Plon (p. 163-172).

XII


Adrien avait marché tout l’après-midi, en cher­chant sur le bord du Ciron les sentiers solitaires où s’enchevêtrent le lierre et les clématites. Les sentiments qui, depuis des mois, occupaient son cœur, étaient arrivés à leur paroxysme. Le moment d’agir avait sonné. Il lui fallait tenir sa vengeance : jamais énergie plus impitoyable ne fut mise au service d’un esprit plus froid.

« Ah ! songeait-il, imaginant l’orage amassé sur la petite maison solitaire, on peut s’en remettre à Germain du soin de tout briser. » Repassant dans son esprit les entrevues de ces derniers jours, il se félicita de l’empire qu’il savait garder sur soi-même ; avec la vivacité d’impressions qu’il avait distin­guée chez Reine, une imprudence de sa part aurait pu tout perdre. À plusieurs reprises, ne l’avait-il pas sentie hésitante, agitée de scrupules qu’elle ne montrait pas !

« Il ne reste plus qu’à l’attendre », se répétait-il, réprimant l’impatience qui crispait ses nerfs.

Tout ce qui arrivait, lui-même l’avait préparé dans l’ombre. Ce serait sa cruelle vengeance de prendre à Germain sa femme pour l’abandonner. Encore deux ou trois jours peut-être, et il serait libre de recommencer sa vie ailleurs, délivré de la passion amère qui l’avait rongé jusque dans ses os. Que ferait-il ? Quelle voie désormais deviendrait la sienne ? Tout cela n’était que secondaire, auprès de l’idée fixe qui creusait un pli vertical dans son grand front jaune.

Lorsqu’il reparut dans le bourg, la nuit était tout à fait tombée. Comme rien n’avait sans doute transpiré de ce qui s’était passé au moulin, il s’ap­pliquait à n’éveiller aucun soupçon. Le maréchal devait raconter bien des fois que son locataire s’était arrêté à la forge comme de coutume. À travers la nuée d’étincelles rouges, qu’il arrachait à coups de marteau d’une barre de fer incandes­cente, cet homme ne remarqua pas qu’Adrien eût l’air agité ou préoccupé ; ni l’apprenti qui tirait la chaîne du soufflet : « Il avait sa figure ordinaire ; c’était un garçon bien tranquille, mais un peu sournois. » La femme prétendit plus tard s’être doutée de quelque chose ; « Quand il est entré dans la cuisine, et a voulu payer son loyer, je lui ai demandé quelle mouche le piquait. On n’était que le 20 novembre et il « réglait » habituellement à la fin du mois. » Elle l’avait trouvé pâle, comme exté­nué ; mais ce qui ne l’avait pas frappée tout d’abord, et qu’elle se rappela par la suite, c’est que lorsqu’il avait tiré un billet de son portefeuille, ses doigts tremblaient.

Jusqu’au dîner, Adrien s’était enfermé dans sa chambre. Une lampe à pétrole éclairait sur la table un buvard ouvert ; il le visita minutieusement ; dans une des pochettes, une feuille de mauvais papier quadrillé était couverte d’une singulière écriture informe et tremblée. Il la dévora des yeux, retrouvant l’étrange volupté qu’il avait éprouvée en rédigeant à cette place la lettre ano­nyme. Mais quelle honte si une telle infamie était découverte : il jeta la page dans le foyer et la fit flamber.

« Eh ! quoi, pensa-t-il, qu’est-ce que je risque ? Qui pourrait croire que j’avais intérêt à nous dénoncer ? Tout le monde rabâchera que je lui ai pris cette femme parce que je l’aimais. » Comme si c’était par folie, ou par caprice, qu’une nature trempée comme la sienne déclenchait ses actes ! Mais sait-on jamais si l’on n’est pas dupe ? Une joie secrète faisait courir dans ses nerfs tendus à se rompre un frisson de fièvre. L’image de Reine hantait son esprit. Il se figurait son trouble, son état affreux, et la totale victoire où sa soif serait apaisée. Impossible de démêler quelle était la part des sentiments qu’elle lui inspirait ! Parfois, perdu dans une rêverie presque inconsciente, il jouissait de cette obsession féminine mêlée à sa vie : était-ce sa beauté qui le touchait, ou bien son âme, ce charme des êtres qui n’ont ici-bas cherché que l’amour ?

Il repoussa le buvard sur la table encombrée de livres, aperçut Dominique qu’elle lui avait rendu. Il l’ouvrit, le feuilleta avec une sorte d’avidité. Que cherchait-il ? Celle qui s’était penchée sur ces pages brûlantes n’avait point de ruses. Mais un léger parfum qui imprégnait le volume le bouleversa. Aucune parole n’aurait eu le pouvoir, qu’avait cet arôme, de réveiller en lui des sensations intimes et profondes, lui rendant presque la présence de la jeune femme qu’il imaginait, à cet instant, dans la petite maison où la fureur de l’homme traqué devait retentir : « Elle a refusé de se mettre à table ; elle est assise dans le noir, toute seule, le visage en feu… À qui se donnerait-elle, si ce n’est à moi ? »

Adrien s’était levé, marchait dans la chambre, en proie à l’agitation qui cherche à tromper, aux heures de crise, le besoin d’agir. Seule la lettre anonyme lui était pénible. Il se rappelait quelle honte mêlée d’ivresse mauvaise l’avait inondé, devant sa table, comme il assemblait les mots grossiers et défigurés que son imagination cherchait dans la boue. Et c’était elle qui en recevrait les éclaboussures ! Elle ! la seule femme qui l’eût regardé avec douceur ! Sur ce champ de bataille qu’est une famille déchirée de haines, fallait-il qu’elle fût précisément la première victime, jetée d’ailleurs par les réactions rapides de son cœur au milieu des coups.

« Mais quoi ! protesta-t-il, étouffant cette lueur de conscience qui risquait d’affaiblir au moment décisif l’appétit de vaincre. Est-ce qu’on a eu pitié de mon père ? Il n’y a ici-bas que deux races d’hommes, les forts et les faibles. Qui donc s’in­quiète dans la lutte du choix des moyens ? Que l’armée dise : « À la guerre comme à la guerre, » ou le commerce : « Les affaires sont les affaires, » c’est toujours la même horreur du sentiment qui, d’avance, fait tout échouer. Et moi, je laisserais échapper la joie du triomphe ! Affamé, je regar­derais les autres se mettre à table ! » Est-ce que ce n’était pas avec sa vie même que ces choses avaient commencé ; tout ce qui restait d’une enfance dou­loureuse au fond de son être en était pétri, assi­milant pour l’éternité ces sensations violentes d’in­justice, cette haine de vaincu où les passions déve­loppent leurs fortes racines.

Comme son agitation se calmait un peu, il sen­tit brusquement la faim. Après un regard jeté dans la chambre, il alluma son briquet, abrita la flamme dans ses doigts et descendit le raide escalier de bois. Dans la cuisine, le dîner devait s’avancer ; il entendit un bruit de vaisselle remuée, étouffa le bruit de ses pas et se glissa dans le potager.

La maison du maréchal se trouvait à l’extrémité du bourg, au bord de la grand’route ; un hangar construit au fond du jardin, et encombré de vieilles charrettes, de roues à réparer, de divers outils, ouvrait par derrière sur un chemin peu fréquenté, qui filait vers les bois au milieu des prés. Adrien suivit une petite allée d’arbres fruitiers. La lune ne devait se lever qu’au milieu de la nuit, mais ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité.

Lorsqu’il arriva près du portillon, une ombre se détacha du hangar, s’avança vers lui.

— Non, dit Reine, ce n’est pas lui qui m’a chassée. Mais il était fou de colère. Je n’ai pas pu supporter la pensée de le revoir, d’entendre ces horribles choses. Il me croit coupable. Je suis partie.

Il essayait de la consoler, mais elle l’écarta :

— Vous voyez, je n’ai pas voulu m’en aller sans vous dire adieu. Je me reproche tout ce qui arrive. J’ai été imprudente, faible… J’avais le goût de votre amitié. Et maintenant, c’est à cause de moi que vous allez quitter ce pays.

Elle étouffait de douleur et d’une angoisse infinie que la nuit où ils s’enfonçaient augmentait encore. Il y avait dans le petit chemin des trous d’eau et des ornières où elle trébuchait ; elle faillit glisser, se trouva presque dans ses bras, l’écarta de nouveau.

« Comment, pensait Adrien stupéfait, elle se donne tort ! »

Il laissa retomber son bras, se sentit mécontent et embarrassé. Les réactions de Reine l’étonnaient toujours. Aurait-il même imaginé qu’elle pût garder, à une pareille heure, cette âme vibrante de douceur et d’humilité ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, dit-il brièvement. Il ne faut plus penser au mal qui est fait. Vous avez eu raison de partir. C’est un homme dur, qui ne vous a jamais comprise…

Elle eut un gémissement qui arrêta sur ses lèvres le flot de rancune. Il s’interrompit. À bout de forces, elle avait distingué dans l’obscurité une barrière à claire-voie peinte en couleur blanche, et s’y appuyait. Sa robe souillée d’eau et de boue collait à ses jambes. Était-ce bien elle, jusqu’à ce jour parée d’une fierté charmante, qui n’était plus qu’une femme sans asile, tremblante de faim, de froid et de fièvre, et errant dans la nuit comme une vagabonde ? Ce fut alors qu’elle eut, pour la pre­mière fois, le sentiment de sa déchéance.

« Qu’importe ! pensa-t-elle douloureusement. » Que lui faisait, à cette heure, le mépris de tous ? Il ne lui restait plus qu’une issue : s’enfuir aussitôt et demander un refuge à Clémence qui, seule, la croirait. Tout au moins, son esprit surexcité ne voyait rien d’autre. Une crise de larmes la secoua, puis une quinte de toux, qui éveilla dans son côté droit des douleurs aiguës.

Adrien protesta avec amertume.

— Vous vous faites mal.... Cet homme n’en vaut pas la peine.

Il s’était accoudé près d’elle, à l’extrémité de la barrière. Un brouillard fade montait des prés. Ils parlèrent longtemps dans la nuit. « Non, répé­tait-il, vous ne trouverez pas une carriole et un cheval à cette heure. C’est de la folie. » Mais une idée se formait dans son esprit, qui le faisait frémir d’une immense joie.

— Venez, dit-il, c’est moi qui vais vous accom­pagner.

Sa motocyclette était garée au fond du hangar. À tout hasard, il y avait l’avant-veille fait fixer un second siège. Adrien alluma une lampe élec­trique qui éclaira des roues et les mancherons d’une charrue. Reine se taisait, se laissait con­duire. Elle semblait n’avoir plus conscience de rien.

Le ronflement de la motocyclette sur la route sombre la tira de sa rêverie. C’était fini. Elle était emportée dans la nuit vers une vie nouvelle. Vers quel gouffre noir ? Un pinceau de lumière éclairait devant eux des talus de bruyère qui paraissaient fuir. Dans une heure, et peut-être moins, la ten­dresse de Clémence serait son refuge. Qu’impor­taient les apparences, et ce que pourraient inventer la méchanceté et la calomnie ! De toute son âme, cette enfant passionnée tendait vers la paix. Certes, elle avait été imprudente. Son amitié pour Adrien l’avait égarée. Mais qui aurait le droit de la con­damner ? Savait-on la tyrannie de Germain, et la solitude dans laquelle il la faisait vivre ? Est-ce qu’un peu de sympathie n’était pas seule capable de la ranimer, au long des journées interminables, où le regret de l’enfant perdu tourmentait son cœur ? Puisque tout était maintenant dans sa vie sali et gâché, elle s’abandonnait, en aveugle, aux événements, jouissant comme d’une dernière dou­ceur de cette course nocturne auprès de l’ami qu’elle allait quitter pour toujours.

— Où sommes-nous ? avait-elle demandé à plu­sieurs reprises.

Adrien ne répondait pas. Était-ce que la tré­pidation de la motocyclette ne permettait pas d’entendre sa voix ? Elle avait tourné la tête, aperçu le visage creusé et tendu d’un homme inconnu. Une angoisse confuse lui serra le cœur.

Que chaque tour de route l’éloigne de La Renar­dière et la précipite vers sa perte, elle ne le sait pas. Épuisée, elle s’est confiée d’un élan profond ; comme tant d’autres qui s’illusionnent, les yeux fermés, elle a cédé au désir éternel d’être protégée. Qu’elle est puissante, notre soif infinie de consola­tion, pour que cette jeune femme endolorie soit emportée, le visage clos, encore ignorante de la route prise ?

Au-dessus d’elle, Adrien exulte d’une fiévreuse joie. Il ne songe plus à sa vengeance. Le bonheur d’emmener Reine dans cette course folle éclipse à ses yeux tout autre sentiment. Dans l’étroit fauteuil, elle semble blottie, et il ne voit qu’une nuque blanche entre le col et l’écharpe de gaze qui couvre sa tête. Une toute jeune femme, presque une enfant, mais si courageuse ! Adrien eut la sensation que sa poitrine s’élargissait ; il leva un regard vers le ciel fourmillant d’étoiles et traversé de longues pistes phosphorescentes, puis l’abaissa de nou­veau sur Reine : toute à sa merci, tressaillante, elle était la proie précieuse que la vie lui avait livrée. Il l’avait prise. Il la garderait. Lui qui avait ruminé à froid, dans l’aridité d’un cœur sec, le cruel plaisir de l’enlever à Germain pour l’abandonner, il découvrait qu’un charme l’avait envahi, que son être subissait presque à son insu, et qui faisait ce miracle d’éveiller une jeunesse morte.

La tête baissée, le masque réduit par la volonté qui faisait saillir ses mâchoires, il respirait à longs traits les odeurs de la nuit et lançait sa machine trépidante avec l’ivresse du coureur qui sait le but proche. Dans l’arcade profonde des orbites, ses yeux étaient fixes. Des villages endormis passaient, des vignes, des champs, et la réverbération des lumières d’une grande ville à l’horizon blanchissait le ciel.