Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636/8

Chapitre III.

Que les Hurons recognoiſſent quelque diuinité : de leurs ſuperſtitions, & de la creance qu’ils ont aux ſonges.



COmme ces pauures Sauuages pour eſtre hommes n’on pu mécognoiſtre Dieu tout à fait, & pour eſtre vicieux n’en ont ſceu auoir que des conceptions indignes de ſa grãdeur, ils ne l’ont ny cherché, ny recogneu qu’en la ſurface des creatures, où ils ont eſperé leur bon-heur, ou redouté quelque malheur. Ils s’addreſſent à la Terre, aux Riuieres, aux Lacs, aux Rochers dangereux, mais ſur tout au Ciel, & croyent que tout cela eſt animé, & qu’il y reſide quelque puiſſant Demon. Ils ne ſe contentent pas de former de ſimples vœux, ils les accompagnent ſouuent d’vne eſpece de ſacrifice. I’en ay remarqué de deux ſortes. Les vns ſont pour ſe les rendre propices & fauorables ; les autres pour les appaiſer, quand ils en ont receu, ſelon qu’ils s’imaginent, quelque diſgrace, ou ſe perſuadent auoir encouru leur ire & leur indignation. Voicy les ceremonies qu’ils gardent en ces ſacrifices. Ils iettent du Petun dans le feu, & ſi c’eſt par exemple au Ciel qu’ils s’addreſſent, ils diſent, Aronhiaté onné aonſtaniȣas taitenr, Ciel voila ce que ie t’offre en ſacrifice, aye pitie de moy, aſſiſte moy : ſi c’eſt pour impetrer la ſanté, taenguiaens, gueris moy. Ils ont recours au Ciel preſque en toutes leurs neceſſitez, & reſpectent ces grands corps ſur toutes les creatures, & y remarquent particulierement quelque choſe de diuin : auſſi eſt-ce apres l’homme la plus viue image que nous ayons de la Diuinité ; il n’y a rien qui nous la repreſente ſi clairement : nous y remarquons ſa toute-puiſſance dans les prodigieux effets qu’ils cauſent icy bas ; ſon immenſité dans leur vaſte eſtenduë ; ſa ſageſſe dans l’ordre de leurs mouuemens ; ſa bonté dans les benignes influences qu’ils verſent continuellement ſur toutes les creatures ; & ſa beauté dans le Soleil, & ſur le front des Eſtoilles. Ie dis cecy pour monſtrer combien il ſera facile auec le temps, & l’aſſiſtance diuine, de conduire ces Peuples à la cognoiſſance de leur Createur, puis qu’ils honnorent déja ſi particulierement vne creature, qui en eſt vne ſi parfaite image : & encore puis ie dire que c’eſt proprement Dieu qu’ils honnorent, quoy qu’à l’aueugle, car ils s’imaginent dans les Cieux vn Oki, c’eſt à dire vn Demon, ou vne puiſſance qui regle les ſaiſons de l’année, qui tient en bride les vents, & les flots de la mer, qui peut rendre fauorable le cours de leurs nauigations, & les aſſiſter en toutes leurs neceſſitez : ils redoutent meſme ſon ire, & l’appellent à teſmoin pour rendre leur foy inuiolable, quand ils font quelque promeſſe d’importance, ou paſſent quelque accord, ou traitté de paix auec l’ennemy. Voicy les termes dont ils ſe ſeruent, Hakhrihoté ekaronhiaté tȣt Icȣaklner, ekentaté, Le Ciel entend ce que nous faiſons auiourd’huy : & croyent apres cela que s’ils venoient à contreuenir à leur parole, ou à rompre cette alliance, le Ciel les chaſtieroit infalliblement. Bien dauantage, ils eſtiment qu’il ne fait pas bon ſe moquer du Ciel. En voicy vne preuue bien remarquable. Vn Sorcier fort renommé dans le Pays nous menace cette année d’vne grãde famine ; Les bleds croiſtront, dit-il, & monteront en épics, les enfans meſmes en feront roſtir en leur verdure ; mais vne gelée blanche ſuruiendra, qui moiſſonnera les eſperances du Pays. Au reſte il ne fonde pas ſon dire ſur ces apparitions pretenduës d'Iȣskeha ; voicy ce qui le fait parler de la ſorte. On crie, dit-il, tous les iours au Ciel, Aronhiaté onne aonſtaancȣas, & cependant on ne luy donne rien, cela irrite le Ciel, il ne manquera pas de s’en venger, & lors que les bleds commẽceront à entrer en maturité, il fera ſans doute éclatter les effets de ſa colere.

Ils croyent encore que le Ciel eſt couroucé quand quelqu’vn ſe noye, ou meurt de froid ; il faut vn ſacrifice pour l’appaiſer : mais, ô bon Dieu ! quel ſacrifice, ou pluſtoſt quelle boucherie ! La chair du mort eſt la victime qui doit eſtre immolée il ſe fait vn concours des villages circonuoiſins ; on fait force feſtins, & on n’épargne point les preſents, comme eſtãt queſtion d’vne choſe à laquelle tout le Pays à intereſt : on porte le mort dans le cimetiere, on l’eſtend ſur vne natte ; d’vn coſté eſt vne foſſe, & de l’autre vn feu pour le ſacrifice : en meſme temps quelques ieunes hommes choiſis par les parens ſe preſentent, & ſe rangent autour du corps, chacun le couteau à la main ; & le protecteur du defunt ayant marqué auec du charbon les parties qui doiuent eſtre couppées, ils trauaillent à qui mieux mieux ſur ce cadaure, & en enleuent les parties les plus charnues ; en fin ils luy ouurent le corps, & en tirent les entrailles, qu’ils iettent au feu auec toutes ces pieces de chair qu’ils ont couppées, & mettent dans la foſſe la carcaſſe toute decharnée. I’ay remarqué que pendant cette boucherie les femmes tournent tout autour à diuerſes fois, & encouragent ces ieunes hommes qui decouppent ce corps à rendre ce bon office à tout le Pays, leur mettant des grains de Pourcelaine dans la bouche. Quelqueſois meſme la mere du defunt toute baignée dans ſes larmes ſe met de la partie, & chante d’vn ton pitoyable en ſe lamentant ſur la mort de ſon fils. Cela fait, ils croyent fermement auoir appaiſé le Ciel : s’ils manquent à cette ceremonie ils regardent toutes les mauuaiſes diſpoſitions de l’air, & tous les ſiniſtres accidens qui leur arriuent par apres comme autant d’effets de ſa colere.

L’an paſſé au commencement de Nouembre vn Sauuage ſe noya retournant de la peſche, on l’enterra le dix-ſeptiéme, ſans autres ceremonies ; le meſme iour les neiges tomberent en telle abondance, qu’elles nous cacherent la terre pour tout l’hyuer ; & nos Sauuages ne manquerent pas d’en reietter la cauſe ſur ce qu’on n’auoit pas decoupé le mort à l’ordinaire. Voila les ſacrifices qu’ils font pour ſe rendre le Ciel fauorable.

Sur le chemin des Hurons à Kébec il y a des Rochers qu’ils reſpectent particulierement, & auſquels ils ne manquent iamais, quand ils deſcendent pour la traitte, d’offrir du Petun. Ils appellent Hihihȣray, c’eſt à dire vne Roche où le Chahuan fait ſon nid : mais le plus celebre eſt celuy qu’ils appellent, Tſanhohi Araſta, la demeure d’Tſanhohi, qui eſt vne eſpece d’oiſeau de proye. Ils diſent des merueilles de cette Roche : à les entendre c’eſtoit autrefois vn homme qui a eſté ie ne ſçray comment changé en pierre ; tant y a qu’ils y diſtinguent encore la teſte, les bras, & le corps : mais il falloit qu’il fuſt merueilleuſement puiſſant ; car cette maſſe eſt ſi vaſte & ſi haute, que leurs ſleches n’y peuuent atteindre. Au reſte ils tiennent que dans le creux de ce Rocher il y a vn Demon qui eſt capable de faire reüſſir leur voyage ; c’eſt pourquoy ils s’y arreſtent en paſſant, & luy offrent du Petun, qu’ils y mettent ſimplement dans vne des fentes, en luy addreffant cette priere, Oki ca ichikhon condayee aenȣaen ondayee d’aonſtancȣas, &c. Demon qui habites en ce lieu, voila du Petun que ie te preſente, aſſiſte nous, garde nous de naufrage, defends nous contre nos ennemis, & fais qu’apres auoir fait vne bonne traitte, nous retournions ſains & ſaufs à noſtre Village. Ie dirois volontiers la deſſus, Voluntaria oris eorum beneplacita fac Domine : Mon Dieu, eſcoutez-les, & vous faites cognoiſtre à eux, car ils veulent s’addreſſer à vous.

Ils tiennent les poiſſons raiſonnables, comme auſſi les Cerfs, & Orignaux ; c’eſt ce qui fait qu’ils ne iettent aux Chiens ny les os de ceux cy quand ils ſont à la chaſſe, ny les aretes de ceux là tandis qu’ils peſchent : autrement ſur l’aduis que les autres en auroient, ils ſe cacheroient, & ne ſe laiſſeroient point prendre. Ils mariẽt tous les ans leur reths ou Seine à deux petites filles, qui ne doiuent eſtre que de ſix à ſept ans, de peur qu’elles n’ayent deja perdu leur virginité, qui eſt vne qualité bien rare parmy eux. La ceremonie de ces épouſailles ſe fait en vn bon feſtin, ou la Seine eſt placée au milieu de ces deux vierges : c’eſt pour la rendre heureuſe à prendre du poiſſon. Encore ſuis je bien aiſe que la virginité reçoiue parmy eux cette ſorte d’honneur ; cela nous pourra ſeruir vn iour pour leur en faire conceuoir le prix. Les poiſſons, diſent-ils, n’aiment point les morts, & la deſſus ils s’abſtiennent d’aller à la peſche quand quelqu’vn leur eſt mort. Nagueres qu’ils tirerent du cimetiere les corps de leurs parẽs, & les porterent dans leurs Cabanes, à l’occaſion de la feſte des morts, quelques vns nous apporterent chez nous leurs rets, allegants pour pretexte la crainte qu’ils auoient du feu ; car c’eſt d’ordinaire en cette ſaiſon que le feu ruine ſouuent les Villages entiers ; que chez nous nous eſtions quaſi touſiours ſur pied, & dormions fort peu ; que nous eſtions éloignez du Village, & par conſequent moins en danger de ce coſté là : mais tout cela n’eſtoit que diſçours ; la vraye raiſon eſtoit, comme nous appriſmes par apres, qu’ils craignoient que leurs rets ne fuſſent profanez par le voiſinage de ces carcaſſes : voila bien quelque choſe ; mais voicy le fond de la plus grand part de leurs ſuperſtitions.

Ils ont vne croyance aux ſonges qui ſurpaſſe toute croyance, & ſi les Chreſtiens mettoient en execution toutes les inſpirations diuines auec autant de ſoin que nos Sauuages executent leurs ſonges, ſans doute ils deuiendroient bien toſt de grands Saincts. Ils prennent leurs ſonges pour des ordonnances & des arreſts irreuocables, & dont il n’eſt pas permis ſans crime de differer l’execution. Vn Sauuage de noſtre Village ſongea cet hyuer dés ſon premier ſommeil qu’il deuoit faire promptement feſtin, & ſur le champ toute nuit qu’il eſtoit, ſe leua, s’en vint nous éueiller, et nous emprunter vne de nos chaudieres.

Le ſonge eſt l’oracle que tous ces pauures Peuples conſultent & eſcoutent, le Prophete qui leur predit les choſes futures, la Caſſandre qui les aduertit des malheurs qui les menacent, le Medecin ordinaire dans leurs maladies, l’Eſculape & le Galien de tout le Pays, c’eſt le maiſtre le plus abſolu qu’ils ayent ; ſi vn Capitaine parle d’vn coſté, & vn ſonge de l’autre, le Capitaine a beau ſe rompre la teſte à crier, le ſonge eſt le premier obey. C’eſt leur Mercure dans leurs voyages, leur Œconome dans leurs familles : le ſonge preſide ſouuent à leurs conſeils ; la traitte, la peſche & la chaſſe s’entreprennent ordinairement ſouz ſon aueu, & ne ſont quaſi que pour luy ſatisfaire ; ils ne traittent rien de ſi precieux dont ils ne ſe priuent volontiers en vertu de quelque ſonge : s’ils ont fait vne heureuſe chaſſe, s’ils retournẽt de la peſche leurs Canots chargez de poiſſon, tout cela eſt à la diſcretion du ſonge ; vn ſonge leur enleuera quelquefois leur prouiſion de toute vne année : il preſcrit les feſtins, les danſes, les chanſons, les ieux, en vn mot le ſonge fait icy tout, & eſt à vray dire comme le principal Dieu des Hurons. Au reſte qu’on ne penſe pas que ie face icy vne amplification ou exaggeration à plaiſir, l’experience de cinq ans qu’il y a que ie ſuis à eſtudier les mœurs & les façons de faire de nos Sauuages, m’obligent de parler de la ſorte.

Il eſt vray que tous les ſonges ne ſont pas dans ce credit, on a égard aux perſonnes, & il y en a tel qui aura beau ſonger, pas vn ne s’en remuera pour cela ; de meſme ſi c’eſt vn pauure, ſes ſonges ſont en fort peu de conſideration : il faut que ce ſoit vne perſonne aſſez accommodée, & dont les ſonges ſe ſoient trouuez pluſieurs fois veritables : & encor ceux qui ont le don de bien reuer n’écoutent pas tous leurs ſonges indifferemment ; ils en recognoiſſent de faux & de veritables ; & ceux-cy, diſent-ils, ſont aſſez rares. Toutefois dans la pratique ils agiſſent d’vue autre façon, & en executent de ſi mal fagotez, & compoſez de tant de pieces qui ont ſi peu de rapport, qu’il ne me ſeroit pas poſſible de dire quels ſont à leur iugement les faux ſonges, ou les veritables ; ie penſe qu’eux meſmes y ſeroient bien empeſchez ; c’eſt pourquoy, de peur de manquer en ce point, pluſieurs en executent la plus part ; s’il y a quelque obſcurité dans vn ſonge, ou ſi les choſes qu’ils ont ſongées, ſont, ou impoſſibles, ou difficiles à recouurer, ou hors de ſaiſon, il ſe trouue des Artemidores qui les interpretent, & qui y coupent & tranchent comme bon leur ſemble. Quand les enfans ſont malades, les peres, ou les meres ſongent pour eux ; nous en viſmes vn exemple cet hyuer dans noſtre Village. Vn de nos petits Chreſtiens eſtoit fort malade, ſa mere ſongea qu’il luy falloit pour ſa ſanté cent pains de Petun, & quatre Caſtors, dont elle feroit feſtin ; mais parce que le Petun eſtoit rare, les cent pains furent reduits à dix, & les Caſtors qui eſtoient hors de ſaiſon, changez en quatre grands poiſſons qui paſſerent pour Caſtors dans le feſtin, & dont les queues furent données aux principaux pour des queues de Caſtor. Apres cela ce petit Ange ne laiſſa pas de s’enuoler au ciel, au grand regret de ſes parens, mais auec beaucoup de conſolation de noſtre coſté. Ces ames innocentes ont ſans doute vn grand pouuoir aupres de Dieu, pour moyenner la conuerſion de leurs peres, & pour impetrer meſme des graces fort particulieres pour ceux qui s’employent au ſalut de ces Peuples, & qui leur ont procuré le bien, dont ils ſe voyent en poſſeſſion pour iamais. Mais paſſons, nous ne ſommes pas encor au bout de leurs ſuperſtitions.