Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636/9

Chapitre
IV.

Des festins, danses, ieux de plat, & de croſſe, de ce qu’ils appellent Ononharoia.



IE n’entreprends pas de deduire par le menu, tout ce que nos Sauuages ont couſtume de faire en vertu de leurs ſonges, il faudroit étaler ſur ce papier trop de chimeres ; ie me contenteray de dire que leurs ſonges ſe raportent ordinairement, ou à vn feſtin, ou à chãter, ou à danſer, ou à ioüer, ou enfin à vne certaine eſpece de manie qu’ils appellent en effet Ononharoia, c’eſt à dire renuerſement de ceruelle. Si donc il eſchet que quelqu’vn de quelque conſideration tombe malade, le Capitaine luy va demander ſi ſouuent, de la part des Anciens, ce qu’il a ſongé, qu’enfin il tire de luy ce qu’il deſire pour ſa ſante, & lors ils ſe mettent tous en peine de le luy trouuer, n’en fut-il point, il en faut auoir. De cette façon d’agir, & de ce qu’ils exercent entr’eux l’hoſpitalité gratuitement, ne prenant rien que de nous, de qui ils attendent touſiours quelque choſe, i’entre en eſperãce, qu’ils ſe rendront vn iour ſuſceptibles de la charité Chreſtienne.

L’ononhara eſt pour les fols ; quand quelqu’vn dit qu’il faut qu’on aille par les Cabanes dire qu’on a ſongé. Alors dés le ſoir vne troupe d’inſenſez s’en vont par les Cabanes, & renuerſent tout : le lendemain ils y retournent crians à pleine teſte, Nous auons ſongé, ſans dire quoy. Ceux de la Cabane deuinent ce que ce peut eſtre, & le preſentẽt aux compagnõs, qui ne refuſent rien, iuſqu’à ce qu’ils ayent rencontré. Vous les voyez ſortir le col chargé de Haches, de Chaudieres, de Pourcelaine, & ſemblables preſens à leur façon. Quand ils ont trouué ce qu’ils cherchoient, ils remercient celuy qui le leur a donné, & apres auoir receu encore quelques accompagnemens de ce preſent myſterieux ; comme du cuir, ou vne aleine, ſi c’eſtoit vn ſoulier ; ils s’en vont de compagnie au bois y ietter, diſent-ils, la folie, hors du Village ; & le malade commence à ſe guerir. Pourquoy non ? il a ce qu’il cherchoit, ou ce que le Diable pretendoit.

Pour le regard des feſtins ; c’eſt vne choſe infinie, le Diable les y tient ſi fort attachez, qu’il n’eſt pas poſſible de plus, ſçachant bien que c’eſt le moyen de les rendre touſiours plus brutaux, & moins capables des veritez ſurnaturelles. Ils en rapportent l’origine à vne certaine entreueue des Loups & du Hibou, ou cet animal nocturne leur predit la venuë d’Ontarraoura, c’eſt vne beſte qui retire au Lyon par la queue ; lequel Ontarraoura, refuſcita, diſent-ils, vn ie ne ſçay quel bon Veneur, grand amy des Loups, au milieu d’vn bon feſtin : d’où ils concluent qu’il faut que les feſtins ſoient capables de guerir les malades, puis que meſmes ils rendent la vie aux morts. N’eſt-ce pas bien raiſonné pour des gens de ventre & de table ?

Tous ces feſtins peuuent eſtre reduits a quatre eſpeces. Athataiou, eſt le feſtin des adieux. Enditeuhdȣa, d’action de graces & de conioüiſſance. Alȣront aochien eſt vn feſtin à chanter autant qu’à manger. Aȣitaerohi, eſt la quatrieſme eſpece, & ſe fait pour la deliurance d’vne maladie ainſi appellée.

Les ceremonies y ſont preſque ſemblables à celles des Montagnes ; c’eſt pourquoy ie m’en remets de la plus part aux Relations des années precedentes.

Ie rougis de dire que ſouuent ils y ſont les iours & les nuicts entieres : car enfin, il faut vuider la chaudiere. Et ſi vous ne pouuez aualler tout ce qu’on vous a ſeruy en vn iour, ſi vous ne trouuez qui vous vueille ayder, pour quelque preſent, quand les autres auront fait leur deuoir, on vous laiſſera-là dans vn petit retranchement, où perſonne n’entrera que vous, les vingt-quatre heures entieres. C’eſt vne choſe d’importance qu’vn feſtin, crient-ils, en chaſſant ceux qui ſe preſentent quand le ieu des dents a commencé, & que le diſtributeur a remply à chacun ſon écuelle, où d’ordinaire il y a à manger depuis le matin iuſqu’au ſoir, & qui a le pluſtoſt fait ; c’eſt a luy en ſeruir touſiours de nouueau, iuſqu’à ce que la chaudiere ſoit nette. N’eſt-il pas vray à ouïr tout cecy, & pluſieurs autres traicts de gourmandiſe, que i’obmets par bienſeance, de dire, que ſi Regnum Dei non est eſca & potus ; ſi le Royaume de Dieu n’eſt pas à boire & à manger ; ſi eſt bien celuy que le Diable a vſurpé ſur ces pauures aueugles. Plaiſe à noſtre Seigneur auoir pitié d’eux, & les deliurer de cette tyrannie.

Mais il n’y a rien de magnifique comme les feſtins qu’ils appellent Alȣrontaochien, c’eſt à dire feſtins à chanter. Ces feſtins dureront ſouuent les vingt-quatres heures entieres, quelquefois il y aura trente & quarante chaudieres, & s’y mangera iuſques à trente Cerfs : cet hyuer dernier il s’en fit vn au village d’Anatata de vingt-cinq chaudieres, où il y auoit cinquante grands poiſſons, qui valent bien nos plus grands Brochets de France, & ſix vingts autres de la grandeur de nos Saulmons. Il s’en fit vn autre a Contarrea, de trente chaudieres, où il y auoit vingt Cerfs & quatre Ours, auſſi y a t’il ordinairement bonne compagnie, les huict & neuf villages y ſeront ſouuent inuitez, & meſme tout le Païs ; & en ce cas le maiſtre du feſtin enuoye à chaque Capitaine autant de buchettes qu’il inuite de perſonnes de chaque Village.

Ils font ces Feſtins quelquefois purement par magnificence, & pour ſe faire renommer ; d’autrefois lors qu’ils prennent vn nouueau nom, principalement s’ils reſſuſcitent, comme ils diſent, le nom de quelque Capitaine defunct, qui ait eſté en conſideration dans le Païs pour ſa valeur & ſa conduite au maniement des affaires ; mais ſur tout lors qu’ils ſe diſpoſent à prendre les armes, & aller à la guerre. La plus grande Cabane du Village eſt deſtinée pour receuoir la compagnie : ils ne font point de difficulté de s’incommoder les vns pour les autres en ces occaſions ; la choſe eſt eſtimée de telle importance, qu’en meſme temps qu’on baſtit quelque Village, on dreſſe vne Cabane exprez, plus grande de beaucoup que les autres ; quelquefois on luy donnera iuſques à vingt-cinq & trente braſſes de longueur.

La compagnie eſtant aſſemblée, quelquefois on ſe met à chanter auant que de manger, quelquefois pour auoir meilleur courage on mange auparauant : ſi le feſtin doit durer, comme il arriue ſouuent, toute la iournée, vne partie des chaudieres ſe vuide le matin, & l’autre partie ſe reſerue pour le ſoir.

Parmy ces chants & ces danſes quelques-vns prennent occaſion d’aſſommer comme en ioüant leurs ennemis. Leurs cris plus ordinaires ſont hen, hen, ou hééééé, ou bien ȣiiiiii. Ils rapportent l’origine de tous ces myſteres a vn certain Geant plus qu’homme, qu’vn des leurs bleça au front, lors qu’ils habitoient ſur le bord de la mer, pour n’auoir point répondu, le compliment Kȣai, qui eſt la repartie ordinaire de ceux qu’on ſalue. Ce monſtre leur ietta la pomme de diſcorde en punition de ſa bleſſeure, & apres leur auoir recommandé les feſtins de guerre, l’Ononharoia, & ce refrain ȣiiiiiii, il s’enfonça dans la terre, & diſparut. Auroit-ce bien eſté quelque eſprit inſernal ?

Puis que nous ſommes ſur ce propos, ie diray qu’ils recognoiſſent comme vne eſpece de Dieu en guerre : ils le figurent comme vn petit Nain. A les entendre il paroiſt à pluſieurs, lors qu’on eſt ſur le poinct d’aller en guerre ; il careſſe les vns, & c’eſt vn ſigne, diſent-ils, qu’ils retourneront victorieux ; les autres il les frappe au front, & ceux-la peuuent bien dire qu’ils n’iront point à la guerre ſans y laiſſer la vie.

Retournons aux feſtins. L’Aȣtaerohi eſt vn remede qui n’eſt que pour vne certaine ſorte de maladie, qu’ils appellent auſſi Aȣtaerohi, du nom d’vn petit Demon gros comme le poing, qu’ils diſent eſtre dans le corps du malade, & ſur tout dans la partie qui luy fait mal ; ils recognoiſſent qu’ils ſont malades de cette maladie par le moyen d’vn ſonge, ou par l’entremiſe de quelque Sorcier. Eſtant vn iour alle viſiter vne femme qui ſe faiſoit malade de l’Aȣtaerohi, comme ie luy aſſignois vne autre cauſe de ſa maladie, & me mocquois de ſon Aȣtaerohi, elle ſe mit à dire apoſtrophant ce Demon Aȣtaerohi hechrio Khenkhon. Aȣtaerohi, ah ! ie te prie, que celluy-cy cognoiſſe qui tu es, & luy fais ſentir les maux que tu me fais ſouffrir.

Or pour chaſſer ce Demon, ils font des feſtins qu’ils accompagnent de quelques chanſons, que fort peu ſçauent bien chanter. Voila bien de quoy pleurer aux pieds des Autels ; mais helas ce n’eſt pas encor tout. Outre ce que ie viens de dire, ie pourrois diſtinguer encor autant d’eſpeces differentes de feſtins, qu’il y a de diuerſes extrauagances dans leurs ſonges ; car, comme i’ay dit, ce ſont ordinairement les ſonges qui commandent les feſtins, & ordonnent meſmes iuſques aux moindres ceremonies qui y doiuent eſtre obſeruées. De là viennent ces feſtins à rendre gorge, qui font horreur à la plus part, & neantmoins, quiconque y eſt inuite, il faut qu’il en paſſe par là, & ſe reſolue d’écorcher le renard, autrement le feſtin ſera gaſté. Quelque fois vn malade ſongera qu’il faut que les conuiez entrent par vne certaine porte de la Cabane, & non par l’autre, qu’ils ne paſſent que par vn certain coſté de la chaudiere ; autrement faute de cela il ne ſera pas guery ; y a t’il rien de plus ridicule ?

Il y a iuſques à douze ſortes de danſes, qui ſont autãt de ſouuerains remedes pour les maladies, de ſçauoir maintenant ſi celle-cy, ou celle là eſt propre pour telle, ou telle maladie, il n’y a qu’vn ſonge qui le puiſſe determiner, ou bien l’Arendioȣane, c’eſt à dire le Sorcier.

De trois ſortes de ieux qui ſont particulierement en vſage parmy ces Peuples, ſçauoir de croſſe, de plat, & de paille. Les deux premiers ſont tout à fait, diſent-ils, ſouuerains pour la ſanté. Cela n’eſt il pas digne de compaſſion ? Voila vn pauure malade qui a le feu dans le corps, & l’ame ſur le bout de levres, & vn miſérable Sorcier luy ordonnera pour tout remede refrigeratif vn ieu de croſſe ; ou le malade meſme quelquefois aura ſongé, qu’il faut qu’il meure, ou que tout le pays croſſe pour ſa ſanté, & en meſme temps s’il a tant ſoit peu de credit, vous verrez dans vn beau champ Village contre Village, a qui croſſera le mieux, & parient l’vn contre l’autre, pour s’animer dauantage, les robes de Caſtor, & les colliers de Pourcelaine.

Quelquefois auſſi vn de ces Iongleurs dira que tout le Pays eſt malade, & qu’il demande vn ieu de croſſe pour ſa gueriſon ; il ne faut pas en dire dauantage, cela ſe publie incontinent par tout, & tous les Capitaines de chaque Village donnent ordre que toute la ieuneſſe faſſe ſon deuoir en ce point, autrement quelque grand malheur accueilleroit tout le Pays.

Le ieu de plat eſt auſſi en grand credit en matiere de medecine, ſur tout ſi le malade l’a ſongé. Ce ieu eſt purement de hazard ; ils vous ont ſix noyaux de prunes, blancs d’vn coſté & noirs de l’autre, dedans vn plat qu’ils heurtent aſſez rudemet contre terre, en ſorte que les noyaux ſautent, & ſe tournent tan toſt d’vn coſté, tantoſt de l’autre. La partie conſiſte à amener tous blancs, ou tous noirs ; ils iouent d’ordinaire Village contre Village. Tout ce monde s’amaſſe dans vne Cabane, & ſe range ſur des perches dreſſées iuſques au haut, de part & d’autre. On y apporte le malade dans vne couuerture, & celuy du Village, qui doit remuer le plat ; (car il n’y en a qu’vn de chaque coſté etably pour cet effet) celuy la diſ-ie marche après, la teſte & le viſage enueloppé de ſa robe. On parie fort & ferme de part & d’autre. Quãd celuy de la partie aduerſe tient le plat, ils crient à pleine teſte achine, achine, achine, trois, trois, trois, ou bien ioio, ioio, ioio, ſouhaittans qu’il n’amene que trois blancs ou trois noirs. Vous en euſſiez veu cet hyuer vne bonne troupe s’en retourner d’icy à leurs Villages, ayans perdu leurs chauſſes en vne ſaiſon, où il y auoit prés de trois pieds de neige, auſſi gaillards neantmoins en apparence que s’ils euſſent gagné. Ce que ie trouue de plus remarquable en ce point, c’eſt la diſpoſition qu’ils y apportent. Il s’en trouue qui ieuſnent pluſieurs iours auparauant que de iouer : la veille ils s’aſſemblent tous dans vne Cabane, & ſont feſtin pour cognoiſtre quelle ſera l’iſſue du ieu. Celuy qui eſt choiſi pour tenir le plat, prend les noyaux, & les met indifferemment dans vn plat, & le couure, en ſorte que perſonne n’y puiſſe mettre la main ; cela faict on chante ; la chanſon acheuée, on decouure le plat, & les noyaux ſe trouuent ou tous blancs, ou tous noirs. La deſſus ie demanday à vn Sauuage, ſi ceux contre leſquels ils deuoient iouer, ne faiſoient pas le meſme de leur coſté, & s’ils ne pouuoient pas rencontrer les noyaux en meſme eſtat ; il me dit qu’ouy ; & cependant luy diſ-ie, tous ne peuuent pas gagner ; à cela il ne ſçeut que répondre. Il m’apprit encor deux choſes remarquables : premierement qu’on choiſiſſoit pour manier le plat, quelqu’vn qui auoit ſongé qu’il gagneroit, ou qui auoit vn ſort ; au reſte ceux qui en ont pour quoy que ce ſoit, ne s’en cachent point, & le portent par tout auec eux ; nous en auõs, dit-on, vn dans noſtre Village, qui frotte les noyaux d’vn certain onguent, & ne manque quaſi iamais de gagner. Secondement qu’en faiſant l’eſſay, quelques vns des noyaux diſparoiſſoient, & ſe retrouuoient quelque temps apres dans le plat auec les autres.

Parmy toutes ces niaiſeries ie n’oſerois dire les infamies & lubricitez, que le Diable y fait gliſſer, leur faiſant voir en ſonge, qu’ils ne ſçauroient guerir, qu’en ſe veautrant dans toute ſorte d’ordures. Celuy qui nous a ſauuez par le ſang de l’Agneau immaculé, y veüille remedier au pluſtoſt, acceptant pour cet effect, ſi beſoin eſt, nos ames & nos vies, que nous luy offrons de tres-bon cœur, pour le ſalut de ces Peuples, & la remiſſion de nos pechez.