Plon (p. 148-163).

XI


Reine venait de rentrer et ferma sans bruit la porte du salon. Comme elle suspendait dans sa chambre son manteau humide, Génie souleva la portière :

— Madame s’est mouillée ?

La jeune femme ne répondit pas. Il semblait que les paroles mettaient du temps à lui parvenir. Lorsqu’elle s’assit sur une chaise basse en tapisserie et se pencha, pour défaire les lacets de ses chaussures, la paysanne s’agenouilla sur le tapis.

— Laisse donc, Génie !

Génie retirait les bottines alourdies d’argile ; sa tête flétrie, bien prise dans le foulard qui serrait ses tempes, se penchait humblement pour ne rien voir. Quels jours elle passait, la pauvre vieille, avec l’idée que la jeune femme allait se perdre ! Qu’il n’y eût pas de mal dans ces rendez-vous, elle le savait bien ; elle l’avait suivie assez souvent, courbée dans les ronces et dans les ajoncs. Mais qui le croirait ? Et quel but poursuivait ce méchant garçon ?

Navrée, elle n’osait plus lever les yeux sur le pur visage qu’elle aimait tant. Si les mauvaises femmes cachent leur jeu, Reine, certes, ne savait pas : tout la trahissait, la couleur qui remontait à sa bouche pleine, et sous les longues et douces pau­pières, aux cils délicats, les expressions mobiles de joie vive et d’inquiétude. La veille encore, ne l’avait-elle pas aperçue, agitée, en larmes, allant et venant au fond du jardin ? Que faire ? Des siècles de passivité et de patience la courbaient toute, comme s’inclinent devant l’orage, consternées, muettes, les faces paysannes ; ce qu’elle avait sur le cœur, elle ne le disait pas, gardant jusque dans ses moelles le respect des maîtres ; mais elle avait pris les minces pieds mouillés et les réchauffait avec amour dans ses vieilles mains.

Reine eut enfin conscience de l’humble caresse ; elle tressaillit, retint un sanglot.

— Donne-moi une robe… la verte, en tricot.

Quand elle fut habillée, elle s’assit au salon et se prit la tête à deux mains. Une semaine ! Il y avait déjà toute une semaine qu’elle ne vivait plus que pour ce bonheur savouré en hâte, toujours mélangé. Le premier jour, à peine arrivée à cet endroit mal débroussaillé, où quelques chênes enguirlandés de lierre ont un air si vieux et presque sacré, elle avait eu honte d’être venue. Non point qu’elle eût d’arrière-pensée. Mais c’était comme une rumeur sourde dans sa conscience, une résistance venue de très loin, montée en elle de tout un passé.

Ces bords du Ciron paraissaient déserts ; à peine entendait-on sous les branches, à travers des épaisseurs de feuilles qui se rejoignaient, un roulement d’eaux. Le moindre bruit derrière elle la faisait tressaillir. Si quelqu’un survenait, que penserait-on ? Le temps passait. Adrien ne paraissait pas. Et insensiblement tout s’était effacé, remords, inquiétudes, dans l’unique crainte de ne pas le voir. Bien après deux heures, alors que tout espoir était perdu, elle ne se résignait pas à quitter la place. Plus que la fatigue, l’accablait cette déception aiguë de la femme qui a attendu, désiré en vain, et se sent plus fort attachée à ce qui lui demeure inaccessible.

Si Adrien avait été fidèle à ce rendez-vous dès le premier jour, sans doute lui eût-il été moins pénible de renoncer. N’était-elle pas prête à lui dire que c’était la dernière fois ? Il lui en coûtait trop de dissimuler. Mais la tactique habile et prudente qu’il avait adoptée renversait les rôles.

« Ah ! songe Reine, si je n’étais pas venue, il aurait pensé que je manquais de confiance ou de caractère. C’est son défaut d’être susceptible. » Elle se rappelle son battement de cœur, le troi­sième jour, lorsqu’elle l’avait aperçu de loin, arrêté parmi de grandes fougères. Il était adossé à un chêne, la tête baissée. Elle découvrait de trois quarts son front vaste et haut, creusé d’une ride à la naissance du nez crochu, sa bouche longue et mince. Les mâchoires serrées donnaient au visage quelque chose de souffrant et de contracté. Comme elle surgissait, il s’était brusquement déta­ché de l’arbre, avait fait quelques pas vers elle : sa physionomie, perdant l’expression tendue qui l’avait frappée, n’exprimait qu’une surprise un peu ironique :

— Je me demandais si vous viendriez.

Sa voix était sèche, presque mordante, mais elle voyait brûler dans ses yeux un violent plaisir.

Quelques souches de pin couchées dans un petit rond-point les attirèrent. Ils avaient fait quelques allées et venues dans l’odeur des fougères roussies par l’automne, puis s’étaient assis. Adrien creusait le sable gris du bout de sa canne. Ne craignait-elle pas que Germain fût informé de ses promenades ? Reine secouait la tête. Depuis cette scène qu’il lui avait faite — et elle raconta leur désaccord, le départ pour Dax — son autorité se relâchait : il s’en allait des journées entières, il la laissait libre. C’est à ce moment qu’elle avait faiblement montré ses scrupules : puisqu’il lui témoignait plus de confiance, elle ne devait pas en abuser. Il y avait dans le mensonge une bassesse qui lui répu­gnait.

Mais déjà Adrien l’interrompait :

— Si vous regrettez, je pars tout de suite.

Le tressaillement de ses muscles, au coin de sa bouche, l’avait effrayée.

— Qu’est-ce que vous dites ?

Déjà elle cédait à la crainte de l’avoir froissé. Sa main s’accrochait à sa manche, le retenait, pour qu’il fût forcé de se rasseoir. C’était son malheur que ce tempérament fait pour sentir les moindres nuances de froideur, de mépris ou d’affection.

— Je vous en prie, avait-elle continué, trop sin­cère pour dissimuler le plaisir qu’elle éprouvait à son côté.

Adrien, apaisé, allumait une cigarette. Certes, elle n’avait rien redouté de ce tête-à-tête dans un bois désert ; mais sa parfaite maîtrise de lui-même la désarmait, donnant à ses remords une vague couleur de niaiserie. Jeune femme délicate, elle se refusait, dans sa pudeur fière, à faire sentir le prix de sa présence, et tout ce qu’une démarche si sin­gulière représentait de sacrifices à leur amitié.

Pendant cette semaine, il était revenu presque tous les jours : fidèle, mais non point exact, éprou­vant sa patience par des attentes qui l’humiliaient. Devinait-il que l’empressement sans doute l’eût lassée ? L’avantage qu’il avait su prendre dès le premier jour, comme il excellait à le garder ! Moins rebelle à ses secrets désirs de tendresse et d’épan­chement, il n’eût point conservé, aux yeux de Reine, le prestige de l’homme qui se possède, ne demande rien, et semble même dédaigner d’avance toutes les tentations, fortifiant à chaque ren­contre l’idée supérieure qu’elle se formait de son caractère.

Mais, sous sa réserve, elle sentait filtrer une ardeur de sentiment qui faisait le charme de leur entente ; par une contradiction qu’elle ne voulait pas approfondir, ni même s’avouer, elle en épiait les signes furtifs, gagnée par ce plaisir d’être recherchée, admirée peut-être, qui bouleverse chez les plus pures un monde engourdi — plaisir incom­parable, d’une brièveté saisissante, qui se consume infailliblement dans les exigences et la flamme qu’il a allumées.

Chaque jour, elle arrivait la première au rond-point désert, s’asseyait sur une souche, un peu oppressée. Au début, cette brève rencontre lui avait suffi. Mais le besoin qu’elle avait de voir Adrien grandissait sans cesse ; une sorte de soif insatiable, qui lui faisait un cœur agité et insatisfait. Ils causaient maintenant comme s’ils s’étaient connus depuis leur enfance ; lui, volontaire et circonspect, enveloppant d’intérêt affectueux des questions adroites ; elle, débordant auprès de lui d’idées et de souvenirs.

Que d’heures elle avait passées, étendue sur un canapé au fond du salon, ne pouvant s’occuper d’autre chose que de ces impressions si vives et de ses remords. Bien qu’il n’y eût rien dans leurs rapports de répréhensible, elle avait conscience de ses torts. Dieu ! lorsqu’elle entendait le pas de Germain dans le corridor, ses nerfs se nouaient. Son visage pâlissait sous les larges ondes de ses cheveux. Elle restait immobile, retenait son souffle.

Germain était resté enfermé dans son bureau tout l’après-midi. Les grossièretés de la lettre ano­nyme continuaient de bourdonner à ses oreilles : « Ou’est-ce que cela prouve ? » se répétait-il, cédant au besoin d’apaiser un peu sa souffrance. Mais au fond, quelle disposition à tout mettre au pire !

Il s’était fait apporter les registres, le copie de lettres et les examina, dans le vague espoir d’y trouver quelque irrégularité qui lui eût permis de perdre Adrien. Mais la surexcitation qui succède à un choc moral ne lui permettait pas de fixer son esprit : il tournait les feuilles, ne comprenait rien ! Trois mois avant, pour beaucoup moins, l’ombre d’une ombre, il eût trouvé à accabler Reine un soulagement. Il se fût délivré avec éclat de la colère qui l’étouffait. Et voici que la seule pensée d’abor­der avec elle un pareil sujet lui inspirait une répugnance insurmontable. La chasser aussi ? Il y avait songé à plusieurs reprises, s’était repu de son humiliation. Mais ensuite ! Il regardait devant lui, avec une étrange sensation de vide, comme si un vertige lui ôtait la vue de la route à suivre.

Le soir, avant de quitter la fabrique, il passa dans les ateliers et donna ses ordres. Le départ d’Adrien était-il connu ? Il lui sembla qu’on le regardait d’un air singulier. Parmi tous ces gens, hommes et femmes, qui épiaient les signes de la crise, quel était le misérable qui avait écrit la lettre anonyme ? Il songea à une vieille ouvrière dont il avait renvoyé le fils ; à telle autre, petite, grima­cière, que l’on disait venimeuse comme une vipère. Il l’aperçut dans le magasin d’emballage, faillit marcher brusquement vers elle ; mais il se contint, détourna la tête. À deviner derrière lui un attrou­pement de langues pointues, une rumeur d’insultes, il se sentait les jambes coupées ; par un bizarre effet de l’imagination, sa figure aussi lui faisait mal, comme si le coup de poing de la douleur l’avait marqué en plein visage.

Lorsqu’il traversa le bureau d’Adrien, l’irrita­tion qui remonta soudain en lui ranima un moment ses forces. Il ferma sa porte, resta appuyé contre le chambranle ; ensuite, avec lassitude, se jeta sur le canapé. Il n’éprouvait plus que le désir de voir Reine. Par un recul instinctif de la nature qui se dérobe, et cherche une issue, dans les moments de grande souffrance, il réclamait d’être convaincu que tout cela n’était que mensonges. Mais s’il n’y croyait pas, pourquoi avoir sur-le-champ chassé Adrien ? Un homme qui se défend ne raisonne guère. Il passa la main sur son menton mal rasé, se mordit la lèvre : il était fatigué. Cette secousse l’avait plus vieilli que n’auraient fait des années entières.

Une heure plus tard, comme la nuit était tout à fait tombée, il se décida enfin à rentrer, regarda sa montre. Si Reine l’avait vu à ce moment, peut-être aurait-elle découvert sur son visage une expression qui l’eût étonnée. Devant des événe­ments qui le dépassaient, quel vieux levain de christianisme ou quelle obscure fatalité annihilait en lui des instincts violents ? Cette femme qu’il aimait, qu’il voulait garder, il ne l’interrogerait même pas. Maintenant qu’Adrien était parti, l’un et l’autre respireraient : une vie nouvelle allait commencer. C’était l’heure où une nature primi­tive, qui n’a jamais compté que sur sa force, découvre à tâtons quelque chose d’autre, un peu de bonté, ce filet d’émotion profonde d’où naît le pardon.

Lorsque son auto approcha de la maison, il vit le salon éclairé. Reine était assise devant le piano. À travers les rideaux de la porte-fenêtre, il dis­tingua sa silhouette : elle jouait en sourdine un morceau qu’il ne connaissait pas ; toujours il avait professé que la musique l’ennuyait et ne se don­nait pas la peine d’écouter. Mais ce soir il s’arrêta devant le portail. Qui dira tout ce qu’il découvrait en ces quelques heures ? Il avait l’impression que Reine se parlait à elle-même, dans une langue qu’il ne pouvait comprendre, dont la douceur le touchait et l’exaspérait, comme si le secret qu’il n’osait forcer était là, sans cesse trahi par ces doigts légers qui, parfois, appuyaient davantage sur les touches, en tiraient des sons presque humains. Qu’entendait-il à travers ces notes qui semblaient l’étrange murmure de son cœur ? Une plainte ? Des sanglots ? Des éclats de joie ? À qui ce langage s’adressait-il, au fond de la petite mai­son solitaire, perdue dans la nuit humide, et dont la lampe ne jetait sur la route qu’une faible lueur ?

Elle s’arrêta un instant de jouer et il se dissi­mula contre le mur, les épaules appuyées à la gly­cine, comme s’il espérait apprendre autre chose et avait honte d’écouter aux portes. Elle venait de reprendre le même air et il en éprouva un soula­gement, parce qu’il se sentait un peu familiarisé et que l’effort lui coûterait moins. Mais elle le jouait plus vite, avec d’autres intonations à la fois brèves et déchirantes qui le déconcertaient. Ainsi sans doute le centaure tourmenté de forces animales dut écouter, aux premiers temps de la création, palpiter le cœur d’une jeune mortelle qu’il avait en vain tenue prisonnière.

Lorsque Germain entra dans le salon, Reine avait fermé le piano. Il s’assit et garda un moment le silence. Elle leva les yeux et lui trouva un air fatigué.

— Où allez-vous ? demanda-t-il, comme elle se dirigeait vers la porte qui ouvrait sur le cor­ridor.

Bien qu’il fît effort pour dissimuler, le ton de sa voix était assez rude. Elle s’arrêta au milieu du salon, revint sur ses pas. Une frayeur vague l’en­vahissait. Mais elle s’assit à sa place habituelle et prit un ouvrage. L’abat-jour baissé concentrait sur ses mains une lumière blonde.

Il bourrait dans l’ombre sa pipe, pressant le tabac du pouce, et la regardait, mordu de nouveau par sa jalousie. Déjà son désir de pardon s’éva­nouissait. Il n’y avait rien en elle qui ne l’irritât, au point de lui inspirer une sorte de haine : ses yeux se fixaient sur la joue éclairée, sur le galbe du cou d’un blanc de lait, dans cette robe vert-amande qui la pâlissait. Que sa beauté lui fai­sait mal, en réveillant les images qu’il voulait chasser !

Après quelques mots destinés à servir d’entrée en matière, il parla du procès qui devait être jugé le lendemain.

— Nous partirons vers dix heures, dit-il, comme s’il ne mettait pas en doute qu’elle l’accompagnât.

Reine parut saisie et protesta qu’elle n’avait pas l’intention d’aller à Bordeaux.

Il s’irrita.

— Vous n’êtes pourtant pas malade !

Non, elle n’était pas malade, mais fatiguée, et n’avait pas envie de voir du monde. En même temps qu’elle sentait la violence s’éveiller en lui, elle se redressait, reprenant conscience d’un fonds de rancune et prompte à la lutte.

Elle le regarda dans les yeux.

— Cela ne vous a pourtant pas réussi, cet été, de m’emmener de force.

Il la supplia, avec un mécontentement mal étouffé, de ne plus revenir sur ce déplorable voyage. N’avait-il pas été assez malheureux ?

La douleur de la jeune femme éclata :

— Et moi ? À qui la faute si je ne peux me consoler d’avoir perdu mon enfant !

Il gronda sans pouvoir se contenir davantage qu’elle n’était que trop consolée.

— Que voulez-vous dire ?

Elle avait jeté ces mots comme un défi, hale­tante, les joues en feu.

Comment cette conversation avait-elle dégénéré en quelques instants ? Ah ! c’était loin d’elle qu’il pouvait prendre des résolutions si vite balayées ! Croyait-elle qu’il avait des yeux pour ne rien voir ? Il savait bien qu’elle était capricieuse, d’hu­meur difficile, mais l’idée ne lui serait jamais venue quelle pût s’abaisser, comme une fille de rien, à donner le scandale aux portes mêmes de la fabrique.

— Si je n’avais pas toutes les preuves, je ne l’aurais pas cru !

— Les preuves de quoi ?

— Vous le savez bien.

Non, elle ne savait pas ce qu’il voulait dire. Avec une ardente sincérité, elle lui reprocha son isolement, ce goût qu’il avait de soupçonner, de faire souffrir, qui créait autour d’eux le vide. Si elle ne pouvait se passer d’un peu d’amitié, où était le mal ?

Il l’interrompit.

— Vous avouez donc ?

Et avec l’impatience de la jalousie qui dévore le meilleur de l’âme, sacrifiant tout l’avenir à un instant de fureur cruelle :

— Ah ! ne me racontez pas d’histoires. Je ne vous crois pas. Vous êtes sa maîtresse. Pourquoi ? Parce que je le hais. Ce ne peut être par caprice, ni par amour… Une femme comme vous s’éprendre de ce fruit sec, de ce sans-le-sou !

Elle s’était levée pour sortir, mais il la rattrapa, la prit aux poignets.

— Si j’étais sa maîtresse, je vous le dirais, affirma-t-elle d’une voix tremblante et précipitée. Mais ce n’est pas vrai. Vous pouvez croire ce que vous voudrez. Seulement ne l’insultez pas.

Il lui sembla que le salon tournait autour d’elle ; puis elle ne sentit plus que ce souffle d’homme sur sa figure :

— Ah ! vous le défendez… C’est lui, n’est-ce pas, qui vous monte la tête contre moi. Mais je l’ai flanqué tout à l’heure à la porte comme il le mérite. Vous ne le verrez plus.

Il étouffait, incapable d’endiguer la marée de passion soulevée en lui, gagnant tout son être, son cœur, son cerveau, ses muscles frémissants, prêts à la briser. À plusieurs reprises, il avait esquissé le geste de la frapper ; et elle reculait la tête lorsqu’il vit une expression de douleur la défigurer.

— Vous l’avez renvoyé, dit-elle, après ce que votre père avait déjà fait… Ah ! vous êtes lâche !

Elle sentit ses doigts s’enfoncer dans son bras. « Oui, répéta-t-elle, aveuglée de larmes mais courageuse, vous aimez à faire du mal. » Comme il la secouait durement, et la frappait au cou, à l’épaule, ses cheveux glissèrent et se répandirent. Puis le salon tourna de nouveau et elle n’eut plus conscience de rien.

Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était étendue sur son lit. « C’est assez », dit-elle à Génie qui passait sur son visage un linge mouillé. Elle souffrait de la tête et se retourna contre le mur. Au pied du lit, Germain et la vieille femme parlaient à voix basse.

— Allez-vous-en, implora-t-elle, à plusieurs reprises, d’une voix exténuée, en cachant sa figure dans l’oreiller.

À peine la portière fut-elle retombée que Reine se leva, d’un pas chancelant, et alla verrouiller la porte. Une petite lampe brûlait en veilleuse au coin de la cheminée ; elle la prit, fit monter la flamme, et regarda dans un miroir posé sur la table la marque des coups qui l’avaient meurtrie. Un tumulte affreux de sentiments agitait son cœur. Ah ! pourquoi se trouvait-elle livrée à cet homme dont elle haïssait la brutalité ! Cette scène la libérait des scrupules qui, depuis huit jours, l’avaient tourmentée. Savait-elle, en l’épousant, qui était Germain ? Cette famille dans laquelle on l’avait poussée, qui donc autour d’elle s’était inquiété de la mieux connaître ? Toutes les insinuations qu’Adrien avait su répandre dans son esprit faisaient lever des sentiments de révolte amère.

Elle s’assoupit, crut entendre des coups frappés à la porte, puis se réveilla. Sur la petite table de chevet, sa montre marquait huit heures moins un quart. Elle passa la main dans ses cheveux, revécut brusquement sa vie. Tant de luttes, mon Dieu, pour arriver là ! Pour tomber toujours un peu plus bas dans le découragement et dans la détresse !

« Vous pouvez penser ce que vous voudrez, » avait-elle crié à Germain. Mais maintenant qu’elle se savait salie dans son cœur et dans sa pensée, elle ne voulait plus rester dans cette maison. Il était trop tard pour revenir en arrière. Tout était perdu. À dévisager ce qui l’attendait auprès de lui d’injures et d’humiliations, elle sentait une fièvre intolérable brûler tout son corps. Non, elle n’attendrait pas d’être chassée honteusement comme il aurait fait d’une femme perdue. Déjà elle était debout, s’habillait en hâte, prenait follement une résolution. Quitter la nuit le domicile conjugal, n’était-ce pas s’avouer coupable ? Elle n’y pensait pas. La fenêtre de sa chambre s’encadrait dans la glycine à un mètre seulement au-dessus du sol ; elle l’ouvrit, respira une grande gorgée d’air, se laissa glisser. La nuit noire fourmillait d’étoiles. Où était Adrien ? Pourrait-il l’aider dans le projet qu’elle avait formé ? Quoi qu’il arrivât, elle était partie.