurs pieds ; nous nous rendîmes près d’un ravin, nous allumâmes du feu et nous fîmes rôtir du maïs, que nous avions apporté ; nous trouvâmes de l’eau de pluie, la chaleur du feu rétablit nos gens, et peu à peu ils reprirent leurs forces. Nous arrivâmes dans cet endroit le 6 novembre.