Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/17


DE TCHANG-PING-TCHEOU À SUAN-HOA-FOU.

Visite à la sépulture des Mings. — Monolithes à l’entrée. — Magnifique panorama. — Avenue bordée de statues d’animaux gigantesques. — Arcs de triomphe. — Déjeuner sur les pierres sépulcrales. — Enceinte des monuments funéraires. — Grand mausolée en marbre. — Merveilleuses sculptures.

La nuit s’écoula sans événement notable à Tchang-ping-tcheou, et le lendemain matin à sept heures et demie, les voyageurs montèrent à cheval pour aller visiter la sépulture des empereurs de la dynastie des Mings (Ta-ming-feuti) située à onze kilomètres au nord-est.

Nous ne pouvions passer aussi près de cette agglomération de monuments qu’on nous avait vantés à Pékin comme un des plus beaux spécimens de l’art chinois au dix-septième siècle, sans nous détourner pour aller les voir. Nous serons les premiers Européens qui aient foulé de leurs pieds profanes la sépulture des princes de cette grande dynastie chinoise.

« Nous sommes partis ce matin par un temps superbe sous la conduite d’un mandarin de Tchang-ping-tcheou.

« Au sortir de la ville, dans la direction du nord-est, le pays commence à devenir plus accidenté ; l’œil est flatté de l’aspect des collines couvertes d’arbres verts, pins et mélèzes entremêlés de rochers de granit ; le bord de la route est planté de ricins qui agitent au vent leurs larges panaches verts.

« Bientôt après nous descendons dans un chemin creux où l’on ne voit rien que deux hautes murailles de terre jaune et de pierres.

« La route se continue ainsi pendant quelque temps jusqu’à un carrefour auquel on arrive par un pont délabré jeté sur un torrent rocailleux.

« Sur une hauteur devant nous, nous apercevons une réunion de monolithes gigantesques en pierre de taille et d’une architecture bizarre.

Monolithes à l’entrée de la sépulture des Mings. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

« Six pierres brutes d’un seul morceau en forment les colonnes : elles sont supportées par des piédestaux carrés couverts de sculptures mythologiques, et décorés de figures de lions de grandeur naturelle.

« Ces six colonnes sont couronnées de douze pierres de la même dimension posées d’aplomb et cimentées, ou supportées par des socles en pierre, de manière à former cinq ouvertures carrées dont les plus basses sont celles des deux extrémités et la plus haute celle du milieu.

« Au-dessus de chaque ouverture sont cinq toits à la chinoise recouverts de tuiles vernissées et dorées, et au-dessus de chaque colonne, pour masquer le vide, six autres petits toits en miniature construits sur le même modèle.

« Ce monument a peu d’épaisseur ; les pierres en sont immenses, mais plates ; cela fait l’impression d’un décor en bois comme ceux de nos fêtes publiques.

« C’est l’entrée de la sépulture des Mings, et le point de départ d’une large chaussée pierrée qui s’étend à perte de vue au milieu d’une plaine nue et aride.

« Cependant dès que nous avons gravi l’escarpement, nous voyons se dessiner, noyé dans une brume lointaine, un grand amphithéâtre de collines boisées.

« Les Chinois sont de grands maîtres en décors : ils ont établi ces simples monolithes pour attirer l’attention, et non pour faire deviner les magnificences qui attendent le visiteur ; ils ont su graduer la surprise dans tout cet ensemble extraordinaire de constructions.

« La colline s’abaisse à dater du monument que nous venons de voir, et la chaussée s’élève graduellement au-dessus des plaines environnantes.

« Nous parcourons ainsi un espace de cinq ou six cents pas, et peu à peu l’horizon s’élargit devant nous ; enfin nous franchissons une brusque dépression de terrain, et un cri d’admiration s’échappe de toutes les bouches.

« Sur notre côté, en contre-bas, la vallée parait couverte de monolithes funéraires de toutes formes et de toutes dimensions ; devant nous se dresse un arc de triomphe en marbre blanc percé de trois portes monumentales, celle du milieu laissant entrevoir une véritable armée de monstres gigantesques rangés sur les bords de la chaussée dont ils paraissent défendre l’entrée ; plus loin, au bout de cette chaussée qui s’élève à une grande hauteur au-dessus du sol, apparaissent d’autres arcs de triomphe ; puis sur une colline qui paraît à pic de la distance où nous sommes, au milieu d’un magique amphithéâtre de forêts de pins séculaires, une réunion grandiose de temples, de kiosques, de pagodes s’étendent à perte de vue ; enfin ce magnifique panorama est couronné par les clochetons et les coupoles d’un vaste édifice en marbre blanc qui domine tout le paysage ; les tuiles dorées de tous ces monuments scintillent au soleil en opposition avec la sombre verdure des arbres.

« Mais nous sommes bientôt rappelés à la réalité par l’agitation inusitée de nos chevaux.

« Au moment où la cavalcade débouche sur la chaussée bordée de statues, nous ne sommes plus maîtres de nos montures qui bronchent et qui renâclent à la vue de tous ces monstres grimaçants ; quelques-uns de nous sont emportés dans la plaine, d’autres sont forcés de descendre et de conduire leurs chevaux par la bride ; les plus heureux passent en leur couvrant les yeux.

« C’est qu’on ne peut rien voir de plus saisissant que ces lions, ces tigres, ces éléphants, ces rhinocéros, ces buffles, cinq ou six fois plus grands que nature, couchés ou debout sur de larges piédestaux, ouvrant leurs gueules menaçantes peintes en couleur de sang, et qui semblent rouler dans leurs orbites de pierre l’émail blanc de leurs yeux.

« Vus un à un ils sont plutôt grotesques, comme toutes les sculptures chinoises, mais l’ensemble en est effrayant.

« À mesure que nous descendons dans le fond de la vallée, aux bêtes féroces succèdent les animaux domestiques, serviteurs fidèles de l’homme dont ils annoncent la présence, les chevaux, les chameaux, les bœufs, puis enfin, à quelques pas de l’arc de triomphe qui termine cette avenue magique, les statues des sages, des grands mandarins, et des empereurs de la dynastie des Mings dont les restes sont inhumés dans les caveaux des temples funéraires que nous apercevons sur la colline devant nous.

« Ce dernier arc de triomphe rappelle comme proportion, et comme forme l’arc de triomphe de l’Étoile à Paris : il est percé sur ses quatre faces de portes monumentales et cintrées ; la voûte en est couverte de sculptures rappelant des sujets mythologiques.

« Au milieu, on remarque sur un socle de pierre une statue gigantesque portant sur son dos un obélisque de marbre couvert d’inscriptions.

« C’est un monument élevé à la mémoire d’un des ministres les plus dévoués d’un empereur Ming : la tortue est l’emblème funéraire des mandarins de première classe.

« De ce point nous commençons à gravir, pendant cinq cents mètres environ, une chaussée bordée d’une épaisse forêt d’arbres séculaires, où s’élèvent de distance en distance de petites pagodes, et dont des pierres sépulcrales, débris de quelques tombes détruites par le temps ou par la main des hommes, encombrent l’approche.

« Enfin nous nous arrêtons devant une enceinte de murs élevés en pierre blanche qui défend l’entrée de la sépulture des Mings.

« Pendant que nos Ting-tchaïs et ceux de la légation anglaise gravissent la colline et font le tour de l’enceinte murée pour chercher la demeure des gardiens et nous en faire ouvrir les portes, nous descendons de cheval, nous nous asseyons sur un gazon vert à l’ombre des mélèzes gigantesques, et, sur des pierres tumulaires qui font l’office de tables, nous nous mettons à déjeuner gaiement.

« Ô vieux empereurs des anciennes dynasties, qui vous eût dit qu’un jour les barbares du lointain Occident, dont le nom méprisé arrivait à peine jusqu’à vous, viendraient troubler la paix de vos mânes avec le cliquetis de leurs verres et la détonation des bouchons de champagne !

« Du reste, tout le paysage a un aspect mélancolique et saisissant. Cette partie du pays est l’endroit le plus désert et le moins peuplé que nous ayons vu en Chine.

« Accoutumés à la curiosité des foules qui nous accompagnent partout, nous sommes agréablement surpris de cette calme solitude.

« Quelques rares villageois hasardent seuls leur tête famélique derrière les troncs des vieux arbres pour regarder avec envie les pâtés et les poulets de notre déjeuner rustique.

« Les gardiens ont été bien difficiles à trouver, car nous avons le temps de déjeuner avant le retour de nos Ting-tchaïs.

« Enfin, on nous ouvre les portes : le gardien de la première enceinte nous offre le thé, et nous faisons distribuer de l’argent aux employés de la sépulture impériale réunis autour de nous.

« En Chine, autant et plus qu’en Europe, c’est là une formalité inévitable, et le fameux principe rien pour rien a dû certainement être inventé dans l’empire du Milieu.

« Il est vrai que par respect ou pour toute autre cause, les gardiens se dispensent de nous suivre et nous laissent parfaitement libres d’aller et de venir à notre gré ; c’est donc un véritable voyage de découvertes que nous faisons.

« Dès que nous sommes entrés dans l’enceinte sacrée, nous montons quelques marches et nous nous trouvons dans une immense cour carrée : les avenues en sont dallées en marbre blanc veiné de gris, devenu jaunâtre par la vétusté ; au milieu et alentour nous contournons des pelouses vertes avec des rangées de cyprès et d’ifs taillés à façon ; cette cour rappelle à s’y méprendre celle de Versailles, mais sans sa population de statues ; aux quatre coins sont placés des temples consacrés aux divinités du ciel et de l’enfer.

Vue de la sépulture de la dynastie des Mings. — Dessin de Sabatier d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Un superbe escalier en marbre, de trente marches, nous mène à un nouveau carré planté dans le même style, aussi large, mais moins profond : une épaisse forêt de cèdres gigantesques l’encadre à droite et à gauche. Ces arbres, que nous n’avons encore vus nulle part, font un effet saisissant avec leur écorce d’un gris presque blanc et leur feuillage d’un vert tellement sombre, qu’il en paraît noir ; leurs branches latérales sont si grosses et étendent si loin leurs panaches qu’on a été forcé de les étayer.

« Huit temples à coupoles rondes et superposées suivant le mode de construction adopté en Chine, mais plus ornés et plus grands que ceux de la première cour, s’élèvent sous l’abri mystérieux des grands cèdres : nous y voyons une rangée de dieux grimaçants en bois doré et peint, et au fond, dans le sanctuaire, la Trinité chinoise avec ses six têtes et ses six bras ; tous ces temples sont peuplés de ces monstrueuses idoles, inventions bizarres du paganisme chinois.

« L’ensemble de cette cour est funèbre ; nous y éprouvons tous la sainte horreur du lieu ; j’y frissonne malgré moi, car il y règne une humidité pénétrante comme dans une cave ou dans un tombeau.

« C’est avec plaisir que je monte un nouvel escalier semblable au précédent, qui nous conduit à une plate-forme ronde, toute en marbre blanc, et entourée de balustrades également en marbre et sculptées à jour.

« Au milieu s'élève le grand mausolée que nous avons aperçu du fond de la vallée.

« Nous en faisons le tour, et, du côté opposé, nous trouvons un mur à pic adossé à la montagne qui est couverte d’une végétation inextricable.

« De ce côté aussi est une grande porte en bronze, magnifiquement sculptée, qui nous conduit dans l’intérieur du monument entièrement construit en marbre.

« Nous passons d’abord sur une voûte où sont des caveaux que nous supposons renfermer les ossements des empereurs Mings, mais qui sont hermétiquement fermés, puis nous montons un escalier tournant d’un très-beau style, avec des rampes sculptés.

« Cet escalier, construit à la manière de ceux des temples de Pékin, est divisé en deux parties par un marbre en pente douce, réglé d’après l’inclinaison des marches, et sur lequel sont gravés des dragons et des animaux chimériques.

« Il nous conduit sur une nouvelle plate-forme, qui est la répétition de celle de la base du monument, mais qui est moins vaste, et où nous sommes à peu près à vingt mètres au-dessus du sol.

« De là on à une vue magique : devant nous, toute la vallée que nous venons de parcourir ; de chaque côté, tout un monde de mausolées, de pagodes, de temples, de kiosques que nous n’avions pu voir, cachés qu’ils sont par les grands arbres. L’enceinte sacrée s’étend à perte de vue sur les flancs de la montagne ; il faudrait plusieurs jours pour visiter cet ensemble grandiose de monuments, et le temps nous presse.

« Au-dessus de la plate forme où nous sommes, le mausolée se continue en coupole immense, se terminant en pyramide pointue, couverte d’écailles comme un serpent, et de bas-reliefs mythologiques.

« Autour de nous, chaque morceau de marbre est sculpté. C’est une profusion inouïe de détails, de dessins en ronde bosse et en creux ; plus notre œil s’élève, plus l’ensemble du monument est orné.

« Que de bras, que de temps et d’imagination il a fallu pour accomplir sinon ce chef-d’œuvre, au moins ce tour de force de l’art chinois !

« Enfin la pyramide est couronnée par une boule dorée de grande dimension, qui reflète comme un foyer de lumière les rayons du soleil dont le disque descend à l’horizon entre deux nuages sombres.

Il est temps de partir, si nous voulons arriver à Nan-kao avant la nuit, d’autant plus qu’il nous faut retourner sur nos pas presque jusqu’à Tchang-ping-tcheou[1] »

A. Poussielgue.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Ces sépultures des Mings sont plus vastes encore que Mme de Bourboulon ne se l’était imaginé. Dans une nouvelle visite faite tout récemment, M. Bruce, ministre d’Angleterre en Chine, a compté quatorze monuments funéraires dans le style indou, semblables à celui dont Mme de Bourboulon vient de donner la description. Le mausolée est celui de l’empereur Hioung-lo ; c’est le plus beau et le plus célèbre. Les treize autres sont disséminés dans la montagne.