Plon (p. 220-241).

XVI


Pendant que les passions soulevées autour de Reine s’affrontaient ainsi, et que le duel était réglé par l’élimination d’un des combattants, des bruits singuliers commençaient à circuler dans le Bazadais. La scène qui avait éclaté dans la papeterie n’avait pu passer inaperçue.

M. Bernos ne fait plus partie de la maison, avait déclaré Germain, le jour même, à un ouvrier qui le demandait.

Il avait ajouté qu’un autre comptable ne tarderait pas à le remplacer. Quel était le motif de ce départ précipité ? Ce ne pouvait être un coup de tête de Sourbets. Malgré ses colères, qui tombaient vite, on lui reconnaissait de la bonté. Il avait du cœur. Un patron ne met pas un employé à la porte sans raison sérieuse. D’autre part, Adrien était son parent, et irréprochable dans son service.

La femme du maréchal ferrant augmenta encore le mystère en racontant que Bernos était parti en moto dans la nuit, clandestinement, après avoir payé sa chambre, sans rien emporter ni donner d’ordres. Son linge était dans la commode, ses livres entassés un peu partout : mais aucune lettre dans les tiroirs et du papier brûlé dans la cheminée. Il était d’ailleurs très secret. Le maréchal ne s’en mêlait pas. C’était un homme d’esprit paisible, grand, fort, noirci par le feu. Les affaires de son locataire n’étaient pas les siennes. Mais sa femme allait de porte en porte.

Comment parla-t-on aussi de Reine ? C’est un fait que plusieurs personnes se présentèrent dans la journée à la petite maison des glycines.

— Madame est sortie, bougonnait Génie.

Quand rentrerait-elle ?… Les gens hésitaient à s’en aller. La curiosité les tenait attachés, comme les mouches sur le sucre, à ces murs der­rière lesquels il s’était peut-être passé quelque chose.

Dans l’après-midi, à Bazas, les conversations allèrent de telle façon que M. Dutauzin rentra dans sa grande maison balzacienne, un quart d’heure avant que la pendule en marbre noir sonnât six heures, ce qui était une dérogation presque incroyable à ses habitudes. Il sortait du club des Pommes de terre, qui avait son siège au coin de la place, où les messieurs de la ville échangeaient chaque jour les nouvelles du pays, et causaient politique entre eux sans rien dépenser.

— Il paraît, confia-t-il à sa femme, après avoir fermé la porte, que le ménage Sourbets ne va pas.

— Qui te l’a dit ?

M. Dutauzin hocha la tête. C’était une chose répandue dans l’air. Depuis le clerc de Me Rivière, un bon garçon, que l’on rencontrait dans les rues, son grand nez au vent, regardant passer les alouettes, sans autre souci que d’organiser de temps à autre une pêche au goujon ou à l’écrevisse, jusqu’au rentier le plus assoupi, tout le monde en parlait.

— C’était inévitable, trancha Mme Dutauzin de sa voix aiguë.

Sans rien savoir, elle bâtissait l’histoire du jeune ménage : elle, une femme qui ne s’était jamais occupée de rien ; lui, une forte tête.

— Il jongle avec les billets de mille !

Alban Dutauzin mâchait en silence le plus gros morceau.

— Il y aurait aussi le cousin, M. Bernos… un garçon qui avait pourtant l’air d’être bien…

— Ce n’est pas possible !

Elle demanda « si Elisa savait » ? Il fallait la mettre au courant. C’était un devoir.

Au courant de quoi ? Personne n’avait rien vu. Mais un scandale même étouffé ressemble à ces maladies venues de loin, choléra ou grippe espagnole, autour desquelles flotte une légende.

M. Dutauzin décida d’aller le lendemain matin à La Font-de-Bonne.

Mme de la Brèche travaillait ce soir-là dans son salon, devant son métier à tapisserie. Sa main éclairée piquait sans hâte dans le canevas. La nuit tombait. Elle avait fait allumer du feu. Élodie venait d’apporter la lampe. C’était une veuve de quarante ans, grasse, prévenante, attachée à la maison avec une joyeuse franchise.

La vieille dame la retint un moment :

— Quelle heure est-il ?

Comme Clémence tardait à rentrer, elle avait envie de causer. Elle se trouvait seule.

— Je n’aime pas qu’elle soit le soir sur les routes !

Depuis le matin, elle sentait vaguement quelque chose de lourd et d’insolite dans l’atmosphère.

Il y avait d’abord eu cette visite de Germain. Très hospitalière, mais un peu lente, élevée à une époque paisible et cérémonieuse où tout le monde avait le temps d’attendre, elle regrettait de n’avoir pas été prête assez tôt pour le rece­voir. Pourquoi venait-il à l’improviste. Quand elle était descendue de sa chambre, il était parti.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? avait-elle demandé à sa fille. Et Reine ? On ne la voit jamais.

Toute ébranlée par les révélations de Germain mais en apparence très calme, maîtresse d’elle-même, décidée à lutter coûte que coûte pour son amie, Clémence avait eu un pâle sourire. Elle savait qu’il fallait garder ce secret. Mais, vers quatre heures, inquiète de ce que pouvait chu­choter la sous-préfecture, et prétextant un rendez-vous chez la couturière, elle avait fait atteler à la charrette anglaise le petit cheval.

— Pourvu qu’elle revienne, pensait-elle, sans voir au passage le vieux pays mi-agricole, mi-fores­tier, aux couleurs d’automne. Elle songeait au désespoir dont témoignait une action pareille. Quelles passions terribles pouvaient jeter l’un contre l’autre, ainsi que des vagues, deux êtres unis ? Un ardent désir de les aider faisait affluer le sang à ses tempes. Il aurait fallu que Reine eût auprès d’elle une affection sûre pour la conseiller. Où était-elle ? Dans quelle résolution excessive sa nature vaillante et sensible l’avait-elle précipitée ? « Elle a cru que tout était perdu, » se disait-elle, imaginant la scène violente que Sourbets lui avait laissé entrevoir. Lui aussi souffrait. Il l’avait tou­chée. Dans les violences qui avaient dû révolter Reine, lui sembler odieuses, elle discernait une forme d’amour que le cœur généreux de son amie aurait pu comprendre.

Elle se rappelait le mot de Germain :

— J’étais prêt à lui dire que je regrettais !

Deux heures après, lorsqu’elle revint, elle n’avait pas appris grand’chose, mais le bourdonnement de la rumeur publique chez les fournisseurs l’avait alarmée. Si le scandale se confirmait, tout était perdu. Sourbets ne pardonnerait plus à Reine. Il serait trop blessé dans son orgueil. Il se croirait forcé de la rejeter. Elle avait allumé les lanternes et se sentait triste.

À la sortie de la ville, elle retenait fortement le petit cheval lorsqu’une auto la dépassa.

C’était un vieux taxi qui avait tourné au pied des remparts. Clémence le suivit des yeux. Il semblait tomber au bas de la longue côte. Sur son pas­sage s’éclairaient la route, les arbres, des mé­tairies.

En face des écoles, à l’endroit où deux chemins se croisent, le chauffeur hésita :

— De quel côté ?

— Par ici, dit une jeune femme, aux traits fati­gués, qui se pencha par la portière.

Dans l’obscurité de la voiture, elle appuya quelques instants encore sa tête au drap poussié­reux. Depuis qu’elle avait quitté Bordeaux, la lutte finie, elle ne sentait plus que son épuisement. Ses forces l’avaient abandonnée. Il lui semblait revenir d’infiniment loin. À moitié route, elle avait même à deux ou trois reprises perdu connaissance. Ah ! dormir enfin ! Qu’allait-il encore arriver ? Son cœur battait, mais elle était prête, si on la repoussait, à s’étendre n’importe où pour mourir. Est-ce que c’était déjà le chêne, l’allée de sureaux, et ce roulement plus sourd des roues dans le sable ? Heureusement, elle avait de l’argent dans son sac ! Dès que le taxi serait parti, elle frapperait à la porte : elle ne mentirait à personne, on aurait pitié…

Mme de la Brèche n’avait pas entendu la voiture. Elle était dure d’oreille. D’autre part, comme beaucoup de femmes âgées, qui ne vivent plus que par la mémoire, cette réserve fidèle du cœur, elle était absorbée par ses souvenirs. Précisément, elle songeait à Reine. Lorsque Clémence avait été si longtemps malade, il lui était arrivé de jeter sur l’orpheline des regards d’envie. La présence de cette enfant belle et bien portante lui était pénible. De même, le jour du mariage, et quand elle l’avait revue chez les Dutauzin, gracieuse, élégante, entourée d’une rumeur flatteuse, elle avait souffert. C’était une mère !

Mais, à voir apparaître cette figure de morte, aux grands yeux brillants — la porte du salon venait de s’ouvrir, laissant entrer une bouffée d’air nocturne qui sentait la mousse et le bois — elle fut saisie.

— Ma pauvre enfant !

Reine n’avançait pas.

— Où est ton mari ?

— Je n’ai plus de mari, dit-elle, je n’ai plus rien…

Elle semblait à bout de forces.

— Comment, balbutia Mme de la Brèche, suffoquée, ton mari t’a abandonnée. C’est épouvantable !

— Non, continua Reine, c’est moi qui suis partie.

La vieille dame la prit dans ses bras. Elle la croyait folle.

— Entre, mon enfant, dit-elle avec bonté, assieds-toi, chauffe-toi et ne parle plus.

Comme elle l’embrassait, la jeune femme fondit en larmes. Mme de la Brèche l’installa près de la cheminée. Elle tremblait de froid. Tout ce qu’elle disait semblait du délire.

— Où est Clémence ? demanda-t-elle à plusieurs reprises.

— Elle rentrera dans un instant. Mais il faut d’abord que tu te couches. Élodie va bassiner ton lit.

Quand Clémence arriva, elle trouva le salon obscur et entendit un remue-ménage discret au premier étage. Elle monta l’escalier d’un pas rapide. L’angoisse l’étouffait. La porte de la chambre d’amis était entr’ouverte : elle aperçut une lampe en veilleuse sur la cheminée, sa mère debout près du lit, et Élodie qui tournait une cuiller dans un verre d’eau ; une sorte de plainte s’élevait dans l’ombre.

Elle dit seulement :

— Chérie… ma chérie !

Reine s’était soulevée.

— Tu sais, commença-t-elle, j’avais eu tout de suite l’idée de venir ici… Je suis malheureuse !

Clémence la serrait avec tendresse, la tenait embrassée.

— Comment, répétait la jeune femme, tu m’attendais !

Elle respira profondément ; et soudain s’éveilla en elle l’impression qu’elle était vraiment arrivée à l’abri, au port, ayant lutté à travers tout pour rester digne de ce refuge.

Mme de la Brèche s’était retirée. Une pénombre douce régnait dans la chambre. Reine aurait voulu dire sa honte, sa pitié d’elle-même, et que les événements l’avaient débordée. Elle ne pouvait pas. À présent qu’elle n’avait plus besoin de se surmonter, des rafales de chagrin la secouaient. Mais, au-dessus d’elle, il y avait le visage penché qui versait la paix ; et, entre les moments où sa douleur faisait tumulte, comme rythmée par des accalmies, des temps d’arrêt, Reine respirait ce souffle vivant qui remplissait tout le silence.

Pendant les semaines qui suivirent, un mystère plana sur La Renardière. Reine, disait-on, était très malade.

« Tout cela est bien extraordinaire, » chucho­tait la sous-préfecture.

Les dames venues aux informations avaient trouvé Mme de la Brèche dans sa bergère, devant son métier. Elle leur avait répondu sur un ton paisible : « Sa nièce était un peu souffrante et se reposait chez elle pendant quelques jours. » Tant de dignité ne trompa personne, mais les indiscrets eurent l’impression de revenir bredouilles. Il fallut se rabattre sur le vieil adage, du feu et de la fumée. La rumeur publique s’apaisait.

Il y avait, par contre, un foyer de mécontente­ment à La Font-de-Bonne. L’irritation de Mme Fon­despan s’était retournée contre sa sœur. Déjà, lors­que Dutauzin avait fait auprès d’elle une démarche, avec la mort sur son visage, pour lui rapporter les bruits qui couraient en ville, son premier mouve­ment avait été de défendre Reine. L’esprit de famille chez elle était impérieux. De même qu’elle avait recueilli l’orpheline, après la mort d’Arthur d’Arbieux, pour la tirer d’une situation fausse et la remettre dans son milieu, elle ne pouvait admettre sur son compte des suppositions malveil­lantes. S’il y avait à ces propos quelques fonde­ments, elle préférait rejeter les torts sur Germain. Encore attendait-elle que quelqu’un lui apportât des preuves ! Contrairement à ses habitudes, elle traita son cousin de haut et le confondit en lui apprenant que Sourbets était venu la veille lui rendre visite.

Dutauzin avait battu en retraite.

— C’est une fatalité, confia-t-il le soir à sa femme, la fille d’Arthur sera comme son père, elle mettra le désordre dans la famille.

Le pire fut, pour la vieille dame, d’apprendre que Reine était à La Renardière. Elle refusa d’abord de le croire. Que sa nièce eût cherché un refuge ailleurs que chez elle, ce n’était pas seulement un acte de la plus noire ingratitude, c’était une offense personnelle ! Elle n’eut garde d’aller aux nouvelles et attendit de pied ferme sur ses positions.

— Ce n’était pas à toi de la recevoir ! trancha-t-elle sans hésitation, le matin où Mme de la Brèche se décida enfin à subir l’assaut de ses reproches.

Elle l’accusa d’avoir agi en dessous et de porter grand tort à Reine qui aurait déjà dû retourner près de son mari.

— Ah ! protesta Mme de la Brèche, tu ne sais pas dans quel état elle est arrivée ! Il aurait fallu avoir un cœur de pierre !

Elle-même n’avait des événements qui s’étaient déroulés qu’une notion confuse. Dieu savait com­ment tout cela finirait ! Mais Mme Fondespan n’ajouta aucune foi à ses récits. Depuis les années de couvent, où l’on avait coutume de dire que Lucie était plus jolie, mais Elisa plus intelligente, il y avait entre les deux sœurs une rivalité qu’elle savait faire constamment tourner à son avantage. D’autre part, n’ayant jamais été malade, ni exposée aux épreuves qui sont le lot exclusif des gens passionnés, ou doués d’une trop vive imagination, elle n’admettait d’autres malheurs que ceux dont on peut au grand jour dresser l’inventaire.

— Je crains, mon enfant, de m’être brouillée avec ta tante, avait dit à son retour Mme de la Brèche. Mais Reine n’avait pas répondu une parole.

En ces premières semaines de décembre où le brouillard estompait les fuseaux sombres de la sapinière, elle restait couchée, les yeux tournés vers la fenêtre. Elle paraissait accablée et indif­férente. Parce que la croisée était petite, à me­neaux, dans une embrasure profonde, il y avait peu de jour dans la chambre. Le vent aigre agitait derrière les vitres le squelette noir d’un arbre un peu déjeté, qui portait au printemps des grappes roses.

Clémence s’asseyait une partie de la journée auprès de son lit. Il semblait que Reine ne la vît pas, ou que sa présence eût cessé de lui dispenser un bienfait paisible. Les heures passaient sans qu’aucune lueur animât son regard sans larmes, sec et vidé de toute joie : avec une morne obstina­tion, elle s’absorbait dans ses pensées, recomposant ce qui avait été, ce qui aurait pu être, ne parvenant pas à épuiser les sentiments d’amère tristesse que son évasion avait déposés dans son cœur saignant de vives blessures.

Élodie entr’ouvrait la porte avec précaution.

— Qu’est-ce que Madame voudra pour son déjeuner ?

C’était son bonheur de couler dans une tasse à filet d’or le bouillon le plus concentré, et d’apporter sur un plateau, avec de petits plats soignés, dorlotés sur un feu doux, tout ce que les placards recélaient de meilleur : fruits, confitures, gâteaux répandant une odeur d’anis. Mais Reine mangeait à peine quelques bouchées, laissait le dessert. « À quoi bon vivre ? » disaient ses yeux, quand sa tante se désolait de la voir ainsi muette, les joues creuses, allongeant sur le drap une main amaigrie.

Un matin, elle avait appelé Clémence qui passait un linge sur une étagère :

— Est-ce que Germain sait que je suis ici ?

Elle regardait son amie en face.

— Il le sait.

— Est-ce qu’il est venu ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

La jeune fille fit « oui » de la tête.

— Tu lui as tout dit, continua-t-elle. Mais il ne veut plus me voir, n’est-ce pas, il ne t’a pas crue ?

Depuis le premier jour, elle avait le désir d’avoir avec lui une explication, non qu’elle espérât le convaincre, mais parce qu’elle voulait défendre son honneur.

— Je lui ai dit, reprit doucement Clémence, que tu étais malade… que tu avais besoin de repos. Lui-même avait l’intention de s’absenter.

— Ah ! interrompit Reine, il ne reviendra pas.

Et sans questionner davantage, elle se retourna contre le mur, sanglota un moment et ne dit plus rien.

Au début de janvier, le bruit se répandit que Germain avait vendu la papeterie. On apprit ensuite qu’il s’installait près de Langon, dans l’usine électrique que son père lui avait cédée. Le vieux Sourbets venait d’avoir une petite attaque et se retirait à Lucmau, en pleine lande, dans un ancien logis de famille, où il aurait les yeux sur ses pins et ses métairies. Il n’amenait, avec sa servante, que « lou Blancot », un singulier petit homme, plissé de rides, ratatiné, qui soignait son cheval, pêchait le goujon, et le fournissait selon les saisons de mûriers, de râles et de grives — moyennant quoi il lui donnait une paillasse au fond de l’écurie, la soupe tous les jours et une paire de sabots de temps en temps.

La maison que le père Sourbets avait habitée était voisine de l’usine. C’était une belle demeure carrée, entourée de platanes et de charmilles. Ger­main la fit réparer. Il avait acheté aussi une auto­mobile — une Renault « conduite intérieure ». Quelque chose, en lui avait changé. Il semblait raffermi, moins brusque. On ne le voyait plus au café ni dans les auberges. Génie, qui tour­nait le soir longtemps autour de la table, pour qu’il sentît moins sa solitude, le voyait souvent accoudé, le regard mûri, refait par une expression nouvelle.

Comme Clémence l’avait dit à Reine, il n’était venu qu’une fois à La Renardière. Le matin même où il avait vu partir le Lotus, comme il arrivait chez lui, fourbu, un métayer arrêtait sa carriole devant le portail. Il était porteur d’une lettre. Sans même entrer dans la maison, Germain avait remis le moteur en marche.

Une demi-heure après, son auto s’arrêtait devant le perron. Clémence avait été au-devant de lui, et tous deux s’étaient entretenus longtemps au salon. Reine était couchée. Il n’avait pas voulu entrer dans sa chambre.

Ce n’était plus l’homme écrasé qui avait cherché la veille une lueur d’espoir dans le petit castel. Depuis que Reine était retrouvée, Adrien parti, son orgueil ulcéré reprenait ses droits. Il avait la main sèche et chaude. Tout le temps que Clémence lui parla, il tint ses yeux fixés à terre, contenant avec peine son irritation.

— Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?

À ce moment-là, il n’avait plus le désir de revoir sa femme ; tout en lui était consumé, aride, comme une lande après l’incendie. La conduite de Reine lui faisait horreur. Elle l’avait déshonoré. Il la méprisait. Si elle avait paru ce matin-là, accablée, en larmes, il eût été impitoyable.

— Maintenant c’est fini… J’ai trop souffert !

Clémence n’avait pas insisté. Elle savait qu’une douleur éclate comme une maladie, avec des alternatives de chaud et de froid, de fièvre ardente et d’abattement, et que le temps seul répare ses profonds ravages. Elle ne lui demanda pas de revenir. Mais quand il l’eut quittée, sans un mot pour Reine, la laissant meurtrie par ce dur cha­grin, son esprit exercé à la réflexion raisonna longtemps.

Elle pensait :

— S’il ne l’aimait plus, il souffrirait moins !

En février, la maison fut prête. Germain avait pressé les ouvriers. Il avait eu la pensée de faire un voyage, de voir l’Espagne qui l’avait toujours attiré. Mais, au dernier moment, il ne partit pas. Une hâte le poussait. Homme passionné, il se dépouillait comme d’une enveloppe morte d’un passé odieux ; au fur et à mesure que renaissaient en lui des forces de vie, il retrouvait l’énergie, la résolution qui, à certaines heures, lui avaient man­qué. Il fit poser des appareils de chauffage, acheta des meubles, déménagea. « Cela l’ennuyait, disait-il, d’être en camp volant. » Mais, quand il parcourut pour la première fois les pièces installées, et dîna sous un léger lustre de porcelaine, dans une grande salle à manger qui sentait la peinture et l’encaus­tique, il connut que le vide était dans cette mai­son, et que rien de ce qu’il avait fait n’était pour lui-même. Reprendre l’existence qu’il avait menée avant son mariage, c’était impossible ! Tout était à recommencer.

Le lendemain, il donna à Génie des ordres qui la stupéfièrent, sortit en auto. À dix heures, il tra­versait Bazas par la grande rue et s’engageait sur la belle route de Grignols que trois mois avant le taxi poussif, qui ramenait Reine, avait des­cendue. Le matin était frais et brumeux. Un peu de soleil filtrant dans les vapeurs argentées du ciel annonçait un après-midi de lumière et de pâle azur.

Devant les écoles, il tourna à droite.

Reine était ce matin-là seule dans le salon, assise près du feu. Elle se sentait mieux. Après un temps d’affaiblissement et de prostration, la jeunesse en elle refaisait son œuvre ; ses forces revenaient, elle éprouvait le désir de sortir, de boire un air pur. Mais l’avenir lui paraissait toujours sombre. Elle pensait que sa vie actuelle ne pouvait durer, qu’elle devrait prendre une décision et remettait sans cesse, comme dans l’attente.

Ce matin encore, les yeux fixés sur les flammes qui s’étiraient entre les bûches, elle ne voyait que l’abîme où l’avaient plongée les événements. Ger­main ne lui avait plus donné signe de vie. Il la détestait. L’injure qu’il croyait avoir reçue d’elle était trop cruelle : il la chasserait même de son sou­venir. Elle, au contraire, resterait à lui, ne l’ou­blierait jamais ! Depuis qu’elle savait sa visite à La Renardière, au lendemain de sa fuite, et avec quelle douleur il l’avait cherchée, ses remords s’étaient changés en brûlants regrets. Comment s’était-elle trompée si complètement ? Ce n’était pas vrai qu’elle ne l’aimait pas. Lui seul maintenant occupait son cœur, son esprit, et les exigences mêmes qui, autrefois, l’avaient froissée, lui parais­saient justes. S’il avait fait le vide autour d’eux, c’est que sa présence lui suffisait ; et qu’y avait-il dans ses colères, dans ses violences, sinon les révoltes d’un amour qu’elle n’avait pas su apaiser ?

Un jour, elle avait été sur le point de ren­trer chez elle. Pourquoi pas ? Sa nature inclinait toujours aux décisions rapides et courageuses ; égarée par sa douleur, par ses idées fixes, elle eût été capable de tout perdre ! Clémence l’avait détournée de cette folie. Elle avait cédé, n’y pensait plus, ne voyait désormais aucune issue.

« Pourtant, pensait-elle, je suis sa femme ! » Le sentiment de son devoir, d’un droit qu’elle n’avait pas mérité de perdre, demeurait en elle comme une attache qui ne pouvait se rompre. Si elle était partie, c’était dans un moment de folie et de déses­poir. La douleur d’être accusée lui avait paru into­lérable. Elle s’était enfuie.

À l’église seulement, quand elle revivait ces jours tumultueux, un peu de douceur la pénétrait. Si coupable qu’elle fût, elle ne l’était pas autant qu’il pouvait le croire. Le dimanche, elle fuyait l’office chanté, par crainte de rencontrer sa tante et d’être exposée aux regards de toute la paroisse ; mais elle avait pris l’habitude de se lever avant le jour pour accompagner Clémence à la messe basse. Elle s’agenouillait derrière un pilier. Du fond de son enfance, une foi ardente remontait en elle, la rem­plissait de ferveur et d’humilité. Tout ce qu’elle souffrait, elle savait l’avoir mérité. Qui donc aurait pu lui reprocher son aveuglement et ses impru­dences plus sévèrement qu’elle ne le faisait ? Mais qu’elle était punie !

— Mon Dieu, répétait-elle, comme si elle eût imploré quelque obscur miracle.

Est-ce que cela durerait toujours ? N’était-ce pas accablant qu’il fût impossible de faire la preuve de la vérité ? Elle aurait voulu revoir Germain. À quoi bon ! Ce qu’elle dirait, il ne le croirait pas. Alors même qu’il eût essayé de pardonner, est-ce qu’il l’aurait pu, possédé comme elle l’avait toujours vu par sa jalousie, esclave du soupçon qui était dans son cœur et dans sa chair.

Ainsi songeait-elle, sans savoir quelles forces les rapprochaient. Sourbets n’avait pas voulu faire une entrée bruyante ; il avait laissé son auto neuve dans le chemin encaissé de haies, arrivait à pied.

Devant la maison, il ne vit personne. Il ouvrit la porte qui donnait sur le perron, aperçut Reine assise sur une chaise basse. Elle avait la tête appuyée à un haut dossier. Immobile, ses bras nus allongés sur ses genoux, elle donnait l’impression d’une tristesse muette et désespérée.

Était-ce parce qu’elle avait maigri qu’il éprou­vait ce saisissement, ce coup sourd au cœur ?

Il l’appela :

— Reine !

Elle se retourna d’un geste rapide et sembla frémir tout entière ; puis se ressaisit, très pâle, et soutint son regard de ses yeux brillants.

— Ah ! dit-elle, je pensais à vous.

Elle s’était levée, sans aller au-devant de lui, ses lèvres tremblaient. Mais un seul désir l’emportait sur ses sentiments, celui de ne pas laisser passer cette minute, de parler enfin !

Ce fut lui qui l’interrompit dès les premiers mots, répondant à une voix plus profonde :

— Tais-toi, dit-il — et c’était la première fois qu’il la tutoyait — tout cela est fini… tout cela n’a jamais existé.

Il reconnaissait cette figure charmante, mais avec une sorte de surprise, d’émotion intense, frappé par l’air de pureté répandu sur elle, quelque chose à la fois de secret et de rayonnant, de timide et d’audacieux, qui était comme son âme visible sur ses traits, et il la regardait avec une force qui fit dans ses yeux jaillir la lumière.

— Crois-tu que je ne sais pas quelle femme tu es ! Si tu avais quelque chose à te reprocher, tu aurais été jusqu’au bout. Aucun de nous ne t’aurait revue…

Il respira profondément, refoula les larmes qui brouillaient ses yeux.

— Assieds-toi, dit-il, sur un autre ton. Ce n’est pas de cela que je suis venu te parler. Je voulais te dire que j’ai liquidé le vieux matériel…

Il avait pris une chaise en face d’elle.

— Oui, la papeterie, la petite maison. Tout cela me faisait horreur. C’était laid, isolé, sauvage. Je n’aurais jamais dû t’y amener.

Elle l’écoutait, la poitrine soulevée par un sentiment inexprimable. Que voulait-il dire ? Elle avait l’impression qu’ils étaient en marche vers une chose encore inconnue, mais dont la lumière montait au loin sur leur route.

— Quand tu es venue, continua-t-il, rien n’était prêt.

Les mots se formaient enfin dans son cœur, solides, martelés, comme des actes qui ont coûté cher. Sa tête se releva. Il était beau. Elle vit son amour sur son visage, et dans ses yeux une douceur humaine qui ne les avait jamais éclairés.

— Moi aussi, dit-il, je suis un autre homme.

Elle l’écoutait, émerveillée. Mais la joie qui naissait en elle montait lentement, n’était pas encore visible. Elle aurait voulu se lever. Elle ne pouvait pas. Le passé la tenait dans ses rets obscurs. Depuis trois mois que son esprit travaillait sur toutes ces choses, que son cœur souffrait, elle avait perdu la foi dans sa délivrance. Jamais plus la paix totale ne pourrait se faire ; jamais plus il ne lui rendrait ce qu’elle avait perdu, sa confiance, son souffle profond, l’étreinte passionnée de leurs nuits nuptiales.

— Ah ! murmura-t-elle, à présent peut-être… mais demain ! Tu te tourmenteras encore, tu regretteras…

— Comment, dit-il, d’une voix basse et sourde — et il tressaillit parce qu’elle aussi l’avait tutoyé — c’est toi qui regardes en arrière… c’est toi qui as peur !

Il s’était dressé, avait fait un pas vers la porte, puis, se retournant, lut la vérité dans son regard et l’écrasa contre sa poitrine.

— Il n’y a ni hier, ni demain. Il y a aujourd’hui. Est-ce que toi et moi nous pouvons discuter, nous pouvons choisir…

Quand leur long baiser fut épuisé, et qu’il l’eut sentie, toute à lui, ses yeux restèrent un instant fermés. Une joie trop forte la bouleversait.

Mme de la Brèche entrait au salon, restait stupéfaite.

— Vous voyez, dit Germain, je suis venu chercher ma femme. Maintenant la maison est prête. Elle s’est reposée. Vous avez été bonne de la recevoir, je vous remercie.

Il parlait à voix haute, comme pour être entendu de tous.

— Viens, dit-il à Reine, lorsqu’elle reparut avec Clémence, après être montée dans sa chambre, il est temps de rentrer chez nous.