Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/19


DE SOAN-HOA-FOU À LA GRANDE MURAILLE.

Entrée à Suan-hoa-fou. — Curiosité excessive de la population.-Bâtiments de la mission des lazaristes. — Hospitalité offerte par les missionnaires. — Les musulmans hoeï-hoeï. — Le parc impérial. — Énormes chiens mongols à la station de Sulia. — Dunes de sable. — La ville de Kalkan. — Réunion à l’hôtellerie des ministres de France, d’Angleterre et de Russie. — Réception splendide. — Promenade dans la ville. — Tartares. — Thibétains. — Turcomans. — Marchands d’habits chinois. — Grand commerce. — Description de Kalgan.

« À l’entrée de Suan-hoa-fou, nous avons été reçus par le chef des lazaristes et le pro-vicaire de la mission de Mongolie, venu exprès de Tsin-houang-tseu, ville de la frontière.

« Ces vénérables missionnaires portaient avec aisance le costume des mandarins chinois ; l’un d’eux, auquel je demandai pourquoi il n’avait pas le bouton de corail, me répondit que la croix qu’il portait sur la poitrine était le véritable insigne de son grade.

« Après nous avoir conviés à descendre à la mission, où ils nous offraient une généreuse hospitalité, ils remontèrent dans les équipages chinois qui les avaient amenés et se joignirent à notre cavalcade.

« La ville de Suan-hoa-fou est entourée de hautes et larges murailles, et nous y avons fait notre entrée par une porte monumentale qui m’a rappelé celle de Pékin.

Porte de Suan-hoa-fou. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« La grande route qui vient y aboutir est droite, large, bordée d’une double rangée de robiniers ; les étalages des boutiques m’ont paru très-riches ; les mâts et les banderoles, les pancartes, les affiches de toute espèce et de toutes couleurs annoncent une ville commerçante.

« Au reste, nous sommes entourés d’une foule immense ; une troupe d’Européens, avec leurs habits nationaux, c’est ce qui ne s’est jamais vu à Suan-hoa, et toute la population de la ville s’est portée à notre rencontre.

« Sur les chaussées, à droite, à gauche, devant nous, derrière nous, ondulent des milliers de têtes ; les branches des arbres plient sous le poids des curieux qui les ont escaladés pour mieux voir le spectacle.

« Nous avançons au petit pas, et la multitude qui semble nous barrer le passage se disperse à cinquante partout. mètres devant nous pour venir se rejoindre par derrière à ceux qui nous suivent.

« Tout ce peuple est silencieux et poli ; nous n’apercevons pas la moindre nuance de malveillance ; c’est plutôt l’étonnement porté à son comble et même de l’effroi ; car c’est à peine si ces pauvres gens osent nous regarder ; tous les yeux se détournent et tout le monde recule dès que l’un de nous dirige ses regards de leur côté.

« Cet empressement forcené ne laisse pourtant pas que de devenir très-incommode, et nous nous passerions bien des vingt mille curieux qui nous accompagnent partout.

« Pour arriver à la mission catholique, on tourne à gauche dans une rue également large et bien percée.

« Nous nous sommes arrêtés devant le grand portail, au-dessus duquel figure seulement depuis quelques jours la croix, ce noble insigne de la civilisation latine. C’est le drapeau de l’humanité, des idées généreuses et de l’affranchissement universel, placé dans tout l’extrême Orient sous la protection immédiate de la France. Les Anglais ne s’y occupent que du commerce ; pour eux, la foi et les sublimes enseignements de la religion ne viennent qu’en second lieu.

« Les bâtiments de la mission catholique sont immenses ; une semaine auparavant, le gouvernement chinois les avait concédés aux lazaristes de Suan-hoa, et il est tout naturel que les bons Pères aient voulu nous en témoigner leur reconnaissance.

« C’est un ancien palais faisant partie du domaine impérial ; on pourrait y loger facilement cinq cents personnes.

« On y trouve de vastes cours, de grands parcs plantés de beaux arbres ; tout cela pour l’usage de deux missionnaires et de leurs néophytes chinois.

« Il n’est pas douteux que cette mission ne prenne un jour beaucoup d’importance.

« En attendant, l’installation y avait été rapide, grâce à l’incessante activité des missionnaires ; les principaux appartements étaient déjà tapissés de riches papiers européens et garnis de meubles confortables.

« On nous a désigné tout un corps de bâtiments avec un vaste jardin pour nos appartements privés, et c’est dans la grande salle de réception qu’on nous a offert un dîner ou plutôt un banquet somptueux.

« La table à manger, ornée de fleurs et de surtouts en carton doré, est entourée de superbes paravents chinois. Le maître d’hôtel de sir Frédéric Bruce, qu’il a eu l’heureuse idée d’emmener avec lui, nous a préparé un vrai repas à l’européenne : service élégant en vaisselle plate, vins de toute espèce ; bordeaux, xérès, champagne ; rôtis, gibiers, légumes, truites du Wen-ho, entremets sucrés. Le cuisinier chinois s’est surpassé, et a voulu nous prouver une fois de plus son talent d’imitation.

« C’est une chose remarquable que la perfection avec laquelle les Chinois s’assimilent en peu de temps tous les secrets de l’art culinaire ; — ces gens-là sont nés cuisiniers, aurait dit Brillat-Savarin.

« Une seule chose dans notre repas a conservé la physionomie indigène, c’est le pain. Il provient d’un boulanger mahométan en réputation dans la ville ; il est très-blanc, a le goût de beurre et de lait, et est pétri en forme d’oreille comme les pains allemands.

« C’est le meilleur que j’aie mangé en Chine ; à Pékin il est lourd et indigeste, parce qu’on le fait sans levûre ; il est digne en tout point des pâtisseries à la graisse qu’on retrouve partout.

« La conversation n’a pas été vive pendant le repas ; nous sommes tous fatigués du long trajet de la journée ; cependant, j’écoute avec curiosité une discussion entre le pro-vicaire de Mongolie et le chef de la mission lazariste au sujet de l’exorcisme du démon par l’eau bénite.

« Il paraît que l’ennemi du genre humain s’occupe tout spécialement de la Chine pour y tourmenter nos missionnaires ; car aucun d’eux ne semble mettre en doute sa participation dans les sortiléges des idolâtres.

« Nous repartons ce matin de Suan-hoa-fou où nous avons passé une excellente nuit. »

Suan-hoa-fou est une ville d’origine assez ancienne, qui a été pendant quelque temps, sous la dynastie mongole, la capitale du nord de la Chine.

Elle est maintenant bien déchue de son importance et compte à peine 80 000 habitants.

Située au milieu d’une plaine fertile, arrosée par de belles eaux, et bornée à l’horizon par des collines pittoresques et boisées, cette ville est en outre régulièrement bâtie, largement percée et remarquablement propre pour une cité chinoise.

Toutefois le commerce ne paraît pas y être florissant, et malgré la foule qui s’était portée à la rencontre des voyageurs, les rues présentent un aspect désert et sont ordinairement silencieuses ; on peut comparer Suan-hoa sous ce rapport aux anciennes villes de parlements, en France, qui ont perdu par la centralisation leur importance politique et qui ne l’ont pas remplacée parle mouvement industriel et commercial.

Deux choses sont remarquables à Suan-hoa-fou : les musulmans chinois et les Mongols.

Les musulmans appelés hoeï-hoeï sont très-nombreux dans le nord-ouest de la Chine ; ils sont même en majorité dans certaines localités des provinces du Kan-sou et du Chen-si.

Originaires du Korrïgour, dans le Turkestan oriental, ils ont formé au neuvième siècle la garde mercenaire des empereurs chinois.

Ils se sont multipliés par les mariages, et leur race a perdu peu à peu son caractère particulier par le mélange avec le sang chinois ; maintenant rien ne les distingue de la race jaune ; leur nez est devenu épaté, leurs yeux se sont bridés et les pommettes de leurs joues sont saillantes. Ils n’ont conservé fidèlement que leur religion ; encore, aucun d’eux ne sait-il lire l’arabe ; il n’y a que les plus instruits de leurs prêtres qui soient en état d’épeler le Coran.

Ils portent ordinairement une calotte bleue comme signe distinctif et s’abstiennent de porc et de liqueurs fortes.

Musulman hoeï-hoeï. — D’après un dessin chinois.

Ces musulmans chinois ont conservé une énergie individuelle plus grande que celle des sectateurs de Bouddha.

Les insurrections partielles qui se sont produites pendant ces dernières années dans le nord de la Chine, celle du Nénufar blanc entre autres, les ont eus pour chefs et pour ardents promoteurs.

Dans le sud, où on n’en rencontre qu’un petit nombre et où la tradition les fait venir de l’Inde et de la Perse sous la dynastie des empereurs T’ang, il faut peut-être attribuer à leur influence dans les conseils des Taï-ping le monothéisme qu’affiche dans toutes ses proclamations le chef des révoltés.

Ils jouissent d’une grande liberté religieuse qu’ils ne se sont jamais laissé contester et qu’ils doivent aux sages précautions que leurs mollahs ont prises de ne pas s’attaquer au pouvoir de l’empereur et des mandarins.

Il est bon de remarquer à ce sujet que si la communauté chrétienne en Chine, si puissante au siècle de Louis XIV, a subi d’affreuses persécutions, elle l’a dû à la lutte des différents ordres religieux, et à l’esprit d’empiétement qui gouvernait alors les missions catholiques.

Les hoeï-hoeï sont au nombre de 500 000 environ dans le Céleste-Empire, d’après le dernier recensement.

Ils ont des mosquées dans toutes les grandes villes : à Canton, on trouve le Kouang-t’ah ou pagode brillante, au pied de laquelle est une mosquée élevée il y a mille ans, mais c’est surtout Hang-tcheou qui est le centre du mahométisme en Chine.

À Suan-hoa-fou, on commence à rencontrer des caravanes de Mongols : ils campent à l’intérieur de la ville dans de grands enclos réservés, où s’établit de suite un marché de revendeurs chinois qui les volent tant qu’ils peuvent. Ces Mongols apportent des fourrures, des viandes et du gibier qu’ils échangent à grande perte contre le rebut des marchandises du pays.

Le 22 mai, à huit heures et demie du matin, la cavalcade, à laquelle s’était joint le vénérable pro-vicaire de Mongolie, traversait les faubourgs de la ville.

Au nord-ouest de Suan-hoa, en dehors de l’enceinte murée, la route passe au milieu de l’ancien parc du palais impérial ; comme il fait encore partie du domaine de l’empereur actuel, on l’a respecté et on ne l’a pas rendu à la culture ; on y voit des gazons verts entourés de massifs d’arbres centenaires ; des constructions de toute espèce, délabrées, mais rendues plus pittoresques encore par la mousse et les plantes grimpantes qui les recouvrent ; des lacs, des rivières, des cascades, couverts des plantes aquatiques les plus variées ; nénufars jaunes ; nymphæas blancs et rouges, nélumbos, dont la fleur en forme de coupe est d’un bleu d’azur avec des étamines semblables à des papillons qui volent ; sur des rocailles artificielles, des statues de lions, de tigres, toutes noires de vétusté, et des balustrades en marbre blanc autour desquelles s’enroulent des guirlandes de lierre. Il y a cinq cents ans que ce beau parc a été planté, et depuis ce temps la nature, qui en est restée la seule maîtresse, l’a revêtu de toutes ses magnificences que ne saurait imiter la main des hommes.

Parc du palais impérial de Suan-hoa-fou. — Dessin de Lancelot d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Ces futaies, séculaires sont formées d’essences d’arbres particuliers au nord de la Chine : on y remarque des sapins à troncs rouges, dont l’écorce semblable à la peau des serpents forme des losanges écailleux, des cèdres gigantesques de la même espèce que ceux de la sépulture des Mings, des robiniers, des saules pleureurs et des peupliers dont le feuillage jaune et transparent ressort sur les masses sombres des arbres verts.

Au-dessus de tous ces grands arbres s’élève comme une immense colonne le pin Pei-go-song, au feuillage élégant et découpé, dont le tronc et les branches sont d’un blanc d’argent éclatant.

Les Chinois prétendent que quelques-uns de ces pins ont plus de deux mille ans ; son bois passe pour incorruptible et l’arbre lui-même serait impérissable.

Le parc impérial est très-vaste ; il fallut près d’une heure pour le traverser ; autour de son enceinte, on remarque des sépultures disséminées çà et là dans la campagne : ce sont des centres demi-circulaires devant lesquels sont rangés les cercueils recouverts d’un peu de terre et formant de légers monticules (nulle part, en Chine, on ne creuse de fosses pour enterrer les morts). Ces sépultures, qui servent à toute une famille, sont facilement reconnaissables aux arbres alignés derrière chaque tombeau.

La route se continue ensuite dans une belle vallée qui relie Suan-hoa-fou à Tchan-kia-keou ou Kalgan.

À gauche, on côtoie des rochers au pied desquels est le lit d’un torrent, où il ne reste de l’eau que dans des cavités peuplées de tortues.

Peu à peu de grandes dunes de sable succèdent aux rochers, et le passage devient très-difficile : les chevaux et les mulets n’avancent qu’à grand-peine au milieu de ce terrain où ils enfoncent à chaque pas ; la chaleur est étouffante, et l’air respirable est plein d’une poussière épaisse ; la route tracée se perd au milieu de ces sables et fait place à une suite interminable de petites collines mouvantes.

« Nous sommes arrivés à onze heures à la station de Julin, mourants de soif et suffoqués par la chaleur ; aussi l’aspect de l’auberge, avec sa cour plantée d’arbres et le tapis vert qui l’entoure, nous a fait pousser à tous des exclamations de joie, lorsqu’au détour du chemin nous l’avons aperçue coquettement assise au fond de la vallée.

« Cependant, la première réception qui m’y a été faite n’était pas rassurante : une énorme chienne de Mongolie s’est précipitée de mon côté en aboyant avec fureur, comme si elle voulait me dévorer. C’était à mes pauvres petits chiens japonais, réfugiés derrière moi, que cette affreuse bête en voulait ; enfin, son maître, le propriétaire de l’auberge, l’a fait rentrer dans le devoir avec un gros bâton.

« Après avoir déjeuné et fait la sieste, j’ai été voir mon ennemie qu’on avait attachée : elle venait de mettre bas, ce qui expliquait son inquiétude et sa colère ; quelle superbe bête ! toute noire, marquée de feu, avec de longs poils soyeux et frisés ? cette race de chiens ressemble un peu à nos chiens des Pyrénées, mais ils ont le museau allongé comme des loups, et l’air très-féroce. »

Les voyageurs laissèrent passer la chaleur du jour (le thermomètre était monté à trente et un degrés centigrades), à la station de Julin, d’où ils repartirent seulement à trois heures de l’après-midi.

En quittant Julin, on prend la direction nord-nord-est pour gagner Kalgan, située à l’extrémité et au fond de la vallée qui relie cette ville à Suan-hoa-fou.

À mi-chemin on fut rejoint par une partie des gens de la légation française qu’on avait envoyés, trois jours avant le départ de Pékin, avec les charrettes et les provisions à Kalgan pour y préparer la traversée du désert.

Cependant en approchant de la ville on se croisait avec une foule compacte de voyageurs et de marchands.

Kalgan est entourée de cimetières ou plutôt de tombeaux. En Chine, il n’y a pas d’endroits affectés spécialement aux morts, et on se fait enterrer où on veut.

On chemine ainsi pendant une demi-heure au moins au milieu de tertres gazonnés dont les ondulations imitent dans la vallée les vagues de l’Océan.

Les maraîchers ont planté des choux, des laitues et des poireaux jusque sur ces sépultures.

Le Chinois, peu délicat de son naturel, trouve tout simple que les morts nourrissent les vivants.

Déjà les voyageurs apercevaient devant eux, au fond de la vallée, les coupoles dorées des deux lamaseries, situées près de la porte méridionale de la ville dont elles dominaient les autres édifices, et, dans le fond en amphithéâtre, cette chaîne de montagnes qui est l’extrême limite de la Chine septentrionale.

Quoique Kalgan soit très-peuplée et très-commerçante, on n’y fut pas accueilli avec une curiosité aussi forcenée qu’à Suan-hoa-fou.

La présence des négociants russes, qui viennent de convoyer leurs marchandises, et dont un certain nombre habite la ville pendant quelques mois, a habitué les indigènes aux figures et aux costumes européens.

L’hôtellerie la plus vaste de la ville, située dans un quartier très-populeux, avait été réservée entièrement pour les voyageurs ; ils s’y rencontrèrent avec M. de Baluseck, ministre de Russie et sa femme, qui devait retourner en Sibérie avec M. et Mme de Bourboulon.

Ainsi, par suite de la présence de sir Frédérick Bruce, ministre d’Angleterre, les représentants des trois plus grandes puissances du monde se trouvaient réunis dans cette ville presque inconnue jusqu’alors aux Européens.

L’hôtellerie était magnifiquement ornée de drapeaux, de banderoles et de festons en étoffe de coton rouge, jaune et bleue. Sous le vestibule un buffet avec des rafraîchissements avait été dressé à l’avance par les gens des légations de France et d’Angleterre, enfin rien n’avait été oublié pour donner l’apparat nécessaire à la réception d’hôtes aussi distingués.

« 23 mai. — J’ai profité de la journée d’aujourd’hui consacrée au repos pour faire une promenade dans la ville où j’avais quelques objets indispensables à acheter.

« Kalgan n’est pas aussi bien bâtie que les villes impériales : c’est un vrai centre de commerce où abondent les bazars et les étalages en plein vent ; les rues y sont étroites, sales, boueuses et très-puantes ; l’encombrement causé par la foule y est extrême.

« Pendant que les piétons marchent le long des maisons et à la file les uns des autres sur quelques dalles de pierres exhaussées, les chaussées sont encombrées de chariots, de chameaux, de mulets et de chevaux.

« Quelquefois, très-souvent, devrais-je dire, une voiture verse, et il en résulte un désordre excessif : les animaux se débattent dans la boue au milieu des ballots renversés, et les filous accourent en foule pour augmenter la confusion dont ils profitent.

« J’y ai été frappée de l’extrême variété de costumes et de types qui résulte de la présence des nombreux marchands étrangers qui s’y donnent rendez-vous et qui appartiennent aux diverses races de l’extrême Orient.

Marchand calculant sur son swan-pan. — D’après un dessin chinois.

« On y voit, comme dans toutes les villes chinoises, des industries et des industriels de toute sorte : à chaque porte des marchands appelant la pratique en calculant sur le swan-pan, à tous les coins de rue un rémouleur agaçant du bruit de sa roue les dents des passants.

Un rémouleur de Kalgan. — D’après un dessin chinois.

« Ici, des portefaix, chargés de thé en briques enveloppé dans des nattes et retenu sur leur dos par des lanières en cuir, défilent à la suite les uns des autres en s’appuyant sur de gros bâtons ferrés ; là, des restaurateurs ambulants avec leurs fourneaux toujours allumés campent sous leurs auvents formés de deux perches recouvertes d’un tapis de feutre. Plus loin, des bonzes mendiants sont assis derrière une table sur laquelle est un petit Bouddha en cuivre et une sébile, et frappent sur un tamtam pour implorer la charité.

Colporteur à Kalgan. — D’après un dessin chinois.

« Devant les étalages des boutiques se tiennent les revendeurs chinois prônant à haute voix leurs marchandises, et attendant la pratique qu’ils attirent par de belles paroles et qu’ils dépouilleront s’ils le peuvent.

« Des Tartares aux jambes nues, aux costumes déguenillés, poussent devant eux sans s’occuper des passants des troupeaux de bœufs, de chevaux et de moutons, tandis que des Thibétains se font reconnaître à leurs habits somptueux, à leur toque bleue à rebords en velours noir et à pompon rouge, à leurs longs cheveux flottants sur leurs épaules dans lesquels sont fixés des joyaux en or et en corail.

« Plus loin, des chameliers du Turkestan coiffés du turban, au nez aquilin et à la longue barbe noire, conduisent avec des cris étranges leurs chameaux chargés de sel ; enfin les lamas mongols aux habits jaunes et rouges avec la tête complétement rasée passent au grand galop dans les ruelles étroites, cherchant à faire admirer leur adresse à diriger leurs chevaux indomptés, et contrastant par leur tenue et leur allure avec celles d’un marchand sibérien dont de temps en temps on aperçoit la polonaise doublée en fourrures sur une redingote en drap noir, les grandes bottes à l’écuyère, et le large chapeau de feutre.

« Ville toute chinoise malgré son voisinage des nomades, Kalgan ne manque d’aucun des spécimens de la civilisation chinoise.

Licencié ou Licou-tsai. — D’après un dessin chinois.
Dame chinoise jouant du théorbe. — D’après un dessin chinois.

« J’y ai vu cheminer gravement plus d’un lioutsaï ou licencié, méditant sur les chances du prochain concours ; j’ai pu, en parcourant ces rues tortueuses, entendre retentir dans l’intérieur de plus d’une maison bourgeoise, non le son d’un piano (cela viendra sans doute), mais tout au moins celui d’un théorbe chinois aux mains de quelque belle musicienne. Qu’ajouterai-je encore ? Un savant de Kalgan, représentant à lui seul la Société de géographie de la localité, m’a glissé dans la main avec une ténacité et une obséquiosité toutes chinoises, une mappemonde de sa façon, aussi extraordinaire que celle dont j’ai parlé plus haut ; on en pourra juger par la reproduction que l’on trouveraci-dessous. Enfin, pour ne rien oublier, je dois mentionner que d’honnêtes citadins de Kalgan s’adonnent innocemment à l’élève de petits crustacés dans des bocaux de verre pleins de feuilles de lieuwa ou lotus chinois, ni plus ni moins que je l’avais vu faire à Shang-haï et à Pékin.

Mappemonde chinoise (2e spécimen).
Crustacés, insectes et larves vivant sur le Lie-uwa. — Dessin de Blanchard d’après un dessin chinois.

« On voit beaucoup de Mongols à Kalgan : ces enfants du désert, totalement étrangers aux mœurs et aux habitudes de la Chine, y campent dans les auberges comme s’ils étaient dans leurs steppes ; au lieu de placer leurs animaux dans les écuries, et d’accepter les chambres qu’on leur offre, ils dressent leurs tentes au milieu de la cour, et attachent leurs chevaux à des pieux qu’ils enfoncent autour de leur domicile improvisé : ils font la cuisine dans leurs tentes avec les bouses séchées qu’ils ont apportées du désert dans de grands sacs, se couchent sur leurs couvertures de feutre, et rien ne pourrait les décider, ni à prendre place sur les kangs, ni même à se servir du feu des cuisines pour faire bouillir leurs aliments.

« Les aubergistes ne leur en font pas moins payer cette hospitalité forcée tout en les traitant de Moukouti gen[1], gens de Mongolie.

« Me voici arrivée dans la rue des marchands d’habits : c’est à eux que j’ai affaire. Il y a beaucoup plus de fripiers que de magasins de costumes neufs. Ici on n’a pas la moindre répugnance à s’habiller avec la dépouille d’autrui, à laquelle le revendeur ne songe même pas à redonner un peu de lustre, bien heureux même s’il daignait la faire nettoyer ; tous ces amas de vêtements proviennent des monts-de-piété qui les ont revendus, une fois que le délai fixé par le remboursement a été dépassé ; il y a beaucoup de robes et de bonnets de pauvres mongols dépouillés sans doute par le fisc chinois.

La rue des marchands d’habits, à Kalgan. — Dessin de Vaumort d’après l'album de Mme de Bourboulon.

« Enfin, voilà un magasin fashionable ! Le maître est un petit vieillard propret, le nez armé de lunettes formidables, qui ne cachent pas tout à fait ses yeux vairons et malins : trois jeunes commis se succèdent devant la boutique, apportant l’un après l’autre tantôt des tuniques en cotonnade qui servent de chemises, tantôt des vestes ouatées, des pelisses en soie doublées en peau de mouton, et même des robes d’apparat ; ils les drapent autour d’eux, et les font admirer aux passants, en criant d’une voix de fausset leurs qualités et leur prix. Tout le fond du magasin y passera successivement : c’est l’usage, et cela est encore plus ingénieux, et plus de nature à capter les chalands que les vitrines artistement arrangées de nos expositions européennes.

« Je me suis laissée tenter : j’ai acheté, entre autres choses, une pelisse en soie bleue doublée en laine blanche ; cette laine est douce et fine comme de la soie ; elle provient de la célèbre race des moutons ong-ti.

« Je l’ai payée vingt-cinq piastres[2] : c’est peut-être le double de ce que cela vaut, mais le maître de l’établissement a été si persuasif, si irrésistible que je me suis laissée faire, et que j’ai dû m’en aller, parce qu’il aurait été capable de me faire acheter toute sa boutique.

« Les Chinois sont, certainement, les premiers marchands du monde, et je prédis aux commerçants de Londres et de Paris de redoutables concurrents, s’il leur prend fantaisie d’aller s’établir en Europe.

« Enfin ma pelisse fourrée est de bonne précaution contre les vents glacés du désert de Gobi qu’il va bientôt falloir traverser.

« J’ai fait diverses autres emplettes, et je suis rentrée bien fatiguée et la tête encore assourdie du bruit perpétuel, des cris et des vociférations en toutes langues de cette ville commerçante.

« Après dîner, M. de Baluseck s’est séparé de sa femme, qui retourne en Sibérie avec nous, et a repris la route de Pékin. M. Bruce veut nous accompagner jusqu’à Bourgaltaï, première station de Mongolie.

« Demain nous partons de bonne heure, et j’aperçois de l’auberge les ramifications de la grande muraille qui s’étendent au nord de la ville vers la crête des montagnes. »

Tchang-kia-keou est le véritable nom, le nom chinois de cette grande ville ; ce sont les Russes qui l’ont appelée Kalgan.

On estime le chiffre de sa population-à deux cent mille âmes environ, sans compter les nombreux étrangers que le commerce y attire.

Située au fond d’une vallée qui va rejoindre celle de Suan-hoa-fou, au pied des montagnes qui l’entourent de tous côtés, Kalgan est arrosée par une petite rivière affluent du Wen-ho et entourée d’une grande muraille crénelée assez bien entretenue. Elle est entourée de faubourgs considérables, et bâtie irrégulièrement ; c’est une agglomération de maisons laides et mal distribuées ; on y remarque peu de monuments et un très-petit nombre de jardins et de grands arbres ; mais c’est le centre d’un grand commerce, parce qu’elle est assise à l’embranchement des routes de Sibérie, du Kan-sou et du Thian-chau-nau-lou.

Les Mongols et les Mandchoux, qui alimentent l’importation et l’exportation, y apportent des pelleteries, des champignons, du sel, du gingseng, des draps et autres marchandises russes ; ils y amènent aussi d’immenses troupeaux de bœufs et de moutons. Ils emportent en échange du thé en briques, du tabac, des cotonnades, des selles et des harnais, des farines d’orge et de millet, et des ustensiles de cuisine.

Les marchands chinois, qui connaissent la passion des nomades pour tout ce qui est supposé venir de Pékin, ont bien soin de faire peindre en grosses lettres sur leurs ballots : marchandises de Pékin. Il en est de cela comme des modes de Paris ; les dames mongoles ne seraient pas satisfaites des cadeaux que leurs maris leur rapportent de leurs longs voyages, si elles ne les croyaient pas fabriqués dans la capitale de l’empire.

Malgré son importance, la ville de Kalgan n’est pas même indiquée sur l’excellente carte de l’Asie orientale publiée par Andriveau-Goujon. Bien plus, l’abbé Hue, qui pourtant a dû passer dans son voisinage lorsqu’en compagnie du P. Gabet il se rendait de la Mandchourie au Thibet, ne la mentionne pas davantage.

Elle est située par quarante-deux degrés de latitude et cent treize de longitude ; c’est la ville la plus septentrionale de la Chine proprement dite.

  1. Il est curieux de constater que le mot chinois gen a certainement la même racine que le mot latin genus, dont on a fait en français genre et gens.
  2. La piastre mexicaine, qui est en usage en Chine, vaut à peu près six francs de notre monnaie.