Plon (p. 209-220).

XV


— Je vous le répète, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles… Bien que le jugement, comme je vous l’avais fait prévoir, ait été remis à huitaine, il n’y a pas de doute : l’affaire est au sac.

Ceci se passait au tribunal, le même jour, dans l’après-midi. L’avocat, Me Desfontaines, descendait avec Sourbets le grand escalier. C’était un des maîtres du Palais. Sous sa toque, posée un peu de côté, la tête était fine. L’ample robe s’ouvrait sur des jambes maigres. Tout en jetant, à droite et à gauche, des saluts affables et de brefs coups d’œil, il répandait d’une bouche diserte les félicitations que son client ne paraissait même pas entendre.

Il insista :

— Je vous assure que le jugement est acquis d’avance.

Encore échauffé par sa plaidoirie, il eût aimé reprendre certains points de sa démonstration. Mais la mine morose de Sourbets gâtait son plaisir. En vérité, cet homme jeune, solidement riche, « n’avait pas de cran ». Quel peu d’aisance dans son témoignage ! Certes, celui-là avait tout fait pour indisposer la cour avec son air de ne rien comprendre aux questions posées — c’était pour­tant clair comme le jour — et ce mouvement d’im­patience lorsque le juge avait relevé ses mala­dresses d’un mot incisif.

Sous le péristyle, ils s’arrêtèrent.

— Tout à l’heure, poursuivit l’avocat, lorsque l’affaire a été appelée, j’étais contrarié. Je ne vous voyais pas ! Mais, ayant rencontré M. Bernos en ville dans la matinée, j’ai bien pensé qu’il s’agis­sait d’un simple retard, et que vous l’auriez chargé de me prévenir si vous aviez été empêché.

Sourbets sursauta :

— Où l’avez-vous vu ?

Me Desfontaines eut l’impression qu’il venait de faire un impair.

— Je crois l’avoir aperçu vers dix heures. Je descendais du tramway. Le quai était très encom­bré. Comme il sortait du bureau de la Compagnie Transatlantique et marchait vite, l’air absorbé, il ne m’a pas vu.

À la grande surprise de l’avocat, Sourbets semblait cloué sur place. Ses veines se gon­flaient. Une couleur pourpre s’était répandue, sur sa figure.

— Est-ce qu’il était seul ? articula-t-il avec effort.

— Tout seul.

Sourbets lui serra brutalement la main et tourna le dos.

Les longues marches qu’il descendait lui sem­blaient soulevées par une houle. Le sang bourdonnait dans son cerveau encore étourdi par le renseignement inattendu, ses joues brûlaient. Il promena un regard vide sur la place, aperçut un kiosque où les magazines coloriés étaient suspendus. Une idée le frappa comme une balle. Il acheta un journal de Bordeaux et le déplia.

— Ah ! murmura-t-il, froissant la feuille avec une violence contenue, ils partent ce soir… Nous verrons cela.

À la page des annonces maritimes, il avait lu que le Lotus appareillait dans la nuit pour Casablanca.

Le flot des passants le bousculait. Sourbets s’en alla. Comme il marchait sur la chaussée, une auto faillit l’écraser, le chauffeur le traita d’ivrogne ; il le regarda, ne répondit rien. Ivre en effet, ivre d’une souffrance féroce qui coulait au plus profond de sa chair ! Depuis la veille, il avait cuvé sa jalousie. Le venin maintenant se répandait. Il souffrait, mais avec l’espoir de la vengeance. Ah ! ce misérable s’était flatté de lui prendre Reine ! « Halte-là ! » leur jetterait-il. Le droit, la force, tout était pour lui. Elle était sa femme.

Il s’était engagé, près de la cathédrale, dans une vieille rue et marchait comme un somnambule, parlant seul, avec des gestes qui faisaient les passants se retourner, lorsqu’il aperçut la vitrine d’un armurier. C’était le magasin où les Sourbets achetaient, de père en fils, leurs fusils de chasse. À défaut de sa volonté consciente, quel instinct l’y avait conduit ? Il y avait une rangée d’hammerless devant la devanture, et aussi des revolvers couchés sur une étagère couverte d’une étoffe rouge, à côté de carniers, de colliers de chien et de gourdes revêtues de paille clissée.

Sourbets entra.

— Je voudrais un revolver.

Il en choisit un et exigea de descendre à la cave pour l’essayer. Une détonation… une autre ! Il glissa dans sa poche l’arme encore chaude, qui sentait la poudre, paya et sortit. Il semblait violent et mauvais. L’armurier, un vieil homme débonnaire, à cheveux blancs, chaussé de pantoufles, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte, le regarda traverser la rue.

Immobile, alourdi par la cargaison, le Lotus engouffrait les derniers colis dans ses larges flancs de bête repue. Toute la journée, les grues avaient balancé sur le pont des grappes de caisses, du geste raide de leur bras de fer. Maintenant la brume montée après le coucher du soleil noyait de ses nappes la ville et le port. Les feux semblaient détrempés. Les passagers, chargés de valises, se hâtaient vers la passerelle.

Derrière un wagon, fantôme dans la buée trouble, un homme attendait. Bien avant l’heure de l’embarquement, il avait dîné dans une louche auberge du quai. « À pied-d’œuvre », se disait-il. Autour du comptoir en zinc, les débardeurs vidaient de gros verres. Le bar sentait l’alcool et la sueur.

Une fille lui avait servi la soupe et des œufs sur une table griffée de coups de couteau. Il s’était assis au fond, en face de l’entrée ouverte, couvant de l’œil la longue ruche horizontale, couronnée du blême échafaudage de ses passerelles, qui émergeait dans le brouillard. Tout en lui était net et résolu. Il avait bu une bouteille d’un vin noir qui râpait la langue et chauffait le sang : une force animale le remplissait.

Les voitures chargées de malles — taxis, vieux coupés — se succédaient devant le hangar de la Compagnie Transatlantique. Quelques falots éclairaient la file estompée des gens qui montaient à bord : militaires, jeunes filles en manteau de voyage, surchargées de châles et de romans, coloniaux transportant des chaises pliantes, familles affairées. Entourés d’amis, qui les accompagnaient jusqu’à leur cabine, se répandaient sur le pont et dans les salons, les passagers prenaient d’assaut, avec un bourdonnement continu, cette citadelle pacifique, plantée droit dans l’eau, encore accostée au quai, mais débordante de lumière, sa double cheminée respirant un souffle de feu, et l’avant tourné vers les grands espaces invisibles, l’estuaire, le large, les nappes dansantes de l’Atlantique.

Dans ce brouillard où les figures se distinguaient mal, Sourbets se sentit mordu par la peur. Les affres de l’attente lui serraient la gorge. En pleine force, torturé, impatient d’en finir coûte que coûte, il redoutait que sa vengeance lui échappât. L’écoulement humain était si rapide. Plusieurs fois déjà, l’apparition d’un visage, d’une silhouette lui avait martelé le cœur. En vain ! Il se rapprocha et dis­parut dans un groupe massé devant le hangar, large haie vivante, à une place obscure.

Il y avait là, cachés dans l’ombre, des couples enlacés, répandant une sorte de sourd murmure qui pénétrait cette nuit d’une chaleur humaine. D’éphémères plaisirs, des amours de passage se dénouaient ; des ménages se disaient adieu. Tout contre Sourbets, une jeune femme, simplement vêtue, sanglotait sur l’épaule de son mari.

Il se détourna :

— Quelle comédie !

Le temps passait. Les arrivants se faisaient plus rares. Au bas de la passerelle jetée entre le quai et le paquebot, un famélique sergent de ville les dévisageait ; et, à son côté, un douanier obèse. Sous un réverbère, une fille allait et venait. Le point de feu de sa cigarette dansait dans la brume. Du col de fourrure, dégrafé sur sa gorge nue, surgissait une fine tête d’Espagnole, nerveuse, impudente, riant de toutes ses dents au sous-officier qui l’ac­compagnait.

Adossé au mur du hangar, Sourbets se rongeait :

— S’ils étaient passés sans que je les aie reconnus !

Mais c’était impossible. Dans les ténèbres mêmes, un instinct puissant l’eût averti. Il aurait flairé leur présence. Il les aurait vus.

— S’ils ne venaient pas !

Tout à coup il se sentit pâlir, puis brûler. Les muscles de sa face s’étaient tendus. Un homme, portant une valise, contournait le wagon de marchandises.

Sourbets avait plongé sa main dans la poche de son pardessus.

L’homme, un instant caché, venait de reparaître. Il traversait un espace éclairé. Sous le feutre baissé, c’était bien ce masque de rapace, aux lèvres serrées.

Le dur regard scrutait ses traits. Il avait maigri. Il avait la mine d’un pauvre qui n’a pas mangé. Un air de fièvre ravageait son visage creux. Absorbé par une sorte de vision intérieure, comme quelqu’un qui n’espère plus rien, qui n’attend personne, il reprenait haleine au pied de la passerelle.

Si Germain avait cédé à son impulsion, il lui eût sauté à la gorge : « Canaille… misérable. » Mais sa main refermée sur le revolver s’affaissa soudain.

Adrien montait seul à bord.

Bernos n’avait pas reparu à l’hôtel dans l’après-midi. Les démarches à faire, avant le départ, et quelques achats l’avaient occupé. Surtout il entendait laisser à Reine l’impression de la liberté. L’emmener de force, il ne fallait pas y songer. Quel droit avait-il ? Et, à insister, il perdrait tout.

« Que je puisse lui dire plus tard qu’elle seule a choisi, » se répétait-il, songeant à l’avenir qu’ils auraient à vivre. De cet avenir, il voulait s’assurer les clés. Depuis l’explication de la nuit dernière, il jugeait mieux Reine. Il se rappelait son changement d’attitude lorsqu’il lui avait parlé fermement, avec netteté, à la fin de leur entretien. Elle s’était levée. Il avait été frappé de l’expression de son visage, grave et simple, rayonnant d’une loyauté qui semblait dénuder son âme. À cet instant, il l’avait senti, sa décision était prise. Son front, dont il aimait la forme charmante, ses yeux enthousiastes et purs, l’avaient reflétée. Il y avait dans ce regard la lumière d’une vie nouvelle.

Tout en passant d’une rue dans l’autre — il fallait bien acheter en hâte une valise, du linge et quelques effets — il analysait froidement ses chances :

« Un autre aurait peut-être avoué… eût plaidé l’amour ? Quelle maladresse ! Un homme qui s’accuse devant une femme reste diminué pour toujours. Qu’elle ait vu clair dans beaucoup de choses, dans la lettre même, qu’est-ce que cela fait ? Rien n’est prouvé. J’ai dédaigné de me défendre. Qu’elle entre résolument dans la voie ouverte, et je ne suis plus l’imposteur qu’elle a flétri… je suis le rival audacieux qui l’a délivrée ! »

Il avait conclu :

« En toutes choses, il n’y a que le succès qui compte. Le succès final ! La dernière manche ! Que Reine parte avec moi et Germain s’effondre ! Une nature violente mais faible au fond… C’est avec sa femme que la partie était difficile. »

Malgré l’idée fixe de sa supériorité, d’autant plus vivace qu’elle lui avait tenu lieu de tout ce qu’il ne possédait pas, fortune, bonheur, considération, il se rendait compte que son pouvoir sur Reine avait chancelé. Mais, à la fin, il avait fait un rappel intense de son énergie pour le rétablir. La pensée qu’elle pouvait aimer son mari de quelque manière ne lui venait pas. Il se sentait nerveux, mais sûr de l’emporter, parce qu’il avait joué à découvert. Avec elle, si fière, c’était la seule conduite à suivre. Même après qu’il avait touché le fonds solide de cette nature, le fonds hérité d’une bonne race, loyale et droite, passionnée d’honneur, il croyait encore que l’imagination chez elle serait la plus forte.

C’était à ce point qu’au moment de rentrer à l’hôtel, à l’heure du dîner, il ne s’inquiétait plus que des formalités du départ. Avait-elle emporté des papiers ? Non, certainement ; en tout cas, elle n’avait pas de passeport. Mais, une fois montée sur le paquebot, dans le flot des parents et des amis qui accompagnent les passagers, elle y resterait. Il paierait d’audace ! Son beau-frère, qui faisait le commerce des bois, et allait au Maroc deux fois par an, s’était lié avec le capitaine du Lotus. Quand on serait en mer, il s’expliquerait.

Dans le bureau de l’hôtel où la gérante, Mme Duluc, se trouvait seule, feuilletant une revue devant la table, il s’était promis de ne poser aucune ques­tion. Mais, à peine avait-il jeté les yeux sur la note, qu’une exclamation monta à ses lèvres. Il la retint, parut réfléchir.

— Est-ce qu’il y a une erreur ? demanda Mme Duluc, une petite femme nette et soignée, d’un ordre méticuleux, qui avait vu sa bouche se crisper.

La sonnerie du téléphone les interrompit.

Quand elle raccrocha le récepteur, il avait repris son air impassible.

— C’est deux chambres que j’avais retenues cette nuit, dit-il, le doigt posé sur la facture.

— Oui, monsieur, répliqua-t-elle, satisfaite que l’erreur fût déjà rectifiée, mais la dame qui est partie cet après-midi a payé la sienne.

Elle avait ouvert le tiroir de sa table.

— Cette dame a laissé une lettre pour vous.

Lorsque Bernos arriva devant le Lotus, il y avait trois heures que ces choses s’étaient passées. Il n’avait plus la notion du temps. Il était à vif. Pour ne pas revenir sur sa décision et partir quand même, partir sans elle, il avait fait un effort presque mécanique. Maintenant, appuyé à une rampe, au-dessus du quai, il n’acceptait pas encore d’être hors de combat. Saccagé, il n’avait pas brûlé toutes ses réserves d’énergie nerveuse. C’est qu’il était de ces coureurs qui roulent à terre, une veine rompue, en touchant le but ; non point de ceux qui abandonnent !

La nuit passait. Le brouillard, poussé par un faible vent, était moins épais, et l’on voyait ses nappes claires glisser sur la lune. Dans leur cabine, les passagers s’étaient couchés, pressés de dormir, comme on fait un bon repas avant le départ en prévision des fatigues prochaines et du mal de mer. Il n’y avait plus qu’un homme sur le quai désert — une forme massive, arrêtée dans l’ombre du hangar.

Plusieurs fois, les yeux aigus de Bernos, qui fouillaient la brume, avaient cru distinguer cette silhouette immobile. Un malheureux, sans doute, un désespéré, qui ne voulait pas rentrer chez lui, ayant choisi pour refuge la solitude sinistre du port !

Un peu après minuit, comme Bernos, toujours surexcité, marchait sur le pont, Sourbets se coucha dans sa voiture. Derrière des ballots de peaux de moutons qu’une bâche nappait de ses grands plis raides, cette petite auto familière éveillait l’image de la maison, de toutes les choses qu’il avait quit­tées. Il s’y jeta, ankylosé, et sombra dans un lourd sommeil.

Quand il se réveilla, le ciel pâlissait sur les coteaux et un bruit d’eau remuée s’élevait avec force dans le silence. Le Lotus partait. Il se pen­cha hors de la capote, distingua la silhouette soli­taire de l’émigrant qui avait failli mourir de sa main. Sa haine semblait morte. La veille au soir, quand Adrien s’était avancé en pleine lumière, il avait vu sur sa figure tous les stigmates des pas­sions déçues.

Le jour se levait. Derrière le paquebot qui fen­dait le fleuve, haut et puissant, un sillage superbe s’élargissait où dansaient les barques légères, les barques des pauvres, que le remous semble jouer à culbuter, de sa large épaule.

Jusqu’au dernier moment, Adrien, adossé au bastingage, avait tenu bon. Mais lorsqu’il avait entendu monter, profond et rythmé, le chant des hélices, la sensation aiguë de sa douleur le déses­péra. Il y avait en lui un homme affolé qui aurait voulu revenir en arrière, sauter sur le quai, un homme auquel il ne cédait pas. Il entrevit la soli­tude de la traversée, le désert de l’exil ; l’angoisse d’aller en sens inverse de ses passions, de ses désirs, toujours plus loin de ce qu’on quitte ! Mais comment serait-il resté ! « Vous partirez, j’ai votre parole, » avait écrit Reine. Elle l’avait traité en honnête homme. Il avait promis. Il payait. À tra­vers son épuisement, il sentait monter comme un arôme la pensée que sa défaite en était lavée.