Plon (p. 101-116).

VIII


Après le départ d’Adrien, Reine s’était sentie lasse. Elle était rentrée dans sa chambre, se déshabillait, passait un peignoir, lorsque le grondement de l’auto l’avait saisie. Adrien avait dû rencontrer son cousin. À peine se trouvait-il sans doute à cinquante pas de la maison. Elle s’arrêta devant sa coiffeuse, le souffle coupé, passa doucement la main sur ses cheveux. Dans son visage, un peu tiré par la fatigue et l’excitation, ses yeux brillaient, baignés de l’éclat qui décèle un intérêt passionné dans la femme heureuse.

Elle souleva le rideau et vit que Germain avait conduit directement l’auto dans le garage. La pensée lui vint qu’elle aurait dû aller au-devant de lui, mais resta indécise, près de la fenêtre. Génie traversait la route en courant. Un instant après, elle la vit reparaître, retenant par son collier, de toutes ses forces, le chien qui semblait vouloir s’échapper. Germain la suivait, le col dégrafé : il paraissait de mauvaise humeur et parlait d’un ton assez rude. Reine entendit quelques éclats de voix, eut l’impression qu’il la questionnait ; puis tous deux contournèrent la maison, se dirigeant vers la cuisine.

Elle s’était assise au pied de son lit, pensant que Germain viendrait dans sa chambre. Était-ce un contre-coup de ces émotions : un malaise venait de l’étourdir, une sorte de vertige qui, la veille déjà, pendant le dîner, l’avait forcée à quitter la table. Enceinte peut-être ? Elle tressaillit : l’idée de porter un enfant mêlé à sa chair lui causa une sorte d’éblouissement. La vie allait vite. Elle ferma les yeux et savoura cette annonciation, la bouche radieuse.

Son mari l’appelait. Elle baigna son visage dans l’eau et le rejoignit. La porte-fenêtre de la salle à manger était ouverte à deux battants et Germain transportait avec Génie la table sous les marronniers. Il avait la figure brûlante d’un coup de soleil et se plaignit que l’on n’eût pas mis le vin à rafraîchir. À sept heures passées, rien n’était prêt ! Reine éprouva un soulagement : ces récriminations la dispensaient de lui rendre compte tout de suite de la visite qu’elle avait reçue.

Quand elle voulut parler d’Adrien, il l’interrompit :

— Je sais, je sais… Je l’ai rencontré.

Et haussant les épaules :

— Vous n’étiez donc pas malade pour le recevoir ?

Ils avaient dîné au jardin, comme Germain l’exigeait les soirs où la chaleur était étouffante. Aucun souffle dans les feuillages. Le feu de la journée brûlait encore dans la terre consumée et dans les murs. Reine écarta une guêpe obsédante que les fruits avaient attirée.

— Vous ne mangez pas, dit-il, avec une sorte de ricanement.

Elle se força pour porter à sa bouche quelques cuillerées de potage, puis écarta avec dégoût l’assiette encore pleine.

Il ne parut pas s’en apercevoir et vida plusieurs fois de suite son verre d’un trait. La poussière l’avait altéré. Comme Génie apportait un plat, il saisit en maugréant la carafe d’eau, se leva et se dirigea vers le puits que cachaient des jasmins d’Espagne.

Reine le vit disparaître, l’entendit pomper, savoura cette minute de répit. La mauvaise humeur de Germain la frappait plus vivement que tant d’autres fois. La tempe dans sa main, elle ferme les yeux, se recueille dans le sentiment qui dilate le fond de son être : elle songe à l’enfant dont sa chair couve le germe caché, à Adrien qui va la comprendre ; à ces livres qu’il lui a laissés. Tout à l’heure, quand Germain, recru de fatigue, ira se coucher, elle allumera la lampe pour lire au jardin. Déjà elle imagine les brises de la nuit, et ce délice d’ouvrir un des volumes qu’il lui a choisis, comme si elle devait y trouver dans sa solitude, dans sa soif obscure, une mystérieuse source de bonheur.

Le jour s’en allait très vite. Germain, qui avait posé sur la nappe la carafe couverte d’une buée glacée, achevait de dîner. Reine lui offrit de peler des fruits. Elle aurait voulu l’apaiser, lui être agréable. Mais il affectait de ne s’occuper que de son chien — un pointer efflanqué, au poil truffé de taches d’un bleu-noir, qu’il avait attaché au pied de sa chaise. Étendu sur le sable, les flancs haletants, et si maigre que ses côtes saillaient sous la peau, il ne se soulevait que pour happer les morceaux de pain que Germain jetait sous la table.

— Non, dit-elle, quand il lui parla de rentrer, la soirée est encore trop chaude, je voudrais respirer un peu.

La lampe qu’elle venait d’allumer éclairait en dessous le dôme feuillu des marronniers, l’allée, un massif. Un papillon de nuit butait au verre, s’éloignait, s’acharnait encore. Une nuit noire ! Sans répondre, Germain était rentré dans la maison, laissant derrière lui la porte ouverte ; dans le salon, comme il cherchait un journal sur la cheminée, il aperçut les deux volumes, regarda le titre dans le corridor à la lueur d’une lampe Pigeon. Pendant qu’il les examinait, et découvrait sur la première page le nom d’Adrien, sa physionomie prenait l’expression de l’orgueil blessé et de la fureur. Ah ! il lui avait prêté des livres. De quoi se mêlait-il ? Il fut sur le point de les déchirer.

— Reine, appelait-il.

Sa voix était si changée qu’elle fut effrayée. Il répéta son nom à plusieurs reprises ; sortit enfin ; la colère l’aveuglait, rendait à moitié fou ce Landais sanguin. Mais à la voir si pâle et les yeux cernés, à la lumière blafarde de la lampe, une lueur se fit dans son esprit : il s’arrêta net. Ses malaises, le dégoût qu’elle avait depuis quelques jours de la nourriture, il comprenait tout.

— Vous êtes souffrante, balbutia-t-il, honteux de son emportement.

Il jeta les livres derrière lui, l’entraîna vers le banc et l’attira sur son épaule. Elle résista d’abord, hostile et butée, puis se laissa brusquement toucher. Des gouttes brûlantes couvrirent son visage. Germain la pressa contre sa poitrine. Elle sentit ses lèvres qui la cherchaient, qui buvaient ses larmes. Qu’elle était pliante et faible dans ses bras ! Une émotion qu’il n’avait jamais éprouvée le bouleversait : toute sa colère était tombée ; il se sentait étrangement ému et heureux.

Germain allait tous les jours à la papeterie mais n’y restait souvent qu’un moment. Comme beaucoup de Landais, pour lesquels la chasse, les foires, les parties de cartes au café sont une grande partie de la vie, il lui fallait rouler sur les routes. À la sous-préfecture, où il avait l’habitude de boire un Byrrh avant le déjeuner, il n’était guère de jour où l’on ne vît son auto sur un côté de la place, devant les couverts qui alignent leurs arcades sur des piliers bas.

Mais, ce lundi matin, avant huit heures, sa voiture vira dans le chemin creux bordé d’acacias qui forme au-dessus de l’usine un tournant rapide. Les femmes qui hachaient dans un hangar la paille de seigle, à l’étage supérieur d’un long bâtiment en pierre percé d’ouvertures, lui jetèrent des regards curieux. L’auto roula sur la passerelle. Un chien aboya, d’une voix basse et précipitée qui se détacha sur le grondement de la chute.

La fabrique était établie au milieu des bois, au fond d’un étroit ravin. Le cours d’eau, le Ciron, se précipitant sous les arbres, avait déchaussé des racines noueuses et miné les rives embroussaillées d’un sauvage fouillis de verdure. Germain passa devant un hangar bourré de seigle jusqu’à la charpente ; devant un autre à moitié vide. Le moulin à papier, où l’on entendait ronfler les machines et tourner les meules, formait dans le fond un bâtiment d’angle posé sur le barrage.

Germain regarda à droite, à gauche, respira cette odeur de chaux et de paille mouillée qui était l’odeur de la papeterie. Un jeune garçon poussait sur des rails un wagonnet. Sourbets l’arrêta, lui dit quelques mots. Mais son visage basané avait l’expression tendue de l’homme qui guette. N’était-ce pas pour surprendre Adrien qu’il était venu plus tôt que de coutume ? À aller ainsi, d’une porte à l’autre, d’un pas déjà lourd, les épaules puissantes dans sa veste de chasse déformée aux poches, il inspirait une sorte de terreur.

— À sept heures et demie, s’il n’est pas là, son affaire est réglée. L’exactitude, il n’y a que ça. Du temps de mon père, les employés n’auraient pas osé en prendre à leur aise.

Dans le magasin où le gros papier jaune était mis en balles, pour l’exportation, il se trouva soudain en face d’Adrien. Assis à l’extrémité d’une longue table, il prenait des notes sur un calepin et s’arrêtait de temps en temps, le regard froid, pour interroger deux femmes en foulard qui coupaient des feuilles. Comme Germain entrait, il se souleva sur sa chaise et le salua sans s’interrompre, d’un signe de tête.

Deux hommes commençaient à transporter les rouleaux et les colis, qui encombraient le fond de la salle basse et peu éclairée.

— À quelle heure charge-t-on ? demanda brusquement Germain.

— Cet après-midi, à la gare. Les deux wagons sont retenus. Tout cela doit partir par le train de trois heures.

— C’est pour l’Égypte ?

— Non, on expédie d’abord au Maroc. Pour le Caire, le chargement ne sera complet que dans deux jours.

Il protesta qu’on lui avait dit l’avant-veille que tout était prêt. Mais Adrien, sans lever les yeux, assura d’une voix calme qu’il avait été mal ren­seigné.

La fureur du maître éclata :

— C’est à moi qu’il faudrait d’abord rendre des comptes.

Cet incident éclairait dans sa mémoire d’autres faits semblables, auxquels il ne s’était pas arrêté. Depuis quelque temps, n’avait-il pas l’impression qu’Adrien, en son absence, empiétait sans cesse sur ses droits, usurpant chaque jour quelque attri­bution : sans qu’on sût comment, il en arrivait à tout diriger. Alors même que Sourbets se trou­vait au moulin, n’était-ce pas à lui qu’on s’adres­sait ? À lui qu’on demandait des renseignements, et même des ordres ? Entré dans la maison comme simple comptable, c’était lui seul, en fait, qui la dirigeait.

— Il n’y a que moi qui commande ici, affirma Germain, d’une voix tonnante, comme pour réta­blir par la crainte une autorité qui lui échappait. Mais, par une sorte de lâcheté qu’on remarque sou­vent chez les gens violents, il évitait de regarder son cousin en face. Les femmes, stupéfaites, bais­saient les yeux.

Adrien se taisait. Il avait blêmi. Debout, dans une attitude de froide politesse, ses paupières à demi closes, il laissait crever l’orage sans avoir l’imprudence de risquer un mot.

— Ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à s’en aller, continua Germain, en tournant le dos, sans oser s’exprimer autrement que par des formules générales.

Qu’importait ! Adrien n’était pas un sot. Il devait comprendre. S’il avait un peu d’amour-propre, il serait tout à l’heure dans son bureau pour deman­der des explications. La pensée d’en terminer le matin même, sans motif valable, il est vrai, mais par un de ces actes d’autorité que nul n’a le droit de révoquer — « Charbonnier, n’est-ce pas, est maître chez soi » — fit monter le sang à son visage. Des gouttes d’eau coulaient sous son cano­tier. Il l’enleva et passa son mouchoir sur ses joues.

Mais, quand il fut rentré dans son bureau, qui communiquait avec la pièce où Adrien travaillait habituellement, entre le copie de lettres et le cartonnier, il attendit en vain que sa main toquât à la porte. Sourbets ouvrit son vieux secrétaire à cylindre près de la fenêtre, chercha une liasse de factures dans un tiroir où roulaient des douilles de cartouches. Au bout d’un moment, il les repoussa. Il ne pouvait fixer son esprit. Un nuage de mouches bourdonnait autour d’une bouteille à large panse, montée sur trois pieds, et à moitié emplie d’une eau savonneuse. Il les regarda avec dégoût. Celles qui étaient déjà noyées formaient au fond une bouillie noire. Comme il est fréquent, une dépression succédait en lui à la colère : une lourde fatigue qui n’était peut-être que le sentiment de son impuissance.

— Cet animal ne viendra pas !

Des injures montaient à sa bouche. Il les grom­mela, avec un espoir mal étouffé que l’autre enten­drait à travers la porte, mais sans oser élever la voix. Celui-là savait cacher son jeu ! On lui eût craché à la figure qu’il aurait eu l’air de ne pas s’en apercevoir. Un homme qui vous mettait hors de vous-même ! Que faire ? Il ne pouvait pourtant pas le chasser sur l’heure, sans même un prétexte Qu’eût-il dit à Reine ? Ah ! il payait cher la faute qu’il avait faite en le recevant. Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’il sentît dans ce moulin qui était son domaine — comme la vieille France celui de nos rois — une gêne incompréhensible. Alors même que l’intrus serait resté dans son bureau des journées entières, muet et invisible, il le sentait là ; l’air qu’il respirait n’était plus le même. Jamais il ne songeait au sentiment qui l’avait poussé, le jour où il lui avait ouvert sa porte, sans éprouver une colère sourde, grossie ce matin-là des impressions de la nuit dernière.

Cela lui ressemblait si peu d’être faible. Élevé par un père rongé d’avarice, mais qui s’enor­gueillissait de ce fils unique, et n’eût pas souffert à son foyer un second enfant, un autre héritier, il avait pris de bonne heure l’habitude de tout rapporter à soi, fortifiant, grâce à la complicité de ces égoïsmes, un caractère emporté et dominateur. Il fallait que la volonté des autres pliât devant la sienne. Le caprice affolait par moment cette nature sensuelle — formée loin du monde, au milieu des bois — comme aurait fait une poussée de fièvre. Dans sa passion même pour Reine, aurait-il mis à la guetter, à la fasciner, cette sorte d’orgueil irrité s’il n’avait cru l’ôter à Régis ?

Neuf heures, puis dix heures sonnèrent à un coucou en bois suspendu au mur, que le père Sourbets avait rapporté d’un voyage en Suisse. Germain s’assoupit, le menton appuyé sur ses mains croisées ; toujours ce bruit de mouches contre les volets, ces pas dans la cour ; toujours cette odeur de paille macérée dans des cuves et de terre chaude.

Il rouvrit les yeux, frotta ses paupières. La nuit précédente, il avait à peine dormi. À l’émo­tion si forte qui l’avait soulevé, sur le banc du jardin, une agitation s’était substituée que sti­mulait le désordre de l’insomnie. Tout de suite, il avait senti en lui les signes de la crise ; enroulé dans son drap, sur le dos, les yeux angoissés par les ténèbres, à côté de Reine dont il entendait le souffle léger — une respiration d’enfant endormie — il avait senti monter la fièvre. Quelle heure était-il ? Ah ! si seulement il avait pu ne penser à rien, dormir jusqu’au jour : mais ses mains brû­laient ; ses lèvres étaient sèches comme s’il n’avait pas vidé la carafe. Le visage d’Adrien se présen­tait à lui dans son insomnie ou peut-être dans son cauchemar. Il le menaçait, faisait le geste de le frapper. Tout à coup, il l’avait revu sur la route lorsque son auto l’avait croisé : il lui semblait que son cousin souriait d’une manière sournoise en ôtant son chapeau pour le saluer.

— C’est ta faute. Ton père pourtant t’avait prévenu.

Il s’était levé et se promenait dans le bureau tapissé d’un papier qui imitait des découpures de bois sur fond vert, où étaient accrochés des gravures de la Guyenne illustrée et un long baro­mètre fixé sur une planche d’acajou. Les volets de bois rapprochés filtraient une lumière de plein été. Comme il revenait s’asseoir dans le fauteuil tour­nant, devant la tablette du secrétaire, il revit son père à cette place. Ah ! celui-là avait su se faire obéir ! Il n’aurait pas fallu que sa femme — qui lui avait pourtant apporté en dot des milliers de pins et cinq métairies — osât mettre le nez dans ses comptes. Un homme toujours serré et bouclé, qui agissait en dessous et ne pensait qu’à son argent. Ce n’était pas lui qui se fût fourré dans tous ces ennuis.

— Mauvaise affaire, avait-il dit, le jour où son garçon lui avait parlé d’Adrien.

Le pire, c’est que Germain n’avait pas voulu écouter. Il avait l’humeur contrariante ; d’ailleurs, depuis que sa mère était morte, il le voyait peu ; le vieux, qui lui avait laissé la papeterie, s’était retiré près de Langon dans un autre moulin dont il avait fait une usine électrique.

Aujourd’hui, Germain le regrettait. Il se sentait seul. Que son père l’eût roulé et dupé — il avait joué avec lui comme le chat avec la souris — dans le règlement de la succession, il ne lui en voulait plus. S’il lui avait laissé en grande partie la jouis­sance des biens de sa mère, c’était sans doute parce que le bonhomme l’avait lassé par des dis­cussions interminables (le père Sourbets était de ces finauds qui couvrent de chiffres un carnet crasseux, tirent de leur œil un pleur à propos, invoquent mille fois le tonnerre de Dieu, et jurent à leur fils qu’ils se sont saignés à quatre veines pour les élever) ; c’était aussi par ce sentiment du respect des vieux, encore assez fréquent dans les bonnes familles de la lande, où il n’était pas rare — il y a seulement vingt ou vingt-cinq ans — de voir des hommes à la fleur de l’âge ne rien décider sans avoir pris conseil de l’aïeul, fût-il paralytique et assis au coin de l’âtre dans son fauteuil en bois de châtaignier. D’autant qu’il n’était pas de force à reprendre pied à pied le terrain perdu ! Qui donc pouvait se vanter d’avoir fait une seule affaire avec le vieux Sourbets sans y laisser au moins quelques plumes ?

Oui donc ? Assurément pas le père d’Adrien ! Germain hausse les épaules à cette pensée ; mais ce souvenir rôde autour de lui, le cerne, l’enveloppe comme ferait une menace obscure. Il se souvient que, petit garçon, il a vu son oncle entrer un soir, à la nuit tombée, dans la maison qu’ils occupaient en face de la gare : le souper venait de finir ; on l’avait envoyé coucher ; mais, à travers le plancher, il avait entendu une longue discussion, et la voix du père Bernos, hachée, sanglotante, qui semblait implorer. Sans doute suppliait-il son beau-frère de ne pas l’égorger ! Mais le vieux Sourbets, qui avait été assez habile pour lui prêter d’abord quelques fonds, en prenant sur le moulin une bonne hypo­thèque, lui coupait brusquement les vivres. Le mettre en faillite pour racheter les bâtiments presque terminés un prix dérisoire, c’était une de ces opérations qui rapportent gros. Sans doute avait-il longuement préparé cette heure ! Mainte­nant que Germain le connaissait, il n’était pas dupe. Tant d’autres fois, le bonhomme avait joué cette comédie. Mais Bernos avait épousé sa propre sœur : c’était un homme confiant et crédule, un peu porté à s’illusionner. Non, non, avec lui, il n’aurait pas dû ; et une sorte d’instinct protestait chez le fils qui n’avait pas comme le vieux l’argent dans le sang.

Germain secoua la tête pour se délivrer de toutes ces images. « Est-ce ma faute ? Les his­toires de la famille, cela ne me regarde pas ! » Non, assurément, ce n’était pas sa faute. Mais quelque chose de triste et de menaçant ne res­tait-il pas sur le moulin, comme dans les contes cette tache de sang sur une clé, que toute l’eau de la mer n’effacerait pas ; ou cette épouvante qui dilate, dans les vieilles Bibles, les yeux d’un homme à moitié nu qui s’enfuit en laissant derrière lui un corps étendu ? Non, non, il ne voulait pas penser à ces choses ; surtout dans ce bureau où le corps découvert au pied de la chute avait, le matin, été transporté. Il se rappelait : on l’avait étendu sur un vieux canapé de crin ; et la tête pendait toute noire, l’eau ruisselait sur le plancher ; puis on avait enveloppé le cadavre gonflé dans une cou­verture.

Il serra sa tête dans ses mains. Mais qu’est-ce qu’il avait ? Pourquoi toutes ces choses sortaient-elles de terre pour le tourmenter ? Il lui sem­blait prendre pour la première fois conscience de la douleur d’un autre ; entrer dans sa chair, souffrir à sa place. Cette révélation lui fut si pénible qu’il s’arracha de son fauteuil comme si quelqu’un eût été derrière lui dont il se fût senti poursuivi.

Le grelot d’une bicyclette sonna. Le facteur sans doute ! Sourbets regarda entre les volets. Le soleil de midi, jetant dans la cour une nappe de céruse éblouissante, ne laissait au bas d’un mur qu’un mince trait d’ombre. Une ou deux minutes s’écoulèrent, puis un pas résonna dans le corridor, une main frappa à la porte : Adrien parut. Il tenait à la main un paquet de lettres.

— Voici le courrier.

Il était très grave. À le voir entrer et se tenir debout, à deux ou trois pas, en subalterne, Sour­bets fut gêné. Il semblait que la distance entre eux se fût rétablie. Mais, par un phénomène bizarre, il se voyait humilié comme un enfant qui a tré­pigné de rage en public. Que dire ? Adrien accom­plissait les gestes quotidiens ; il se taisait, atten­dait les ordres. Germain le congédia sans le regarder.

— C’est bon.

La porte refermée, il se sentit las et découragé d’un nouvel effort. L’occasion était passée ; il fal­lait en attendre une autre.

« Avec lui, pensa-t-il, c’est toujours à recom­mencer. Pas de négligence dans le service, jamais un mot qu’on puisse mal prendre. Impossible de trouver un joint ! »

Il laissa sur son bureau les lettres sans les lire. Adrien le vit traverser lentement la cour brû­lante et mettre sous le hangar son moteur en marche : l’auto bondit sur la passerelle ; ce jour-là encore, le maître était vaincu.