Relation de l’ambassade de Mr le Chevalier de Chaumont à la cour du Roy de Siam/01




JE partis de Breſt le troiſiéme Mars 1685. ſur le Vaiſſeau du Roy, nommé l’Oiſeau, accompagné d’une Frégate de ſa Majeſté, appellée la Maline ; & ce fut avec un vent ſi favarable, qu’en ſept jours je me trouvay par le travers des Iſles de Madère ; j’eus ce même bonheur juſques à quatre ou cinq degrez Nord de la Ligne Equinoxiale, où nous eûmes quelque calme, & ſentîmes d’aſſez grandes chaleurs, mais pourtant pas incommodes ; le vent revint bon, & nous paſſâmes la Ligne par les trois cens cinquante degrez cinq minuttes de longitude trente-trois jours aprês nôtre départ, & l’au du fond de cale étoit auſſi bonne & auſſi fraîche que ſi elle venoit de la fontaine ; ce qui fit que nous quittâmes celle de nos jarres pour en boire. À cinq degrez Sud de la Ligne nous trouvâmes des vents fort variables, mais les chaleurs point incommodes, & je ne quittay point mon habit d’hyver dans toute cette route. Les vents quoique variables ne laiſſerent pas de nous porter à nôtre route, ſi bien que nous arrivâmes au Cap de Bonne Eſperance le 31 May, pour y faire de l’eau, y prendre des rafraichiſſemens, quoique j’euſſe encore de l’eau pour plus de quarante jours. J’y moüillay le ſoir fort tard, & je trouvay dans cette rade quatre Vaiſſeaux Hollandais, dont l’un portait le Pavillon au grand maſt ; ils venôient d’Hollande, & conduiſoient un Commiſſaire de la Compagnie qui rend cet État-là ſi puiſſant dans les Indes, & où il alloit pour ordonner dans les Places qui y appartiennent à cette Republique. Monſieur de ſaint Martin Major General, François de nation, qui eſt au ſervice des Hollandois depuis trente-ans, & dont ils ſont tres-contens, alloit à Batavia y exercer la Charge. Le Commiſſaire General m’envoya faire compliment le jour de mon arrivée, & le lendemain matin il m’envoya ſon neveu & ſon Secrétaire me faire offre de tout ce que j’avois affaire. Des Habitans du lieu vinrent avec des preſens de fruits, herbages, & moutons, & il me fit ſaluer par les quatre Vaiſſeaux : on ne peut recevoir plus d’honnêtetez que j’en ay reçû de ces Meſſieurs.

Les Hollandois ont dans cette plage un petit Fort à cinq baſtions, & environ cent maiſons d’Habitans éloignées d’une portée de mouſquet du Fort, qui ſont auſſi propres dedans & dehors que celles de Hollande, & la plupart des Habitans y ſont Catholiques, quoiqu’ils n’ayent pas la liberté d’y exercer leur Religion. La ſituation en eſt belle, bien qu’il y ait une groſſe montagne qui la borne du côté de la terre, où il y a une extrême quantité de gros Singes qui viennent juſques dans leurs jardins manger les fruits. Ils ont pluſieurs maiſons ; de plaiſance à deux, trois & quatre lieues ; & au-delà de cette groſſe montagne, il y a une plaine de prês de dix lieuës, où ils ont fait bâtir une habitation, & où il y a pluſieurs maiſons, & quantité d’Habitans qui s’augmentent journellement. Le climat y eſt aſſez doux ; leur Printemps commence en Octobre, & finit en Decembre ; leur Eſté dure Janvier, Février & Mars ; l’Automne eſt en Avril, May & Juin, & leur Hyver en Juillet, Aouſt & Septembre ; les chaleurs y ſont extrêmes, mais il y a toujours du vent. La Compagnie Hollandoiſe des Indes Orientales y a un très-beau jardin, & de belles paliſſades d’un bois qui eſt toujours verd ; la grande allée a de long quatorze cens cinquante pas, elle eſt preſque toute plantée de citronniers ; ce jardin eſt par compartimens : on y voit dans l’un des arbres fruitiers & des plantes les plus rares d’Aſie ; dans l’autre des plantes & des fruits les plus exquis d’Affrique ; dans le troiſiéme des arbres à fruits, & des plantes les plus eſtimées en Europe ; & enfin dans le quatrième on y trouve auſſi des fruits & des plantes qui viennent de l’Amérique. Ce jardin eſt tres-bien entretenu, & eſt fort utile aux Hollandois par la grande quantité d’herbages & de légumes qu’il fournit pour le rafraichiſſement de leurs Flottes, lorſqu’elles paſſent en ce lieu, allant aux Indes, ou retournant dans leur païs. J’y trouvay un Jardinier François, qui avoit autrefois appris ſon métier dans les Jardins de Monſieur à ſaint Cloud. La terre y eſt tres-bonne, & rapporte beaucoup de bled, & tous les grains y viennent en abondance. Un homme digne de foy m’a dit qu’il avoit vû cent ſoixante épis de bled ſur une même tige. Les naturels du païs ont la phyſionomie fine, mais en cela fort trompeuſe, car ils ſont tres-bêtes ; ils vont tout nuds à la reſerve d’une méchante peau dont ils couvrent une partie de leur corps ; ils ne cultivent pas la terre ; ils ont beaucoup de beſtiaux, comme moutons, bœufs, vaches & cochons. Ils ne mangent preſque point de ces animaux, & ne ſe nourriſſent quaſi que de laict & de beurre qu’ils font dans des peaux de mouton. Ils ont une racine qui a le goût de noiſette, qu’ils mangent au lieu de pain. Ils ont la connoiſſance de beaucoup de ſimples, dont ils ſe ſervent pour guérir leurs maladies & leurs bleſſures. Les plus grands Seigneurs ſont ceux qui ont le plus de beſtiaux ; ils les vont garder eux mêmes, ; ils ont le plus ſouvent des guerres les uns contre les autres ſur le ſujet de leurs pâturages. Ils ſont fort tourmentez des bêtes ſauvages, y ayant une grande quantité de lions, léopards, tigres, loups, chiens ſauvages, élans, elephans : tous ces animaux-là leur font la guerre, & à leurs beſtiaux. Ils ont pour toutes armes une maniere de lance qu’ils empoiſonnent pour faire mourir ces animaux quand ils les ont bleſſez ; ils ont des eſpeces de filets avec leſquels ils enferment leurs beſtiaux la nuit. Ils n’ont point de Religion ; à la vérité dans la plaine Lune ils font quelques cérémonies, mais qui ne ſignifient rien. Leur Langue eſt fort-difficile à apprendre. Il y a une grande quantité de gibier, comme faiſans, de trois ou quatre ſortes de perdrix, paons, lievres, lapins, chevreüils, cerfs & ſangliers ; les cerfs y ſont en ſi grande abondance, que l’on en voit des vingt mille enſemble dans des plaines, ce qui m’a été aſſeuré par des gens dignes de foy. Nous avons mangé d’une partie de ce gibier, qui eſt tres-bon & d’un goût admirable. Les moutons y ſont en ce lieu d’une groſſeur prodigieuſe, peſans ordinairement quatre vingts livres. Il y a auſſi grand nombre de bœufs & de vaches. La mer en cette Baye eſt fort poiſſonneuſe, & le poiſſon y eſt tres-bon ; il y en a un qui a le goût du ſaumon, & qui eſt fort gros ; il y a quantité de loups marins, & en nous promenant ils venoient faire cent tours devant la poupe de nôtre canot ; on tira deſſus ſans en pouvoir tuer aucun. Il y a quantité de chevaux ſauvages, qui ſont les plus beaux du monde, ils ſont rayez de rayes blanches & noires (j’en ay apporté la peau d’un ;) on ne les ſçauroit qu’à grande peine dompter. Comme ce païs eſt très bon, les Hollandais y feront de grande Colonies ; ils envoyent tous les ans faire de nouvelles découvertes dans les terres. On dit qu’ils y ont trouvé des mines d’or & d’argent, mais qu’ils ſe gardent bien de le vouloir dire. Les eaux y ſont admirables, & on y trouve des ſources en abondance ; les rivières qui y ſont en grand nombre y ont abondance de poiſſons.

Nous partîmes de cette rade le ſeptiéme jour de Juin avec un vent ſi favorable de Nord, & de Nord Nord Oueſt, qu’il nous mit au large, & le ſoir nous nous mîmes en route pour Bantam : nous eûmes beaucoup de plüyes, & la mer fut fort groſſe juſques par le travers des Iſles Madagaſcar Nord & Sud, où je me trouvay le dix-neuvième Juin. Il y a en ces mers là quantité d’oifeaux, mais point de poiſſon. Depuis ce temps juſqu’au vingtième Juillet nous trouvâmes des mers fort rudes & des vents fort variables, qui nous obligerent de courir juſqu’aux quarante degrez Sud, où nous rencontrâmes des vents de Oueſt, qui nous firent faire un très-grand chemin. Le 24. ſuivant la Frégate la Maline ſe ſepara de nous par un temps fort rude, & la mer fort groſſe courant au Nord. Le troiſiéme Aouſt nous trouvâmes la mer moins agitée & le tems plus doux ; à la pointe du jour nous découvrîmes une Iſle à ſept ou huit lieuës au devant de nous, ce qui nous ſurprit, cette Iſle n’étant point marquée ſur nos Cartes : elle eſt ſituée par les dix degrez dix-neuf minuttes latitude Sud, & par eſtime par les cent vingt degrez quarante une minuttes longitude. Cette Iſle eſt une belle connoiſſance pour aller trouver I’Iſle de Java, qui n’en eſt éloignée que de cent cinquante lieues, & depuis nous avons reconnu qu’elle eſt appellée l’Iſle de Mony, étant mal marquée ſur nos Cartes qui la mettent proche celle de Java ; cette Iſle eſt tres-haute. Nous courûmes encore deux jours d’un vent aſſez frais, & le cinquième ſur les huit heures du matin nous découvrîmes I’Iſle de Java, qui nous donna beaucoup de joye, ainſi que de nous trouver au vent du Détroit de Sonda ; nous fîmes vent arriere terre à terre de I’Iſle, & le feptiéme enfuivant nous nous trouvâmes entre l’Iſle du Prince & celle de l’Empereur qui fait l’entrée du Détroit. L’Iſle de l’Empereur eſt du côté de l’Iſle de Sumatra, & l’Iſle du Prince du côté de Java. Nous fûmes quatre jours entre ces deux Iſles, les vents & les courans nous étant contraires & ſi grands, que ce que nous gagnions en douze heures, nous le perdions en quatre, à cauſe des calmes qui venoient quelquefois. Avant d’entrer dans ce Détroit la Fregate qui m’avoit perdu le vingt-quatrième Juin s’y trouva ce même jour, & nous nous vîmes d’abord ſans nous reconnoître. Le treiziéme nous doublâmes toutes ces Iſles, & nous mouillâmes à une lieuë de l’Iſles de Java : il en vint diverſes perſonnes à mon bord dans de petits batteaux ; elles nous apporterent des fruits du païs, comme cocos, dont l’eau qui y eſt renfermée eſt extrêmement bonne à boire, bananes, melons, citrons, & pluſieurs autres de ces ſortes de rafraichiſſemens ; ils firent du bien à l’équipage fort fatigué de la mer, & beaucoup incommodé du ſcorbut.

Le ſeiziéme au matin nous moüillâmes devant Bantam, où je trouvay la Frégate la Maline, qui m’y attendoit depuis deux jours ; le Capitaine qui la commandoit me vint dire que le Gouverneur Hollandois de Bantam ne luy avoit point voulu donner d’entrée, & qu’il luy avoit envoyé ſeulement quelques vollailles & quelques fruits : auſſitôt je fis partir Monſieur de Forbin Lieutenant de mon Navire, pour faire compliment de ma part à ce Gouverneur, & le prier de me donner la liberté d’envoyer des malades à terre, de faire de l’eau, & de prendre des rafraichiſſemens. Il fit réponſe qu’il n’étoit pas le maître à Bantam, qu’il n’y étoit que comme conduiſant des Troupes auxiliaires, & que c’étoit le Roy de Bantam qui commandoit, & qui ne vouloit donner entrée à qui que ce ſoit. Les Hollandois ſe ſervent du nom de ce Roy, parce qu’ils ne veulent pas recevoir des Vaiſſeaux étrangers, principalement ceux qui viennent d’Europe. Depuis qu’ils ſont maîtres de cette Place ils en ont chaſſé toutes les autres Nations. C’eſt une grande Ville & fort peuplée de naturels du païs. Avant que les Hollandois en fuſſent maîtres, c’étoit la Place des Indes du plus grand commerce ; on y venoit d’Europe, de Perſe, de la Chine, du Japon, de l’Empire du Mogol, & des autres Regions des Indes ; à preſent les Hollandois font tout le commerce, qui leur eſt d’un très-grand profit, & l’on pouvoit autrefois comparer cette Place à Cadix en Eſpagne. Auſſi-tôt que j’eus reçû la réponſe du Gouverneur, qui me fit néanmoins dire que ſi je voulois aller à Batavia j’y ſerois tres-bien reçu, je levay l’ancre & je me mis à la voile pour m’y rendre ; il n’y a que quinze lieuës de l’un à l’autre. Je fus trois jours avant que d’y arriver, à cauſe que n’ayant point de Pilote qui y eût eté, je rencontray diverſes Iſles & des bas fonds qui m’obligeoient à mouiller toutes les nuits, & d’aller le jour à petites voiles & à la ſonde : j’y arrivay le dix-huitiéme au foir. Auffi-tôt que j’y eus mouillé j’envoyay Monſieur de Forbin au General luy faire compliment, & luy demander la liberté de faire deſcendre tous mes malades à terre, faire de l’eau, & prendre des rafraichiſſemens. Il reçut fort bien mon compliment, & il fit réponſe qu’il donneroit ordre pour tout ce qui me ſeroit neceſſaire, & à ceux des deux Vaiſſeaux. J’envoyay le lendemain ſoixante-cinq malades à terre, qui furent preſque tous gueris en ſept jours que je demeuray à Batavia, par le bon traitement & les rafraichiſſemens que je leur fis faire. Le dix-neuviéme au matin le Genera1 m’envoya faire compliment par trois Officiers, m’offrit tout ce dont j’aurois affaire, & me pria de ſa part de déſcendre à terre pour me délaſſer des fatigues de la mer, avec offre de ſon logis, dont je ſerois le maître abſolu Aprês les remerciemens que je devois, je leur dis que j’aurois ſouhaité n’avoir pas d’ordre qui m’empêchât de deſcendre à terre, & que ſans cela j’euſſe accepté avec joye une pareille honnêtete : je répondis de la ſorte, outre pluſieurs autres raiſons, pour éviter les ceremonies qu’il auroit fallu faire dans une ſemblable occaſion. Le General m’envoya une grande Chalouppe pleine de toutes ſortes de fruits des Indes, d’herbes, de pain frais, deux bœufs, deux moutons, & continua ainſi de nous donner tous les deux jours de pareils rafraichiſſemens. Le vingt-deuxiéme j’allay à terre (incognito, je me promenay dans toute la Ville dans un petit bateau. Cette Ville eſt à peu prês comme Veniſe, elle a des canaux qui traverſent toutes les rues, & qui ſont bordez de grands arbres qui font un ombrage fort agréable, tant ſur les canaux que ſur les rues ; les maiſons y ſont bâties comme en Hollande, & de la même propreté ; il y a une Citadelle à quatre baſtions ; cette Ville eſt entournée d’une muraille & d’un grand foſſé fort large, mais peu profond ; les entours en ſont tres-beaux, ce ſont toutes maiſons de plaiſance avec de fort jolis jardins, & des reſervoirs où il y a des poiſſons extraordinaires & de pluſieurs couleurs, beaucoup de dorez & d’argentez : il y a dans la Ville des Marchands extrêmement riches, & qui n’épargnent rien pour leurs plaiſirs : la liberté y eſt comme en Hollande, principalement à l’égard des femmes ; je parlay avec quatre ou cinq en me promenant dans des Jardins ; elles ſont habillées à la Françoiſe. Il y a dans Batavia environ cinquante Carrelles, j’en ay vû quelques uns fort propres & à la mode de Françe ; leurs chevaux ne font pas grands, mais en recompenſe ils ſont fort vifs. Cette Ville eſt d’un très-grand commerce, & ſes richeſſes font qu’on y ménage peu l’or & l’argent ; elle eſt extraordinairement peuplée ; les Hollandois y entretiennent une groſſe garniſon ; ils y ont pour eſclaves plus de trois mille Maures des côtes de Malabar & pluſieurs des naturels du païs, qu’ils font vivre avec diſcipline aux environs de la Ville. L’iſle de Java dans laquelle cette Ville eſt ſituée eſt fort peuplée, elle a deux cens lïeuës de long, & quarante de large ; il y a cinq Rois dont les Hollandois ſont les maîtres ; tous ces peuples ſont Mahometans. Je fis demander au General un Pilote pour Siam, les miens n’y ayant jamais été, il m’en fit donner un qui avoit fait cette navigation quatre fois : aprês toutes ces honnêtetez j’envoyay Monſieur de Forbin le remercier.

Le Dimanche vingt-ſixiéme Aouſt à ſix heures du matin nous mîmes à la voile, & nous prîmes la route pour paſſer le Détroit de Banca ; nous fîmes ce jour-là d’un petit vent dix lieuës, & le ſoir ſur les neuf heures on me vint dire qu’il y avoir au devent de nous un Vaiſſeau qui arrivoit ſur l’Oiſeau où j’étois ; je dis à l’Officier qu’on ſe tint ſur ſes gardes ; un moment aprés je vis par ma fenêtre ce Navire qui nous abordoit : on cria d’où étoit le Navire, mais on ne répondit rien, & montant ſur le Pont je trouvay tout mon monde ſous les armes, & le Beaupré de ce Navire ſur la Poupe du mien ; je luy fis tirer une vingtaine de coups de fuſils qui le firent déborder, & il fit vent arriere s’en allant à toutes voiles ; nous ne ſçûmes de quelle nation il étoit, car perſonne de ce Navire ne dît jamais une parole, & nous ne remarquâmes que tres-peu de monde dans ce Vaiſſeau : je crois que c’étoit quelque Navire Marchand qui faiſoit fa route, & qui fit une méchante manœuvre ; il rompit quelque choſe du couronnement de mon Vaiſſeau, qui fut racommodé le lendemain.

Le Mardy vingt-huitiéme au ſoir nous vîmes l’entrée du Détroit de Banca, & le vingt-neuf au matin nous y entrâmes. Quoique nous euſſions un bon Pilote Hollandois, nous ne laiſſâmes pas d’échoüer ſur un banc de ſable vazeux ; mais comme il y a beaucoup de bancs de cette même ſorte dans ce Détroit, & qu’il arrive à pluſieurs Vaiſſeaux d’y échouer ſans grand péril, cela ne me donna pas d’inquiétude ; je fis porter un petit ancre à la mer du côté de Sumatra, & en moins de deux heures je me tiray de deſſus ce banc. Nous fûmes quatre jours à paſſer ce Détroit. L’Iſle de Sumatra eſt à la gauche, qui a plus de deux cens cinquante lieuës de long, & cinquante où elle eſt plus large : les Hollandois y ont quatre ou cinq fortereſſes ; les peuples y ſont tous Mahometans, & elle eſt habitée des naturels du Païs, qui obéïſſent à quatre ou cinq Rois. La Reine d’Achem en a un des plus grands Royaumes, & y regne avec une grande autorité, elle gouverne très-bien ſes peuples : les Hollandois ſont preſque maîtres de tous ces Rois, ils traitent avec eux des choſes qui croiſſent dans l’Iſle, où il y a des mines d’or, beaucoup de poivre, quantité de ris, toutes ſortes de beſtiaux : en quelques cantons les peuples ſont fort barbares, & les Rois ſe font ſouvent la guerre. Ceux qui prennent la protection des Hollandois ſont toûjours les plus forts, à cauſe des Troupes & des Vaiſſeaux qu’ils leur envoÿènt : ils font la même choſe dans l’Iſle de Java, & trois cens Européens battent toûjours cinq à ſix mille hommes de ces Nations, qui ne ſçavent pas faire la guerre. Elle eſt quatre degré Sud de la Ligne Equinoxiale. Les Hollandois ont un Fort du côté du Détroit de Banca, où il y a vingt-quatre pièces de canon ; le Fort eſt au bord d’une grande riviere que l’on appelle Palembane, elle ſe jette avec tant de violence dans la mer, que trois ou quatre mois de l’année au tems des pluyes, l’eau quoyqu’entrant dans la mer eſt encore douce.

L’Iſle de Banca nous reſta à la droite, elle a environ quaraute lieuës de long ; les Hollandois y ont un Fort, & ont commerce avec les naturels de l’Iſle ; on dit qu’elle eſt très fertile & tres-bonne : dans le tems que j’ay paſſé devant la riviere de Palembane, les Hollandois y avoient deux Vaiſſeaux qui y chargeoient des poivres. Le troifiéme Septembre nous repaſsâmes la Ligne par un tems le plus beau & le plus favorable qui ſe puiſſe voir, c’eſt-à-dire ſans chaleur, un air temperé, & pas plus chaud que dans ce même mois en Françe ; de ſorte que je ne quittay point encore non plus mon habit de drap, que lorſque je l’avois paſſée vers les côtes d’Affrique. Nous allâmes paſſer devant le Détroit de Malaca, qui a trois ou quatre paſſes ou entrées ; les courans y ſont fort grands, & ſe trouvèrent tantôt pour nous, & tantôt contre, ce qui nous fit moüiller fort ſouvent ; car quand le calme nous prenoit, les courans nous emportoient fort au large, & nous ne quittâmes pas cette côte à cauſe des vents qui regnent toujours du côté de la terre, & qui nous pouſſoient à nôtre route. Je croy que l’air de ce païs-là eſt fort bon, car nous avions beaucoup de malades, & ils furent tous guéris.

Le cinquiéme nous nous trouvâmes par le travers de l’Iſle de Polimon, qui eſt habitée de Malais, peuples Mahometans. Elle eſt tres bonne & tres-fertile ; elle obéit à un Prince qui la gouverne. La Reine d’Achili y a des pretentions, & pour cet effet elle y envoye tous les ans quelques Vaiſſeaux ; mais comme ce Prince ne veut point avoir de guerre avec elle, ſes peuples luy payent quelque tribut. Il en vint à nôtre bord un petit canot, qui nous apporta quelques poiſſons & quelques fruits. Cette Iſle eſt éloignée de la terre ferme d’environ ſix lieues ; une partie de ſa côte a été autrefois foumiſe au Roy de Siam, mais elle eſt poſſedée depuis quelques années par deux ou trois Rois, dont l’un eſt le Roy des Malais. Cette nation eſt fort inſociable, & on n’a point de commerce avec elle.

Du cinquiéme au quinze nous n’eûmes que de petits vents fort variables, & des calmes qui nous faiſoient moüiller ſouvent, à cauſe des courans qu’il y a le long de cette côte. Depuis le Détroit de Banca juſqu’à Siam, on ne quitte point la terre, & on ne s’en éloigne que depuis quinze juſqu’à vingt-cinq braſſes, le fonds vafe.

Le même jour nous nous trouvâmes devant Ligor, qui eſt la première Place du Roy de Siam. Les Hollandois y ont une habitation, & y font commerce. Il eſt difficile d’exprimer la joye que les Siamois que nous ramenions eurent de ſe voir proche des terres de leur Roy, & elle eſt ſeulement comparable à celle que nous avons reſſentie à nôtre retour, quand Dieu nous a fait la grâce de retoucher Breſt. Il mourut là du flux de ſang aprês cinq mois de maladie un jeune Gentil-homme nommé d’Herbouville, l’un des Gardes de Marine, que le Roy m’avoit donné pour m’accompagner ; il étoit fort honnête homme, & je le regretay extrêmement.

Enfin (grâces à Dieu) le vingt-quatriéme nous moüillâmes devant la riviere de Siam. Tout mon monde & mon équipage eſtoit en bonne fanté. J’envoyay vers Monſieur l’Evêque de Metellopolis Monſieur le Vacher Miſſionaire, qui étoit venu avec les Mandarins en France, & que je ramenois avec eux, avec charge de le prier de me venir trouver pour m’inſtruire de ce qui s’étoit paſſé depuis dix-huit mois que le Roy de Siam avoit envoyé en France.

Le vingt-neuviéme Monſieur l’Evêque vint à bord avec Monſieur l’Abbé de Lionne : ils m’informerent de tout ce qui s’étoit paſſé ; ils me dirent que le Roy de Siam ayant appris ſur le minuit mon arrivée par Monſieur Conſtance un de ſes Miniſtres, il en témoigna une tres-grande joye, & luy donna ordre d’en aller avertir Monſieur l’Evêque, & de dépêcher deux Mandarins du premier Ordre, qui ſont comme les premiers Gentils-hommes de la Chambre du Roy en France, pour me venir témoigner la joye qu’il avoit de mon arrivée. Ils vinrent deux jours aprês à mon bord ; je les reçus dans ma chambre aſſis dans un fauteuil, Monſieur l’Evêque ſur un petit ſiege proche de moy, & eux de même qu’une partie des perſonnes du Vaiſſeau qui s’y trouverent, s’aſſirent ſur les tapis dont le plancher de ma chambre étoit couvert, étant la mode dans ce Royaume de s’aſſeoir de cette maniere, & qu’aucune personne, hormis celles qu’ils veulent traiter avec une grande diſtinction, ne ſoit élevée au deſſus d’eux.

Ils me dirent que le Roy leur Maître les avoit chargez de me venir témoigner la joye qu’il avait de mon arrivée, & d’avoir appris que le Roy de Françe ayant vaincu tous ſes ennemis, étoit maître abſolu dans ſon Royaume, joüiſſant de la paix qu’il avoir accordée à toute l’Europe. Aprés leur avoir marqué combien je me ſentois obligé aux bontez du Roy leur maître, & leur avoir répondu ſur le ſujet de ſa Majeſté, je leur dis que j’étois extrêmement ſatisſait du Gouverneur de Bancok, de la maniere dont il avoit reçû ceux que je luy avois envoyez, ainſi que des preſens qu’il m’avoir fait. Ils me répondirent qu’il avoit fait ſon devoir, puiſqu’en Françe on avait ſi bien reçû les Envoyez du Roy leur maître, & que d’ailleurs ce bon traitement m’étoit dû par mes anciens mérites, pour avoir autrefois ménagé l’union entre le Royaume de Siam & celuy de Françe. Ce ſont leurs manières de parler, qui tiennent beaucoup du figuré. Après les avoir traitez avec les honneurs & les civilirez qui ſont en uſage en pareils rencontres dans ce Royaume-là, je leur fis preſenter du Thé & des confitures. Ces deux Mandarins étoient bien faits, âgez d’environ vingt-cinq ans, & habillez à leur mode ; ils étoient nuds têtes, pieds nuds, ſans bas, & ayant une maniere d’écharpe fort large, qui leur prenait depuis la ceinture juſqu’aux genoux, ſans être pliſſée, qui leur paſſoit entre les jambes, ſe rattachant par derriere, & retombant comme des haudechauſſes qui n’auroient point de fonds. Cette écharpe étoit de toile peinte des plus belles du païs, ayant par en bas une bordure bien travaillée, large de quatre doigts, & qui leur tomboit ſur les genoüils : de la ceinture en haut ils n’avoient rien qu’une maniere de chemiſe de mouſſeline, qu’ils laiſſent tomber par deſſus cette écharge, les manches ne leur venant qu’un peu au deſſous du coude paſſablement larges. Ils reſterent prês d’une heure dans le Vaiſſeau, je les fis ſalüer de neuf coups de canon quand ils s’en allèrent.

Le Premier Octobre Monſieur Conſtance, ce Miniſtre du Roy de Siam dont j’ay déjà parlé, & qui pour tout dire, bien qu’étranger, eſt parvenu par ſon mérite juſqu’à la première place dans la favcur du Roy de Siam, m’envoya faire compliment par ſon Secrétaire qui étoit parfaitement honnête homme, & il m’offrit de ſa part un ſi grand preſent de fruits, bœufs, cochons, poulles, canards, & pluſieurs autres choſes, que tout l’équipage du Vaiſſeau en fut nourry durant quatre jours. Ces rafraichiſfemens ſont agréables, quand il y a ſept mois que l’on eſt à la mer.

Le huitième Monſieur l’Evêque de Metellopolis qui s’en étoit retourné à la Ville-capitale de Siam, revint à bord avec deux Mandarins s’informer de la part du Roy de l’état de ma ſanté, & me dire qu’il étoit dans l’impatience de me voir, me priant de deſcendre à terre. Je leur témoignay combien j’étois touché de la continuation des bontez du Roy leur maître, & je leur dis que je m’allois préparer pour aller à terre. Je reçus ces Mandarins comme les premiers, & je les fis ſalüer en s’en retournant de neuf coups de canon. Sur les deux heures du même jour j’entray dans mon canot, & ceux de ma fuite dans des batteaux que le Roy envoya ; & étant arrivé ſur le ſoir dans la rivière, j’y trouvay cinq balons tres-propres, l’un pour moy, fort magnifique, & quatre autres



pour les Gentilshommes qui m’accompagnoient, avec un grand nombre d’autres pour charger les hardes & tous les gens de ma ſuite. Deux Mandarins me vinrent complimenter de la part du Roy. Je ne pûs aller cette nuit au lieu qu’on avoit deſtiné pour me recevoir, ce qui m’obligea de paſſer du balon où j’étois dans la Frepate la Maline, qui étoit entrée dans la riviere deux jours auparavant, & où je couchay.

Le même ſoir le Commis que j’avois envoyé à Siam pour acheter les proviſions neceſſaires pour les équipages du Vaiſſeau : & de la Fregate, me vint dire que Monſr. Conſtance luy avoit mis entre les mains de la part du Roy onze Barques chargées de bœufs, cochons, veaux, poulles, canards, & arrek ou eau de vie faite de ris, pour nourrir les équipages des deux Navires, & qu’il luy avoit dit de demander tout ce qui ſeroit neceſſaire, le Roy voulant défrayer les deux Vaiſſeaux de Sa M. pendant tout le tems qu’ils ſeroient en ſon Royaume.

Le neuviéme il vint deux Mandarins à mon balon de la part du Roy, qui me dirent qu’ils venoient pour recevoir mes ordres, & je partis de ce lieu ſur les ſept heures du matin. Aprés avoir fait environ cinq lieuës j’arrivay dans une maiſon qui avoit été bâtie pour me recevoir, où deux Mandarins & les Gouverneurs de Bancok & de Pipely avec pluſieurs autres me vinrent complimenter ſur mon arrivée, me ſouhaitant une longue vie. Cette maiſon étoit faite de banbous, qui eſt un bois fort léger, & couverte de nattes aſſez propres. Tous les meubles en étoient neufs, il y avoit pluſieurs chambres tapiſſées de toile peinte fort belle : la mienne avoit de tres-beaux tapis ſur le plancher, j’y trouvay un dais d’une étoffe d’or fort riche, un fauteuil tout doré, des carreaux de velours très-beaux, une table avec un tapis brodé d’or, des lits magnifiques ; j’y fus ſervy de viandes & de fruits en quantité. Aprês-dîné je partis, & tous les Mandarins me ſuivirent. J’allay à Bancok, qui eſt la première Place du Roy de Siam dans cette riviere, éloignée d’environ douze lieues de la mer. Je trouvay à la rade un Navire Anglois, qui me ſalua de vingt & un coups de canon ; les Fortereſſes du lieu qui gardent les deux côtez de la riviere me ſaluërent, l’une de vingt-neuf coups, & l’autre de trente un. Ces Fortereſſes ſont aſſez regulieres & fournies de gros canons de fonte ; je logeay dans la Fortereſſe d’à main gauche, dans une maiſon aſſez bien bâtie & bien meublée, & où je fus traité à la mode du païs.

Le lendemain dixiéme j’en partis ſur les huit heures du matin accompagné de tous les Mandarins & de tous les Gouverneurs qui m’étoient venu faire compliment ; il y vint deux autres Mandarins me complimenter. À mon départ je fus ſalué de la même maniere que la veille, & j’arrivay ſur le midy dans une maiſon bâtie exprès pour moy, & ayant des meubles auſſi beaux que dans la premiere. Il y avoit prês de là deux Fortereſſes qui me ſaluërent de toute leur artillerie, & deux Mandarins me vinrent recevoir. À dîner je fus tres-bien ſervy, & j’en partis ſur les trois heures ; les Fortereſſes me ſaluërent comme auparavant, & ce fut lorſque le Gouverneur de Bancok prit congé de moy pour s’en retourner en ſon Gouvernement. Pourſuivant ma route je rencontray deux Navires, l’un Anglois, & l’autre Hollandois, à l’ancre, qui me ſaluërent de toute leur artillerie, & j’arrivay ſur les ſept heures du ſoir dans une maiſon faite & meublée de la même maniere que les precedentes, j’y fus reçu par de nouveaux Mandarins, & fort bien traité.

Le 11. au matin je partis & j’allay dîner dans une autre maiſon ; le ſoir j’arrivay dans une maiſon faite à peu prés comme les autres, & fort bien meublée, où je trouvay deux Mandarins qui m’y reçurent.

Le 12. j’en partis, & j’allay coucher à deux lieues de Siam, où deux Mandarins me reçurent encore. Les Chefs des Compagnies Angloiſes & Hollandoiſes m’y vinrent faluër ; à l’égard des François, ils m’étoient venu trouver à mon bord, & m’accompagnerent toujours depuis. Je reſtai en ce lieu-là juſqu’à ce que je fis mon entrée.

La Riviere de Siam nommée Menan eſt fort belle & fort large, elle a partout au moins quatre braſſes d’eau, & ſept & huit en la plûpart des endroits ; elle eſt toute bordée de très beaux arbres : mais trois ou quatre mois de l’année tous ſes rivages ſont innondés, ce qui fait que toutes les maiſons qu’on y rencontre ſont bâties ſur des pilotis, & faites toutes de banbous. Ce bois ſert aux Siamois à faire tant les fondemens & les planchers, que le deſſus de leurs maiſons ; ils s’en fervent auſſi pour faire ce dont ils ont beſoin dans leur ménage, n’ayant preſque rien qu’ils ne faſſent de ce bois, juſqu’à en allumer du feu, s’en ſervant comme de pierres à fuſil, ils n’ont qu’à racler un peu de ce bois, & le frotter enſuite l’un contre l’autre, il s’allume d’abord. Tous les peuples de ces endroits ont de petits canaux & des barques pour aller de maiſons en maiſons faire leur commerce. On n’y voit preſque travailler que les femmes, les hommes étant le plus ſouvent



employez au ſervice du Roy, de qui ils ſont comme les eſclaves. On m’y fit les mêmes honneurs que l’on a accoutumé de faire au Roy quand il paſſe ſur la riviere. Je n’y vis perſonne dans les maiſons, tout le monde étoit dans les balons, ou ſur les bords, le ventre à terre, & les mains jointes contre le front. Au devant des maiſon, & des villages il y avoit une eſpece de parapet élevé de ſept à huits pieds hors de l’eau, fait avec des nattes. Ils reſpectent tant leur Roi, qu’ils n’ofent pas lever les yeux pour le regarder. Je remarquay que les maiſons où j’avois logé étoient peintes de rouge, afin de me traiter comme ſa perfonne, n’y ayant que les maiſons Royales de cette couleur-là.

Tous les Mandarins qui ſont venus me recevoir ſur la riviere, m’ont toujours accompagné ; les premiers étoient comme les Gentilshommes de la Chambre, & les autres par degré. Les Princes y vinrent auſſi. Ils ont tous des balons très propres, dans le milieu desquels il y a une eſpece de thrône où ils s’aſſiſent ; & ils ne vont ordinairement qu’un dans chaque balon, à leurs côtez ſont leurs armes, comme ſabres, lances, épées, fleches, plaſtrons, & même des fourches. Ils ſont tous habillez de la même maniere que j’ay déja dit Un Portugais que le Roy avoit fait General des Troupes de Bancok m’a toujours accompagné, & donnoit les ordres pour toutes choſes. Il y eut environ 50. ou 60. balons à ma ſuite, dont pluſieurs avoient 50. 60. 70. & 80. pieds de long, ayant des rameurs depuis 20 juſques à cent. Ils ne rament pas à notre maniere, ils ſont aſſis deux ſur chaque banc, l’un d’un côté & l’autre de l’autre, le viſage tourné du côté où l’on va, & tiennent une rame qui s’appelle pagais, d’environ quatre pieds de long, & font force du corps pour pagaier. Ces rameurs fatiguent beaucoup, & ſe contentent pour toute nourriture de ris cuit avec de l’eau, & quand ils ont un morceau de poiſſon, ils croyent faire un très-grand régal. Ils mangent d’une feuille qu’ils appellent betel, qui eſt comme du lierre, & d’une eſpece de gland de cheſne, qu’ils appellent arrek, mettant de la chaux fur la feüille, & c’eſt ce qui donne le goût. Ils mangent du tabac du païs, qui eſt bien fort ; tout cela leur rend les dents noires qu’ils eſtiment les plus belles. Un homme peut vivre de cette maniere pour 15. ou 20. ſols par mois, car ils ne boivent ordinairement que de l’eau. Ils ont une eſpece d’eau de vie tres forte, qu’ils appellent racque, qu’ils font avec du ris. Lorſque j’arrivay dans les maiſons qu’on m’avoit préparées, tous les Mandarins qui



m’accompagnoient, & ceux qui me recevoient ſe mettoient en haye juſqu’à la porte de ma chambre.

Le 13. je fis dire au Roy par les Mandarins qui étoient avec moy, que j’avois été informé de la maniere dont on avoit accoutumé de recevoir les Ambaſſadeurs en ſon Royaume, & que comme elle étoit fort differente de celle de Françe, je le ſuppliois de m’envoyer quelqu’un pour traiter avec luy ſur le ſujet de mon entrée.

Le 14. il m’envoya Mr. Conſtans, avec lequel j’eus une longue con verſation. Mr. l’Évêque fut l’interprete. Nous diſputâmes long tems, & je ne voulus rien relâcher des manieres dont on a coutume de recevoir les Ambaſſadeurs en France, ce qu’il m’accorda.

Le 15. les Tunquinois me vinrent complimenter ſur mon arrivée.

Le 16. les Cochinchinois firent la même choſe.

Le 17. Mr. Conſtans me vint trouver, & emmena avec luy quatre balons tres-beaux pour charger les preſens que S. M. envoyoit au Roy de Siam. Ce même jour le Roy donna ordre à toutes les Nations des Indes qui reſident à Siam, de me venir témoigner la joye qu’ils reſſentaient de mon arrivée, & de me rendre tous honneurs qui étoient dûs à un Ambaſſadeur du plus grand Roy du Monde. Ils y vinrent ſur les ſix heures du ſoir, tous habillez à la mode de leur païs ; il y en avoit de quarante differentes Nations, & toutes de Royaumes indépendans les uns des autres ; & ce qu’il y avoit de tres-particulier étoit, que parmy ce nombre il y avoit le fils d’un Roy qui avoit été chaſſé de ſes Etats, & qui s’étant réfugié dans celuy de Siam, demandoit du ſecours pour le rétablir. Leurs habits étoient preſque tout de meſme que ceux des Siamois, à la reſerve de quelques-uns, dont la coëffure étoit différente, les uns ayans des turbans, les autres des bonnets à l’Arménienne, ou des calottes, & d’autres enfin étans nue tête comme les moindres des Siamois, les perſonnes de qualité ayant un bonnet de la forme de celuy de nos Dragons qui ſe tient droit, fait de mouſſeline blanche, qu’ils ſont obligez de faire tenir avec un cordon qui paſſe au deſſous de leur menton, étant d’ailleurs tous nuds pieds, à la reſerve de quelques-uns qui ont des babouches comme celles que portent les Turcs.

Le Roy me fit dire ce même jour par M. Conſtant, qu’il me vouloir recevoir le lendemain 8. Je partis ſur les ſept heures du matin en la manière que je raconteray aprês avoir recité les honneurs que le Roy de Siam fit rendre à la Lettre de Sa Majeſté. Il eſt vray qu’il a de coutume de rendre honneur aux Lettres des Potentas qu’il reçoit par leurs Ambaſſadeurs ; mais il a voulu avec juſtice faire une diſtinction de celle de notre grand Monarque. Il vint quarante Mandarins des premiers de ſa Cour, dont deux qui étoient Oyas, c’eſt à dire comme ſont les Ducs en Françe, qui me dirent que tous les balons étoient à ma porte pour prendre la Lettre de Sa Majeſté, & me mener au Palais. La Lettre étoit dans ma chambre en un vaſe d’or couvert d’un voile de brocard très-riche. Les Mandarins étant entrez ils ſe proſternerent les mains jointes ſur le front, le viſage contre terre, & ſaluërent en cette poſture la Lettre du Roy par trois fois. Moy étant aſſis ſur un fauteuil auprès de la Lettre, je reçus cet honneur, qui n’a jamais été rendu qu’à celle de Sa Majeſté. Cette ceremonie finie, je pris la Lettre avec le vaſe d’or, & après l’avoir portée ſept ou huit pas, je la donnay à Monſieur l’Abbé de Choiſy, qui étoit venu de Françe avec moy. Il marchoit à ma gauche un peu derrière, & il la porta juſqu’au bord de la riviere, où je trouvay un balon extrêmement beau, fort doré, dans lequel étoient deux Mandarins du premier ordre. Je pris la Lettre des mains de Monſieur l’Abbé de Choiſy, & l’ayant portée dans le balon, je la remis entre les mains d’un de ces Mandarins, qui la poſa ſous un dais fait en pointe, fort élevé, & tout doré. J’entray dans un autre fort magnifique, qui ſuivoit immédiatement celuy où étoit la Lettre de Sa M. Deux autres auſſi beaux que le mien, dans lesquels étoient des Mandarins, étoient aux deux côtez de celuy où l’on avoit mis la Lettre. Le mien, comme je viens de dire, le fuivoit ; Mr. I’Abbé de Choiſy étoit dans un autre balon immédiatement derrière, & les Gentilshommes qui m’accompagnoient, & les gens de ma ſuite, dans d’autres balons ; ceux des grands Mandarins pareillement fort beaux, étoient à la tête. Il y avoit environ douze balons tout dorez, & prês de deux cens autres qui voguoient ſous deux colomnes. La Lettre du Roy, les deux balons de garde & le mien étoient dans le milieu. Toutes les Nations de Siam étoient à ce cortege ; toute la riviere quoique tres-large était toute couverte de balons. Nous marchâmes de cette ſorte juſqu’à la ville, dont les canons me ſaluërent, ce qui ne s’étoit jamais fait à aucun autre Ambaſſadeur, tous les Navires me ſaluërent auſſi, & en arrivant à terre je trouvay un grand Char tout doré, qui n’avoit jamais fervi qu’au Roy.

Je pris la Lettre de Sa Majéſté, & je la mis dans ce Char, qui étoit traîné par des chevaux, & pouſſé par des hommes ; J’entray enſuite dans une chaiſe dorée portée par dix hommes ſur leurs épaules ; Monſieur l’Abbé de Choiſy étoit dans une autre moins belle ; Les Gentils-hommes & les Mandarins qui m’accompagnoient étoient à cheval, toutes les Nations differentes qui demeurent à Siam marchant à pied derriere ; La marche fut de cette ſorte juſqu’au Château du Gouverneur, où je trouvay en haye des Soldats des deux cotez de la ruë qui avoient des chapeaux de métail doré, une chemife rouge, & une eſpece d’écharpe de toile peinte, qui leur ſervoit de culotte, ſans bas n’y ſoüilliers ; Les uns étoient armez de Mouſquets, les autres de Lances ; D’autres d’Arcs, & de flèches, d’autres de picques.

Il y avoit beaucoup d’inſtrumens comme Trommpettes, Tambours, Timbales, Muſettes, des manières de petites cloches, & de petits cors dont le bruit reſſembloit à ceux des paſteurs en Françe. Toute cette Muſique faiſoit aſſez de bruit, nous marchâmes de cette façon le long d’une grande rue bordée des deux côtez d’une grande quantité de peuples & toutes les places remplies de même. Nous arrivâmes enfin dans une grande place qui étoit devant le Palais du Roi, ou étoient rangés des deux côtés des Eléphans de guerre, enſuite nous entrâmes dans la première cour du Palais, où je trouvay environ deux milles Soldats aſſis ſur leur derrière la croſſe de leurs Mouſquets ſur terre & tout droits, rangés en droite ligne à ſix de hauteur, il y avoit des Eléphans ſur la gauche apelés Eléphans armés en guerre. Nous vîmes enſuite cent hommes à cheval pieds nuds & habillés à la Moreſque une lance à la main, tous les Soldats étoient habillés comme j’ai dit cy-devant, dans cet endroit les nations & tous ceux qui me ſuivoient me quittèrent à la reſerve des Gentilshommes qui m’accompagnoient. Je paſſai dans deux autre cours qui étoient garnies de la meſme maniére & j’entray dans une autre où étoit un grand nombre de Mandarins tous proſternés contre Terre, il y avoit en cet endroit ſix chevaux, qui étoient tenus chacun par deux Mandarins, très-bien harnachés, leurs brides, poitrals, croupiéres & couroyes d’étriers étoient garnies d’Or & d’Argent couverts de pluſieurs perles, rubis & Diamans, en ſorte qu’on ne pouvoit en voir le cuir, leurs étriers & leurs ſelles étoient d’Or & d’Argent, les chevaux avoient des anneaux d’Or aux pieds de devant, il y avoit là auſſi pluſieurs Eléphans harnachés de meſme que le ſont des chevaux de caroſſes, leurs harnois étoient de velours cramoiſy avec des boucles dorées ; Les Gentils-hommes entrérent dans la Salle d’audiance & ſe placèrent avant que le Roy fût dans ſon Thrône & quand il y fut entré accompagné de Monſieur Conſtans, du Barcalon & de Moniteur l’Abbé de Choiſy, qui portoit la Lettre du Roy, je fus ſurpris de voir le Roy dans une tribune fort élevée, car Monſieur Conſtans étoit demeuré d’accord avec moy que le Roy ne ſerait qu’à la hauteur d’un homme dans ſa tribune & que je luy pourrais donner la Lettre du Roy de la main à la main ; Alors je dis à Monſieur l’Abbé de Choiſy, on a oublié ce que l’on m’a promis, mais aſſeurément je ne donneray point la Lettre du Roy qu’à ma hauteur, le vaſe d’or on l’avoit miſe avoit un grand manche d’or de plus de trois pieds de long, on avoit crû que je prendrois ce vaſe par le bout du manche pour l’élever juſques à la hauteur du thrône étoit le Roy, mais je pris ſur le champ mon party & je reſolus de préſenter au Roy la Lettre de Sa Majeſté tenant en ma main la coupe d’or elle étoit, étant donc arrivé à la porte je ſalüay le Roy, j’en fis de même à moitié chemin & lorsque je fus proche de l’endroit je devois m’aſſeoir après avoir prononcé deux paroles de ma Harangue je remis mon chapeau à la tête & je m’aſſis, je continüay mon diſcours qui étoit en ces termes.