Relation de l’ambassade de Mr le Chevalier de Chaumont à la cour du Roy de Siam/02

HARANGUE


AU ROY


DE SIAM.



SIRE,


Le Roy mon Maître ſi fameux aujourd’huy dans le Monde, par les grandes Victoires, & par la paix qu’il a ſouvent donnée à ſes ennemis à la tête de ſes Armées, m’a commandé de venir trouver Vôtre Majesté, pour l’aſſeurer de l’eſtime particulière qu’il a conçeuë pour elle.

Il connoît, Sire, vos auguſtes qualitez, la ſageſſe de vôtre Gouvernement, la magnificence de vôtre Cour, la grandeur de vos États & ce que vous vouliez particuliérement luy faire connoître par vos Ambaſſadeurs l’amitié que vous avez pour ſa perſonne, confirmée par cette protection continuelle que Vous donnez à ſes ſujets principalement aux Evêques qui ſont les Miniſtres du vray Dieu.

Il reſſent tant d’illuſtres effets de l’eſtime que vous avez pour luy, & il veut bien y répondre de tout ſon pouvoir, dans ce deſſein il eſt preſt de traitter avec Vôtre Majesté, de vous envoyer de ſes ſujets pour entretenir & augmenter le commerce, de vous donner toutes les marques d’une amitié ſincere, & de commencer une union entre les deux Couronnes autant célébre dans la poſtêrité, que vos États ſont éloignés des liens par les vaſtes mers qui les ſéparent.

Mais rien ne l’affermira tant en cette réſolution, & ne vous unira plus eſtroitement enſemble que de vivre dans les ſentimens d’une meſme créance.

Et c’eſt particuliérement, Sire, ce que le Roy mon Maiſtre, ce Prince ſi ſage & ſi éclairé qui n’a jamais donné que de bons conſeils aux Roys ſes alliez m’a commandé de vous répréſenter de ſa part.

Il vous conjure, comme le plus ſincere de vos amis & par l’intéreſt qu’il prend déjà à voſtre véritable gloire de conſidérer que cette ſuprême Majeſté dont vous êtes révétu ſur la Terre, ne peut venir du vray Dieu, c’eſt-à-dire d’un Dieu tout puiſſant, éternel, infini, tel que les Chrétiens le reconnoiſſent qui ſeul fait régner les Roys & regle la fortune de tous les peuples, ſoûmettez vos grandeurs à ce Dieu qui gouverne le Ciel & la Terre ; C’eſt une choſe, Sire, beaucoup plus raiſonnable que de les rapporter aux autres divinitez qu’on adore dans cet Orient & dont vôtre Majeſté qui a tant de lumiéres & de pénétration ne peut manquer de voir l’impuiſſance.

Mais elle le connoiſtra plus clairement encore ſi elle veut bien entendre durant quelque temps les Eveſques, & les Miſſionnaires qui ſont icy.

La plus agréable nouvelle, Sire, que je puiffe porter au Roy mon Maître eſt celle, que Vôtre Majesté, perſuadée de la vérité ſe faſſe inſtruire dans la Religion Chrétienne, c’eſt ce qui luy donnera plus d’admiration & d’eſtime pour Vôtre Majesté, c’eſt ce qui excitera ſes Sujets à venir avec plus d’empreſſement & de confiance dans vos États ; & enfin c’eſt ce qui achèvera de combler de gloire Vôtre Majesté puiſque par ce moyen elle l’aſſeure d’un bon-heur éternel dans le Ciel aprés avoir régné avec autant de proſperité qu’elle fait ſur la terre.

Cette Harangue fut interprétée par Monſieur Conſtans, aprés cela je dis, à Sa Majesté que le Roy mon Maître m’avoit donné Monſieur l’Abbé de Choiſy pour m’accompagner & les douze Gentils-hommes que je luy préſentay, je pris la Lettre des mains de Monſieur l’Abbé de Choiſy & je la portay dans le deſſein de ne la préſenter que comme je venois de me déterminer de le faire. Monſieur Conſtans qui m’accompagnoit rempant ſur ſes genoux & ſur ſes mains me cria & me fit ſigne de hauſſer le bras de même que le Roy, je fis ſemblant de n’entendre point ce qu’on me diſoit & me tins ferme, le Roy alors ſe mettant à rire, ſe leva & ſe baiſſa pour prendre la Lettre dans le Vaſe & ſe pencha de maniere que l’on luy vit tout le corps, dés qu’il l’eut priſe, je fis la révérence & je me retiray ſur mon ſiege. Le Roy me demanda des nouvelles de ſa Majeſté ainſi que de toute la maiſon Royale & ſi le Roy avoit fait quelque conquête depuis peu, je luy dis qu’il avoit fait celle du Luxembourg, place preſque imprenable & des plus importantes qu’euſſent les Eſpagnols, qui moit les frontières de France & ouvroit celles de ceux qui de ce côté-là pourroient devenir ſes ennemis, & qu’aprés il avoit de nouveau accordé la paix à toute l’Europe étant à la tête de ſes Armées. Le Roy me dit qu’il étoit bien-aiſe de toutes les grandes victoires que Sa Majesté avoit remportées ſur ſes ennemis & de la paix dont elle joüiſſoit, il ajoûtà qu’il avoit envoyé vers elle des Ambaſſadeurs qui étoient partis de Bantan dans le Soleil d’Orient, qu’il chercheroit tous les moïens pour donner ſatisfaction au Roy ſur tout ce que je luy propoſois ; Monſieur l’Eveſque de Metellopolis étoit préſent qui interpréta pluſieurs choſes que le Roy me demanda. Ce Monarque avoit une Couronne enrichie de diamans attachée ſur un bonnet qui s’élevoit au deſſus preſque ſemblable à ceux de nos dragons, ſa vefte étoit d’une étofe trés-belle à fonds & fleurs d’or garnie au col & aux poignets de diamans, en ſorte qu’ils formoient une eſpece de collier & de braſſelets. Ce Prince avoit beaucoup de diamans aux doits, je ne puis dire qu’elle étoit alors ſa chauſſure, ne l’ayant vû dans cette audiance là que juſqu’à la moitié du corps. Il y avoit quatre-vingt Mandarins dans la Salle, où j’étois, tous proſternez contre terre, qui ne ſortirent jamais de cette poſture durant tout ce temps-là.

Le Roy eſt âgé d’environ cinquante cinq ans, bien-fait ; mais quelque peu bazané comme le ſont ceux de ce païs-là, ayant le viſage aſſez guay, ſes inclinations ſont toutes Royales il eſt courageux, grand politique gouvernant par luy-meſme, magnifique, liberal, aimant les beaux Arts, en un mot un Monarque qui a ſçû par la force de ſon genie s’affranchir de diverſes coutumes qu’il a trouvées en ufage en ſon Royaume pour emprunter des païs étrangers, ſur tout de ceux d’Europe, ce qu’il a crû plus digne de contribuer à la Gloire & à la félicité de ſon Règne.

Ces Mandarins dont je viens de parler n’avoient ny bas, ny ſouliers & étoient habillez comme ceux dont j’ay parlé cy-devant avec un bonnet ſans couronne de la meſme forme de celuy du Roy & chacun avoit une boëte où ils mettent leur Betel Arrek, chau & tabac. Par ces boëtes on diſtingue leurs qualités, & leur Rang les uns eſtant différentes des autres, aprés que le Roi m’eut parlé pendant environ une heure, il ferma ſa fenêtre & je me retiray. Le lieu de l’audiance étoit élevé d’environ douze à quinze marches, le dedans eſtoit peint de grandes fleurs d’or depuis le bas juſqu’au haut, le plafond eſtoit de boſſages dorés, le plancher couvert de tapis tres-beaux ; Au fond de cette ſalle il y avoit deux eſcaliers des deux côtés qui conduiſoient dans une chambre où eſtoit le Roy & au milieu de ces deux eſcaliers eſtoit une fenêtre briſée devant laquelle il y avoit trois grands paraſoles par étages depuis le bas de la ſalle juſqu’au haut, ils étoient de toile d’or, & le bâton couvert d’une foüille d’or, l’un eſtoit au milieu de la fenêtre, & les deux autres aux deux côtés, c’eſt par cette fenêtre que l’on voyoit le trône du Roy & par où il me donna audiance ; Monſieur Conſtans me mena enſuite voir le reſte du Palais ; où je vis l’éléphant blanc à qui on donne à boire & à manger dans de l’or, j’en vis auſſi pluſieurs autres tres-beaux, après quoi je retournay à l’hôtel où je devois loger dans la meſme pompe que j’eſtois venu ; cette maiſon eſtoit affés propre & tout mon monde y eſtoit bien logé, j’appris que Monſieur Conſtans avoit ordonné de la part du Roy à tous les Mandarins des nations étrangères qui habitent dans ſon Royaume de ſe rendre à cet hôtel qu’il avoit fait préparer pour l’Ambaſſadeur de France & qu’y étant aſſemblez il leur avoit dit que le Roy ſouhaittoit qu’ils viſſent la diſtinction qu’il faiſoit entre l’Ambaſſadeur de France & les Ambaſſadeurs qui venoient de la part des Rois de leurs nations. Cette diſtinction étant deuë au Roy de France, Monarque tout-puiſſant & qui ſçavoit reconnoître les civilitez que l’on luy faiſoit, que ces Mandarins avoient été tout étonnés, & luy avoient répondu qu’ils n’avoient jamais vû d’Ambaſſadeur de France & qu’ils étoient perſuadez que la diſtinction que le Roy faiſoit en ſa faveur étoit deuë à un Prince auſſi grand, auſſi puiſſant & auſſi victorieux que l’eſt le Roy de France, puiſqu’il y avoit long-temps que ſes grandes victoires étoient connuës par tout le monde ce qui faiſoit qu’ils n’étoient pas ſurpris que le Roy faiſoit de la diſtinction entre cét Ambaſſadeur & ceux des Roys ſes voiſins ; Ce fut dans ce même temps que Monſieur Conſtans leur ordonna de la part du Roy de me venir ſalüer comme je l’ay déjà dit.

Le même jour ſur le ſoir Monſieur Conſtans me vint encore voir & ce fut lors que nous eûmes enſemble une plus longue converſation. Il y avoit dans mon Hôtel nombre de Mandarins & de Siamois pour le garder & pour nous faire fournir les choſes dont nous pouvions avoir beſoin le Roy nous défraïant de toutes choſes.

Le dix neuvième il vint nombre de Mandarins me ſaluër & Monſieur Conſtans m’envoya des préſens de fruits & de confitures du païs.

Le meſme jour Monſieur l’Evêque de Metellopolis fut appellé chez le Roy pour expliquer la Lettre de ſa Majeſté.

Le vingt-deuxiéme le Roy m’envoya pluſieurs pièces de brocard, des robbes de chambre du Japon & une garniture de boutons d’or & aux Gentils-hommes qui m’accompagnoient quelques étofes or & argent des Indes ; la coûtume du Royaume étant que l’on y fait des préſens en arrivant pour qu’on s’habille à leurs modes, mais pour moy je n’en fis point faire d’habits : Et il n’y eut que les Gentils-hommes de ma fuite qui en uſerent de cette façon : Sur le ſoir étant accompagné de Monſieur l’Evêque j’allay rendre viſite à Monſieur Conſtans.

Le vingt-quatriéme le Roy me fit dire par luy qu’il me donneroit audiance le lendemain au matin.

Le vingt cinquième je me rendis au Palais avec toute ma ſuite & Monſieur l’Evêque, le Roy me donna audiance particuliére, où il ſe dit bien des choſes, dont j’ay rendu compte à ſa Majeſté. Je dînay dans le jardin du Palais ſous de grands arbres & on me ſervit quantité de viandes & de fruits à differens ſervices, le couvert que l’on ſervoit pour moy étoit dans de l’or & ce que l’on ſervoit pour les Gentils-hommes qui m’accompagnoient & autres perſonnes qui mangeoient avec moy étoit dans de l’Argent, les plus grands Mandarins du Roy, comme les Grands Threſoriers, les Capitaines de ſes Gardes & autres nous ſervoient ; ce repas dura plus de trois ou quatre heures, il y avoit dans le jardin un étang dans lequel il y avoit nombre de poiſſons fort curieux, entr’autres un qui répreſentoit le viſage d’un homme.

Le vingt-neuviéme j’allay rendre viſite au Barcalon premier Miniſtre du Roy de Siam qui me parut homme d’eſprit, Monſieur l’Eveſque m’y accompagna & interpréta ce que je luy dis.

Le trentiéme j’allay au Palais pour voir la Pagode, ou Temple domeſtique du Roy de Siam, il ſe faiſoit alors dans la Cour du Palais un combat ou pour mieux dire une maniére de combat de l’Eléphant, car les Elephans étoient attachez par les deux jambes de derrière ſur chacun deſquels deux hommes étoient montez qui tenoient en leurs mains un croc avec quoy ils les gouvernoient comme on fait les chevaux avec la bride, ils leur en donnoient pluſieurs coups pour les animer, les Eléphans ſe fuſſent bien battus s’ils en euſſent eu la liberté, ils ſe donnoient ſeulement quelques coups de dents & de leurs trompes, le Roy y étoit préſent, mais je ne le vis point, nous paſsâmes de cette Cour dans pluſieurs autres & enſuite nous allâmes dans la Pagode, le portail en paroît être fort antique & tres-bien travaillé, le bâtiment aſſez beau & fait en forme de nos Égliſes en Europe ; Nous y vîmes pluſieurs ſtatuës de cuivre doré qui fembloient offrir des Sacrifices à une grande idole toute d’or d’environ quarante pieds de haut, au côté de cette groſſe Idole, il y en avoit pluſieurs autres petites dont quelqu’unes d’or avoient des lampes allumées depuis le haut juſqu’en bas : Au fond de cette Pagode il y a une tres-grande Idole ſur un Mauſolée d’un tres-grand prix, j’allay enſuite dans une autre Pagode tenant à cette premiere & je paſſay ſous une voûte en forme de cloître où il y avoit des idoles de châque côté toutes dorées de deux pieds en deux pieds, qui avoient devant elles chacune une petite lampe que les Talapoins, qui ſont les Prêtres des Siamois, allument tous les ſoirs : Dans cette Pagode étoit le Mauſolée de la Reine morte depuis quatre ou cinq ans, il eſt aſſez magnifique, & derrière ce Mauſolée étoit celuy d’un Roy de Siam repréſenté par une grande Statue couchée ſur le côté & habillée comme les Roys le ſont aux jours de ceremonie, cette ſtatuë pouvoit bien avoir vingt cinq pieds de long, elle étoit de cuivre doré ; j’allay encore dans d’autres endroits il y avoit nombre de ces ſtatues d’or & d’argent. Pluſieurs avoient de tres-beaux diamans & des rubis aux doigts ; je n’ay jamais vû tant d’idoles & tant d’or ; le tout n’étoit beau que parce qu’il y avoit beaucoup de richeſſes.

J’allay voir enſuite les Eléphans, il y en a grand nombre & d’une groſſeur prodigieuſe, je vis une piéce de canon de fonte fonduë à Siam de dix-huit pieds de long, de quatorze pouces de diamétre à l’embouchure & d’environ trois cent livres de balles, il y a nombre de canons de fonte dans le Royaume qu’ils fondent eux-mêmes.

Le trente-uniême on fit la réjouiſſance de l’avenement à la couronne du Roy de Portugal où il fut tiré nombre de coups de canons & feux d’artifice par les vaiſſeaux étrangers.

Le lendemain premier Novembre Monſieur Conſtans me convia à un grand feſtin qui ſe faiſoit pour la réjouïſſance de cet avenement, je m’y trouvay, tous les Européans de la Ville y étoient, & on tira toute la journée du canon ſans diſcontinuer, aprés le repas il y eût Comedie, les Chinois commencerent les poſtures, il y avoit des Siamois mais je n’entendois point ce qu’ils diſoient, leurs poſtures me paroiſſoient ridicules & n’approchent point de celles de nos baladins en Europe, à la reſerve de deux hommes, qui montoient au haut de deux perches fort élevées qui avoient au bout une petite pomme, & ſe mettant debout ſur le haut ils faiſoient pluſieurs poſtures ſurprenantes ; Enſuite on joüa les Marionettes Chinoiſes, mais tout cela n’approche point de celles d’Europe.

Le Dimanche quatriéme Monſieur Conſtans me dit que le Roy devoit ſortir pour aller à une Pagode il a accoûtumé d'aller tous les ans, & me pria de l'aller voir paſſer m’ayant fait préparer une Salle ſur l’eau, j'y allay avec luy & toute ma ſuite, aprés y avoir reſté un peu de tems, il parut un grand balon bien doré dans lequel étoit un Mandarin qui venoit voir ſi tout étoit en ordre, à peine fut-il paſſé que je vis pluſieurs ballons où. étoient les Mandarins du premier rang qui étoient tous habillez de drap rouge, ils ont coûtume en ces jours d’aſſemblée d’étre tous habillez d'une même couleur, & c’eſt le Roy qui la nomme, ils avoient des bonnets blancs en pointe fort élevez & les Oyas avoient au bas de leurs bonnets un bord d’or ; à l’égard des culottes c’étoit une maniére d'écharpe comme j'ay dit. Aprés eux venoient ceux du ſecond ordre, les Gardes-du Corps, pluſieurs Soldats, & puis le Roy dans un balon accompagné de deux autres qui étoient tres-beaux, les rameurs des trois ballons étoient habillez come les Soldats à la reſerve, qu'ils avoient une eſpece de cuiraſſe & un caſque en tête que l’on diſoit être d'or, leur pagais ou rames étoient toutes dorées, ainſi que tous les balons, ce qui faifoit un très bel effet, il y avoit cent quatre-vingt cinq rameurs ſur chacun de ces ballons & ſur ceux des Mandarins environ cent, & cent vint ſur chacun, il y avoit des Gardes-du-Corps qui ſuivoient & plusieurs autres Mandarins qui faiſoient l’arriére-Garde, le Roy étoit habillé tres-richement avec quelques pierreries, je le ſalüay en paſſant & il me ſalüa auſſi ; il y avoit à ce Cortege cent quarante tres-beaux balons & cela paroiſſoit beaucoup ſur la riviére allant tous en bon ordre. Après dîné j’allay dans mon balon voir le reſte de la ceremonie, ſur le ſoir le Roy changea de balon & promit un prix à celuy des balons qui à force de rames arriveroit le premier au Palais, il ſe mit de la partie, il devança de beaucoup les autres & ainſi ſes rameurs emportèrent le prix, je ne ſçay point de combien il étoit, les autres ballons repaſſerent ſans ordre très-vîte, toute la riviere étoit couverte de ballons des particuliers qui étoient venus pour voir le Roy, ce jour là étant deſtiné pour ſe montrer à ſon peuple & je croyais qu’il y avoit plus ce cent mille âmes pour le voir.

Le ſoir il y eut un feu d’artifice en réjoüiſſance du Couronnement du Roy d’Angleterre, il étoit aſſez bien inventé, les vaiſſeaux étrangers tirerent grand nombre de coups de canon.

Le cinquiéme on continüa cette fête & on tira du canon toute la journée, Monſieur Conſtans me donna à dîner où tous les Européans étoient, où je fus tres bien régalé.

Le huitiéme le Roy partit pour Louvo qui eſt une maiſon de plaiſance, il demeure huit ou neuf mois de l’année à vingt lieuës de Siam.

Le quinziéme je partis pour m’y rendre, je couchay en chemin dans une maiſon qui avoit été bâtie pour moi, elle éoit de la même maniére que celle ou j’avois été logé, depuis mon débarquement jufques à la Ville de Siam, elle étoit proche d’une maiſon où le Roy va coucher quand il va à Louvo, j’y reſtay le ſeiziéme, & le dix-ſept je partis pour m’y rendre, j’y arrivay le même jour ſur les huit heures du ſoir, je trouvay cette Maiſon du Roy aſſez bien bâtie à la Moreſque, & on peut dire très-bien pour le païs en y entrant l’on paſſe par un jardin où il y a pluſieurs jets d’eaux, De ce jardin on montoit cinq ou ſix marches & l’on entrait dans un Salon fort élevé ou l’on prenoit le frais, j’y trouvay une belle Chapelle & un logement pour tous ceux qui m’accompagnoient.

Le Lundy dix-neuviéme le Roy me donna audiance particuliére, apres dîné j’allay me promener ſur des Elephans dont la marche eſt fort rude & fort incommode, j’aimerois mieux faire dix lieuës à cheval qu’une ſur un de ces animaux.

Le vingt-troifiéme Monsieur Conſtans mé dit que le Roy vouloit me donner le divertiſſement d’un combat d’Elephans & qu’il me prioit d’y mener les Capitaines qui m’avoient amené pour le leur faire voir, qui étoient Meſſieurs de Vaudricourt & de Joyeuſe, nous y allâmes ſur des Elephans & le combat ſe donna de la même manière que j’en ay recité un cy devant.

Le Roy fit venir les deux Capitaines & leur dit, qu’il étoit bien aiſe qu’ils fuſſent les premiers Capitaines du Roy de Françe qui fuſſent venus dans ſon Royaume & qu’il ſouhaittoit qu’ils s’en retournaſſent auſſi heureuſement qu’ils étoient venus. Il leur donna à chacun un Sabre dont la poignée & la garde étoient d’or & ; le foureau preſque tout couvert auſſi d’or, une chaîne de Philagrame d’or fort bien travaillée & fort groſſe comme pour ſervir de baudrier, une veſte d’une étofe d’or garnie de gros boutons d’Or ; comme Monſieur de Vaudricourt étoit le premier Capitaine, ſon préſent étoit plus beau & plus riche ; le Roy leur dit de ſe donner de garde de leurs ennemis en chemin, ils répondirent que Sa Majesté leur donnoit des Armes pour ſe défendre & qu’ils s’acquitteroient bien de leur devoir ; Ces Capitaines luy parlèrent ſans deſcendre de deſſus leurs Elephans, je vis bien que ſous prétexte d’un combat d’Elephans, il vouloit faire ce préſent aux Capitaines devant beaucoup d’Européans qui étoient preſens, afin de donner une marque publique de la diſtinction particuliére qu’il vouloit faire de la nation Françoife, & j’apris en meſme temps que le Roy avoit ce jour là donné audiance aux Chefs de la Compagnie Angloiſe dans ſon Palais, ils ſont obligez de ſe conformer à la manière du païs, c’eſt-à-dire proſternez contre terre & ſans ſouliers. Aprés le Roy s’en retourna & j’allai voir un Eléphant qui avoit été amené par les femelles qui ſont inſtruites à aller dans les bois avec un homme ou deux à leur conduite, juſqu’à vingt cinq ou trente lieues, chercher des Elephans ſauvages & quand elles en ont trouvé elles font en ſorte de les amener juſques proche de la Ville dans un lieu deſtiné pour les recevoir, c’eſt une grande place creuſée en terre & revêtue d’une muraille de brique qui la reléve, fort élevée, il y a une ſeconde enceinte de gros pieux d’environ quinze pieds de haut entre leſquels il peut facilement paſſer un homme & une double porte de meſmes pieux & de meſme hauteur qui ſe ferme par le moyen d’une couliſſe de telle maniére que quand un Eléphant eſt dedans, il n’en peut ſortir, les Elephans femelles entrent les premières, les autres ſauvages les ſuivent & on ferme la couliſſe.

Ce même jour Monſieur Conſtans fit préſent aux deux Capitaines de pluſieurs porcelaines & ouvrages du Japon d’argent & autres curioſités.

Le Samedy vingt-quatriême je montay à cheval pour aller voir prendre les Elephans ſauvages.

Le Roy étant arrivé au bout de cette place qui étoit ceinte de pieux & de muraille il y entroit un homme qui alloit avec un bâton attaquer l’Elephant ſauvage, qui dans, le même temps quittoit les femelles & le pourſuivoit, l’homme continua ce manege & amuſa cet Eléphant ſauvage, juſqu’à ce que les femelles qui étoient avec luy ſortiſſent de la place par la porte qui fut auſſi-tôt fermée par la couliſſe & l’Elephant ſe voyant ſeul renfermé il ſe mit en furie, l’homme l’alla encore attaquer & au lieu de s’enfuïr du côté qu’il avoit accoûtumé, il s’enfuït par la porte & paſſa à travers des pieux, l’Elephant le ſuivit & quand il fut entre les deux portes on l’enferma, comme il étoit échauffé on luy jetta quantité d’eau ſur le corps pour le rafraichir, on luy amena pluſieurs Eléphans proche de lui, qui lui faiſoient des careſſes avec leurs trompes comme pour le conſoler, on lui attacha les deux jambes de derrière, & on lui ouvrit la porte, il marcha cinq ou ſix pas, il trouva quatre Eléphans en guerre, l’un en tête pour le tenir en reſpect, deux autres qu’on lui attacha à ſes côtés, & un derrière qui le pouſſoit avec ſa tête, ils le menèrent de cette maniere ſous un toît, où il y avoit un gros poteau planté où l’on l’attacha, & on lui laiſſa deux éléphans à ſes côtés pour l’apprivoiſer, & les autres s’en allèrent. Lorſque les eléphans ſauvages ont refté quinze jours de cette maniere, ils reconnoiſſent ceux qui leur donnent à manger & à boire, & les ſuivent, aprés ils deviennent en peu de temps auſſi privés que les autres. Le Roi a grand nombre de ces femelles qui ne font autre choſc que d’aller chercher des éléphans.

Le Lundi vingt-cinq, j’allai voir un combat de Tygre contre trois Eléphans, mais le Tygre ne fut pas le plus fort, il reçut un coup de dent qui lui emporta la moitié de la machoire, quoi que le Tygre fit fort bien ſon devoir.

Le Mardi vingt-fixiéme j’eus audiance particulière pour la quatrième fois, & le Roi me témoigna l’eſtime qu’il faiſoit de la Nation Françoiſe, aprés pluſieurs autres diſcours dont j’ai rendu pareillement comte au Roi. Le ſoir j’alai voir une Fête que les Siamois font au commencement de leur année qui conſiſte en une grande illumination. Elle ſe fait dans le Palais dans une grande Cour, à l’entour de laquelle il y a pluſieurs cabinets pleins de petites lampes, & au devant de ces cabinets, il y a de grandes perches plantées en terre, où pendent tout du long des lanternes de corne peinte, cette fête dure huit jours.

Le Dimanche deuxiéme Décembre, Monſieur Conſtans m’envoya des preſens, il en fit auſſi à Monſieur l’Abbé de Choiſi, & aux Gentils-Hommes qui m’accompagnoient, ces preſens étoient des porcelaines, des braſſelets, des cabinets de la Chine, des robes de chambre & des ouvrages du Japon faits d’Argent, des pierres de bezoart des cornes de Rhinocéros, & autres curiofitez de ce païs-là.

Le dixiéme j’allai voir la grande chaſſe des Eléphans qui ſe fait en la forme ſuivante : Le Roy envoïe grand nombre de femelles en compagnie, & quand elles ont été pluſieurs jours dans les bois, & qu’il eſt averti qu’on a trouvé des Éléphans, il envoye trente ou quarante mille hommes qui font une très grande enceinte dans l’endroit où ſont les Eléphans, ils ſe poſtent de quatre en quatre, de vingt à vingt-cinq pieds de diſtance les uns des autres, & à que campement on fait un feu élevé de trois pieds de terre ou environ, il ſe fait une autre enceinte d’Elephans de guerre, diſtans les uns des autres d’environ cent & cent cinquante pas, & dans les endroits par où les Elephans pourroient ſortir plus aiſement, les Elephans de guerre ſont plus frequens ; en pluſieurs lieux il y a du canon que l’on tire quand les Elephans ſauvages veulent forcer le paſſage, car ils craignent fort le feu, tous les jours on diminuë cette enceinte, & à la fin elle eſt très-petite, & les feux ne ſont pas à plus de cinq ou ſix pas les uns des autres ; comme ces Elephans entendent du bruit autour d’eux, ils n’oſent pas s’enfuir, quoi que pourtant il ne laiſſe pas de s’en ſauver quelqu’un ; car on m’a dit qu’il y avoit quelques jours qu’il s’en eſtoit ſauvé dix, quand on les veut prendre on les fait entrer dans une place entourée de pieux, où il y a quelques arbres, entre leſquels un homme peut facilement paſſer, il y a une autre enceinte d’Elephans de guerre & de ſoldats, dans laquelle il y entre des hommes montez ſur des Eléphans, fort adroits à jetter des cordes aux jambes de derriere des elephans, qui lorſqu’ils ſont attachez de cette maniere, ſont mis entre deux elephans privez, outre leſquels il y en a un autre qui les pouſſe par derrière ; de ſorte qu’il eſt obligé de marcher, & quand il veut faire le méchant, les autres luy donnent des coups de trompe : on les mena ſous des toits, & on les attacha de la même maniere que le precedent ; j’en vis prendre dix & on me dit qu’il y en avoit cent quarante dans l’enceinte, le Roy y eſtoit preſent, il donnoit ſes ordres pour tout de qui eſtoit neceſſaire. En ce lieu-là j’eus l’honneur d’avoir un long entretien avec luy, & il me pria de lui laiſſer à ſon ſervice Monſieur de Fourbin, Lieutenant de mon Navire, je le luy accordai, & je le lui preſentai, dans le même temps que le Roy lui eut parlé, il lui fit un preſent d’un ſabre, dont la poignée & la garde étoient d’or, & le foureau garni d’or, d’un juft’au corps de brocard d’or d’Europe, garni de boutons d’or. Alors le Roy me fit auſſi preſent d’une ſoucoupe & d’une coupe couverte d’or, il me fit ſervir la collation dans le bois, où il y avoit nombre de confitures, de fruits & des vins.

Le lendemain onziéme je retournai à cette chaſſe ſur des elephans, le Roy y étoit, il vint deux Mandarins me chercher de ſa part pour luy aller parler, il me dit pluſieurs choſes, & il me demanda le ſieur de la Mare Ingénieur que j’avois à ma ſuite, pour faire fortifier ſes places, je luy dis que je ne doutois pas que le Roy mon Maiſtre n’approuvât fort que je le luy laiſſaſſe, puiſque les intereſts de ſa Majeſté luy eſtoient très-chers, & que c’eſtoit un habile homme dont ſa Majeſté ſeroit ſatis-faite : j’ordonnay au ſieur de la Mare de reſter pour rendre ſervice au Roy qui lui parla & lui donna une veſte d’une étofe d’or. Le Roi me dit qu’il vouloit envoyer un petit éléphant à Monſeigneur le Duc de Bourgogne qu’il me montra, & aprés avoir fait un peu de réflexion, il me dit que s’il n’en donnoit qu’à Monſeigneur le Duc de Bourgogne il aprehendoit que Monſeigneur le Duc d’Anjou n’en fût jaloux, c’eſt pourquoi il vouloit en envoyer deux, & comme je faifois état de partir le lendemain pour me rendre à bord, je lui preſentai les Gentils-hommes qui étoient avec moi, pour prendre congé de ſa Majeſté, ils le ſaluerent, & le Roi leur ſouhaitta un heureux voiage, Monſieur l’Évêque voulut luy préſenter Meſſieurs l’Abbé de Lionne & le Vachet Miſſionaires pour prendre congé de lui, qui s’en venoient avec moi, mais il dit à Monſieur l’Evêque qu’à l’égard de ces deux perſonnes, ils étoient de ſa maiſon, qu’il les regardait comme, ſes enfans, & qu’ils prendroient congé de luy dans ſon Château, aprés le Roy ſe retira, & je le conduiſis juſqu’au bout du bois, prenant le chemin de Louvo ; parce que le Roy avoit une maiſon dans le bois il demeure durant qu’il s’occupe à cette chaſſe d’Eléphans.

Le Mercredi douziéme, le Roy me donna audiance de congé, Monſieur l’Eveſque y eſtoit, il me dit qu’il eſtoit très content & très ſatisfait de moy, & de toute ma négociation, il me donna un grand vaſe d’or qu’ils appellent Boſſette : C’eſt une des marques des plus honorables de ce Royaume la. Et c’eſt comme ſi le Roy en France donnoit le Cordon bleu, il me dit qu’il n’en faiſoît point les ceremonies, parce qu’il y auroit peut-être eu quelque choſe qui ne m’auroit pas été agréable, à cauſe des genufléxions que les plus Grands du Royaume ſont obligez, de faire en pareil rencontre, il n’y a d’Etrangers en ſa Cour, que le Neveu du Roy de Camboye, qui ait eu une ſemblable marque d’honneur, qui ſignifie que l’on eſt Oyas, dignité qui eſt en ce païs là comme Duc en Françe ; il y a pluſieurs ſortes d’Oyas que l’on diſtingue par leurs Boſſettes. Ce Monarque eut la bonté de me dire, des choſes ſi obligeantes en particulier, que je n’oſerois les raconter, & dans tout mon voyage j’en ai reçû des honneurs ſi grands que j’aurois peine d’eſtre crû, s’ils n’eſtoient uniquement dûs au caractere, dont ſa Majeſté avoit daigné m’honorer, j’ai reçû auſſi mille bons traitemens de ſes Miniſtres & du reſte de ſa Cour. Meſſieurs l’Abbé de Lionne & le Vachet prirent en meſme-tems congé du Roy, qui aprés leur avoir ſouhaité un bon voiage, leur donna à chacun un Crucifix d’or de Tambacq avec le pied d’argent. Au ſortir de l’Audiance, Monſieur Conſtans me mena dans une Salle entourée de jets d’eaux qui eſtoit dans l’enceinte du Palais, je trouvay un très-grand repas ſervi à la mode du Royaume de Siam, le Roy eut la bonté de m’envoyer deux ou trois plats de ſa table, car il dînoit en meſme-temps, ſur les cinq heures je me mis dans une chaiſe dorée portée par dix hommes & les Gentils-hommes, qui m’accompagnoient eſtoient à Cheval, nous entrâmes dans nos Balons, il y ayoit nombre de Mandarins qui m’accompagnoient auſſi, les rues étoient bordées de Soldats, d’Eléphans, & de Cavaliers Moreſques. Elles étoient de la meſme maniere, le matin quand je fus à l’Audiance, tous les Mandarins qui m’avoient accompagné juſques à mon Balon ſe mirent dans les leurs, & vinrent avec moi, il y avoit environ cent Balons & j’arrivai le lendemain treiziéme à Siam ſur les trois heures du matin. La Lettre du Roi de Siam, & ſes Ambaſſadeurs pour France étoient avec moi dans un très beau Balon accompagnés de pluſieurs autres, le Roi me fit preſent de Porcelaines pour ſix à ſept cent Piſtoles, deux paires de Paravants de la Chine, quatre Tapis de table en broderie d’or & d’argent de la Chine, d’un Crucifix dont le corps eſt d’or, la Croix de Tambacq, qui eſt un métal plus eſtimé que l’or dans ces pays là, & le pied d’argent avec pluſieurs autres curioſités des Indes ; & comme la coutume de ces païs eſt de donner à ceux qui portent les préſens, j’ai donné aux Conducteurs des Balons du Roi qui m’avoient ſervi d’environ huit à neuf cent Piſtoles. A l’égard de Monſieur Conſtans, je pris la liberté de luy donner un Meuble que j’avois porté de France, & à Madame ſa Femme une Chaize à Porteurs trés belle qui me coûtoit en France deux cens eſcus, avec un Miroir garni d’or & de Pierreries d’environ ſoixante piſtoles ; le Roi a auſſi fait pour environ ſept ou huit cens piſtoles de préſens à Monſieur l’Abbé de Choiſi en Cabinets de la Chine, Ouvrages d’argent du Japon, pluſieurs Porcelaines trés-belles & autres curioſités des Indes.

Le quatorze ſur les cinq heures du ſoir ; je partis de Siam accompagné de Monſieur Conſtans, de pluſieurs Mandarins & nombre de Balons, & j’arrivai à Bancoc le lendemain de grand matin ; les Fortereſſes qui étoient par les checmins, & celles de Bancoc me ſalüérent de toute leur artillerie : je reſtai un jour à Bancoc ; parceque le Roi m’avoit dit dans une Audiance que comme j’étois homme de guerre, il me prioit d’en voir les fortifications, & de dire ce qu’il y avoir à faire pour les bien fortifier, & d’y marquer une place pour y bâtir une Egliſe ; j’en fis un petit devis que je donai à Mopſieur Conſtans.

Le ſeiziéme su matin j’en partis accompagné des Mandarins, les Fortereſſes me ſaluèrent, & ſur les quatre heures j’arrivai à la barre de Siam dans les Chaloupes des deux Navires du Roi où je m’étois mis, j’arivai à bord ſur les ſept heures.

Le dix-ſeptiéme, la Frégate du Roy de Siam dans laquelle eſtoient ſes Ambaſſadeurs & ſa Lettre pour le Roy de France vint moüiller proche de mon navire ; j’envoyai ma Chaloupe qui amena deux des Ambaſſadeurs, & aprés je renvoyai encore la même Chaloupe qui apporta l’autre Ambaſſadeur & la Lettre du Roy, qui eſtoit ſous un Dais où Piramide toute dorée, & fort élevée, la Lettre eſtoit écrite ſur une feuille d’or roulée & miſe dans une boëte d’or, on ſalüa cette Lettre de pluſieurs coups de Canon, & elle demeura ſur la Dunette de mon Navire avec des Paraſols pardeſſus juſqu’au jour de noſtre départ. Quand les Mandarins paſſoient proche d’elle, ils la ſaluoient à leurs maniéres, leur coûtume étant de faire de grands honneurs aux Lettres de leur Roy. Le Le lendemain ce Navire partit remontant la rivière, & dans le meſme temps parut un autre Navire du Roy de Siam qui vint moüiller proche de nous dans lequel eſtoit Monſieur Conſtans ; il vint à mon Bord, le lendemain dix-neuvième où il dîna, & l’aprés-diſnée il s’en retourna à terre dans ma Chaloupe, je le fis ſalüer de vingt-un coups de Canon, nous nous ſéparames avec peine, car nous avions déja lié une tres étroite amitié & une extrême confiance, c’eſt un homme qui a extrêmement de l’eſprit & du merite, & je puis dire qu’on ne peut pas avoir de plus grands égards que ceux qu’il a eus pour moy, j’étois étonné de n’entendre point de nouvelles de Monſieur le Vacher Miſſionaire du chef de la Compagnie Françoiſe, & de mon Secretaire qui devoient venir à bord ayant apris qu’ils eſtoient partis de la rivière de Siam dés le ſeiziéme avec ſept des Gentils-hommes qui devoient accompagner les Ambaſſadeurs du Roy de Siam & pluſieurs de leurs Domeſtiques, cela me fit croire qu’ils étoient perdus & me fit prendre la reſolution de partir, car le vent eſtoit fort favorable ; mais Monſieur Conſtans me pria d’attendre encore un jour pendant qu’il alloit envoyer ſur la Côte pour apprendre de leurs nouvelles.

Le lendemain vintiéme, une partie de ces gens là revint à bord, quatre des Gentils-hommes des Ambaſſadeurs du Roy de Siam & la pluſpart de leurs Domeſtiques n’ayant voulu s’embarquer dans un Bateau qu’ils avoient pris par les chemins, parce qu’il étoit un peu bas de bord, ils me dirent que le meſme jour ſeiziéme, ils étoient venus proche du bord ſur les onze heures, de nuit & que croïant moüiller l’Ancre ils n’avoient pas aſſez de Cable dans leur Bateau, ce qu’ils apperçûrent en voiant le Bateaus s’éloigner du Vaiſſeau, lors il s’éleva un vent fort grand qui fit groſſir la Mer & les courans devinrent contraires, ce qui fit qu’ils allerent à plus de quarante lieuës au large avec grand riſque de ſe perdre, ils dirent qu’ils avoient laiſſé les autres à plus de vingt cinq lieuës échoués ſur un banc de Vaſe, d’ou il n’y avoit pas apparence qu’ils puſſent venir à bord fitôt, c’eſt ce qui me fit prendre la reſolution de partir dés le l’endemain au matin. Je crois en cet endroit devoir faire mention des Peres Jéſuites qui s’étoient embarqués avec nous à Breſt & que nous laiſſâmes à Siam, c’étoient les Peres Fontenay, Tachart, Gerbillon, le Comte, Bouvet & un autre, auſſi habiles que bons Religieux, & que le Roy avoit choiſis pour envoyer à la Chine y faire des Obſervations de Mathématique, je crois leur devoir la juſtice d’en parler & de dire que lors que nous fumes arrivés au Cap de bonne eſpérance, le Gouverneur Holandois leur fit beaucoup d’amitié & leur donna une Maiſon dans le jardin de la Compagnie fort propre pour y faire des Obſervatjions, où ils portèrent tous leurs Inſtrumens de Mathématique ; mais comme je ne reſtay que ſix ou ſept jours dans ce lieu là, ils n’eurent pas le temps d’en faire un grand nombre, ces bons Peres m’ont été d’un grand ſecours dans mon voyage juſqu’à Siam, par leur piété, leurs bons exemples, & l’agréement de leurs converſations, j’avois la conſolation que preſque tous les jours on diſoit cinq ou fix Meſſes dans le Vaiſſeau, & j’avois fait faire une Chambre exprés aux Pères pour y dire la Meſſe ; Toutes les Fêtes & les Dimanches nous avions prédication ou ſimple exhortation, le Pere Tachart l’un d’eux, faiſoit trois fois la ſemaine le Catechiſme à tout l’équipage, & ce même Pere a fait beaucoup de fruit dans tout le vaiſſeau, Car s’entretenant familiérement avec tous les Matelots & les Soldats, il n’y en a pas eu un, qui n’ait fait ſouvent ſes dévotions, il accommodoit tous les démêlés qui y ſurvenoient, il y avoit deux Matelots huguenots, qui par ſes ſoins ont abjuré l’héréſie entre les mains du Pere Fontenai qui étoit leur Superieur. Ces Pères alloient à Siam dans le deſſein de s’embarquer ſur des Vaiſſeaux Portugais que l’on y trouve ordinairement de Mácao & qui retournent à la Chine : Ces Peres y trouverent Monſieur Conſtans Miniſtre du Roy de Siam qui aime fort les Jeſuïtes, & qui les protege, il les a fait loger à Louvo dans une maiſon du Roy, & les déffraye de toutes choſes.

Dans une Audiance que le Roy me donna, je luy dis que j’avois amené avec moy ſix Pères Jeſuïtes qui s’en alloient à la Chine faire des obſervations de Mathématique, & qu’ils avoient été choiſis par le Roy mon Maître comme les plus capables en cette ſcience. Il me dit qu’il les verroit, & qu’il étoit bien aiſe qu’ils ſe fuſſent accommodés avec Monſieur l’Evêque, il m’a parlé plus d’une fois ſur cette matiére. Monſieur Conſtans les luy préſenta quatre ou cinq jours aprés, & par bonheur pour eux il y eût ce jour-là une éclypſe de Lune, le Roy leur dit de faire porter leurs inſtrumens de Mathématique dans une maiſon où il alloit coucher à une lieue de Louvo, où il eſt ordinairement, quand il prend le plaiſir de la chaſſe : les Peres ne manquerent pas de s’y rendre, & ſe poſterent avec leurs lunettes dans une Gallerie où le Roy vint ſur les trois heures du matin, qui étoit le tems de l’Eclypſe. Ils lui firent voir dans cette lunette tous les effets de l’Eclypſe, ce qui fut fort agréable au Roy, il fit bien des honnêtetés aux Peres, & leur dit qu’il ſçavoit bien que Monsieur Conſtans étoit de leurs amis, auſſi-bien que du Pere de la Chaize. Il leur donna un grand Crucifix d’Or & de Tambacq, & leur dit de l’envoyer de ſa part au Pere de la Chaize, il en donna un autre plus petit au Pere Tachart, en leur diſant qu’il les reverroit une autre fois. Sept ou huit jours devant mon départ, Moniteur. Conſtans propoſa aux Peres, que s’ils vouloient reſter deux à Siam, le Roy en ſeroit bien aiſe, ils répondirent qu’ils ne le pouvoient pas, parce qu’ils avoient ordre du Roy de Françe de ſe rendre inceſſamment à la Chine : Il leur dit que cela étant, il falloit qu’ils écriviſſent au Pere General d’en envoyer douze au plûtôt dans le Royaume de Siam, & que le Roy lui avoit dit qu’il leur feroit bâtir des Obſervatoires, des Maiſons, & Egliſes, le Pere Fontenai m’apprit cette propoſition, je lui dis qu’il ne pouvoit mieux faire que d’accepter ce parti, puiſque par la ſuite ce ſeroit un grand bien pour la converſion du Royaume, il me dit que ſur mon approbation, il avoit envie de renvoyer le Pere Tachart en Françe pour ce ſujet, ce que j’approuvay. Le Pere Tachart étant homme d’un grand eſprit, & qui feroit indubitablement reüſſir cette affaire, les lettres ne pouvant lever pluſieurs obſtacles que l’on pourroit y mettre, ce qui a fait que je le ramene. Ce Pere m’a été encore d’un grand ſecours, ainſi qu’aux Gentils-hommes qui m’ont accompagné, auſquels il a appris avec un très-grand ſoin les Matematiques durant nôtre retour. Je ne diray rien des grandes qualitez de Monſieur l’Evêque de Metellopolis non plus que des progrez de Meſſieurs des Miſſions étrangeres dans l’Orient, puis que ſuivant leur coutume, il ne manqueront pas de donner au public une relation axacte, touchant ce qui concerne la Religion dans ce Pays là : J’aurais eü une extreme joye d’y rencontrer Monſiteur l’Evêque d’Heliopolis ; le Roy de Siam me dit un jour, qu’il ſeroit mort de joye s’il avoit veu dans ſon Royaume un Ambaſſadeur de Françe arriver : mais Dieu n’a pas permis que nous euſſions l’un & l’autre cette conſolation, & nous avons appris qu’il avoit terminé dans la Chine ſes longs travaux par une mort très ſainte. Mais avant de faire le récit juſques à nôtre arrivée à Breſt, je crois à propos de raconter ce que (dans le peu de tems que j’ay reſté dans le Royaume de Siam) j’ay pû remarquer touchant les mœurs, le Gouvernement, le Commerce & la Religion.