Plon (p. 116-130).

IX


Le dimanche suivant, Germain ne quitta pas la maison de l’après-midi. Il observa que Reine avait mis un collier d’ambre sur sa robe à fleurs. Aucun détail ne lui échappait. Personne ne parut. Mais le couple dînant, silencieux, dans le jardin où le soleil à son déclin éclairait le bas des arbustes, entendit vers huit heures la tré­pidation enragée d’une motocyclette : Adrien apparut dans un nuage de poussière et sans s’arrêter fila sur la route.

Sans doute revenait-il de la sous-préfecture où il avait dû passer la journée. Germain, en son for intérieur, se félicita :

— Je l’ai tout de même remis à sa place.

Au fond, son inquiétude n’était pas éteinte ; il fallait veiller. L’attitude de Reine le déconcertait. Quand il lui avait proposé, la veille, de rapporter lui-même à son cousin les livres prêtés, — elle avait eu, certes, le temps de les lire… c’était à croire qu’elle voulait les apprendre par cœur, — elle s’y était opposée avec douceur, mais obstinément, en étendant la main sur les volumes, dans un geste de possession. Et il n’avait pas osé insister, s’imposant avec elle une patience, des ménagements qui n’étaient guère dans sa nature.

Mais à peine Adrien avait-il passé en coup de vent, qu’il ne put s’empêcher de triompher :

— Vous voyez, si vous l’aviez invité aujourd’hui, vous l’auriez gêné. Il n’a que son dimanche. Vous pensez bien qu’un garçon de son âge doit avoir quelque bonne amie. On le dit d’ailleurs dans le pays. Bien entendu, je n’ai pas à m’en occuper… Est-ce que cela me regarde ?

Elle avait paru sur le point de riposter, puis se contint, détourna les yeux, surprise d’éprouver ce pincement au cœur. Qu’y avait-il d’étonnant ? Qu’avait-elle à dire ? Mais quelque chose de triste et de froid la pénétrait, décolorant les impressions qui avaient, après la visite d’Adrien, enchanté son cœur.

Un mois après, étendue sur une chaise longue en osier devant la maison, Reine jouissait de sa solitude. Elle se sentait lasse. La veille encore, Germain avait exigé qu’elle fît avec lui une longue randonnée à travers les landes. La chaleur était étouffante. Les cahots de la voiture sur la route pavée — où roulèrent autrefois vers l’Espagne les fourgons et l’artillerie de Napoléon — lui avaient fait mal. En vain avait-elle invoqué son état pour se dispenser de cette longue course ! Sourbets s’était refusé à rien entendre : son humeur changeait, devenait plus sombre. Depuis que son antipathie pour Adrien s’était transformée en une jalousie impuissante, il n’avait pas manqué de s’enfermer à la papeterie du matin au soir, avec une assiduité dont le personnel était confondu. Mais la contrainte qu’il s’imposait le rendait furieux ; si une haine sourde ne l’avait pas tenu en éveil, il serait déjà retourné à la chasse (cette compagnie de perdreaux que le facteur avait fait lever dans les maïs, derrière l’église, pour qui serait-elle ?) et aussi au café, aux parties de cartes, délices de ces hommes de la lande qui gardent des goûts de paysans cossus.

Reine revivait cette soirée qui l’avait brisée. Comme elle s’était couchée sans dîner, Germain maugréait entre ses dents : « Qu’est-ce que c’était que ces simagrées ? » Génie avait apporté en cachette une tasse de tilleul à la jeune femme ; et elle était restée inerte dans son lit, l’estomac alangui, poussant de temps à autre de profonds soupirs. Ah ! la misère des femmes, elle la décou­vrait. Le soir où Germain l’avait tenue embrassée, elle avait cru tout lui pardonner ; pendant un ins­tant, un sentiment éternel les avait unis ! Elle s’étonnait ou plutôt se scandalisait de le voir si vite revenu à ses habitudes de violence : quelles que fussent les circonstances, il ne pouvait souffrir d’être gêné ni contrarié ; et elle le craignait davan­tage, comme si son état la faisait plus faible, l’exposait à tous les périls.

« J’aurais besoin de calme, pensait-elle. S’il pouvait seulement pendant ma grossesse me laisser en paix. Plus tard, tout me sera égal ! »

La sage-femme ne lui avait fait qu’une visite. Reine aurait souhaité la voir souvent, entendre une parole qui la rassurât. « Ce n’est pas la peine, affir­mait cette matrone qui venait de loin. Puisque tout va bien ! » Si tout allait bien, pourquoi cette lassitude infinie, cette sensation d’insécurité ?

« Dans six mois, mon enfant naîtra, je le con­naîtrai ! » Pensée rayonnante qui effaçait chaque jour un peu plus les autres. Maintenant elle ne songeait plus beaucoup à Adrien ; elle n’avait plus besoin d’amitié et les livres même lui deve­naient indifférents. Un grand silence au fond de l’être ; une atmosphère si chaude, si douce, pour que s’éveille dans le tiède nid de chair la petite vie !

Une existence nouvelle commençait pour Reine. Comme un flot paisible, au fond de ce pays soli­taire de landes stériles, qui semble fait pour les troupeaux, les chênes massifs et les fougères, plutôt que pour les hommes, les jours comblés d’attente bienheureuse la portaient doucement, l’achemi­naient vers cette autre rive de sa destinée. Hier, une jeune femme rongée d’ennui. Aujourd’hui, une mère qui porte son premier fruit. Tout l’inquié­tait : elle s’étendait après le déjeuner, craignait les faux-pas. « Dors, mon enfant, au fond de moi-même. » Il lui semblait que la fraîcheur des pre­mières heures du jour lui faisait du bien. Toujours elle reverra ces matinées de brume où elle allait s’asseoir sous des chênes qui formaient un cercle. Quelques morceaux de prés fumaient au milieu des bois. La brise avait le goût de l’herbe mouillée. Reine appuyait sa joue dans sa main ; elle se recueillait, se sentait heureuse. Sa vie agitée d’en­fant, avec ses faux départs pour l’amour ; ses rêves avortés ; tous ces malaises du corps et de l’âme pour enfanter on ne savait quoi, des bonheurs fan­tômes ; tant de jours, tant de nuits et d’années où elle avait haï l’injustice de ne pas être aimée, comme les cœurs ardents et purs le réclament, avec la force de l’absolu, elle s’en délivrait, pareille à l’insecte qui gît épuisé à la fin d’une mue labo­rieuse.

Elle aimait les après-midi solitaires, dans cette campagne triste et sauvage, et encore exaltée par le mystère qui faisait de son corps un vase sacré, attendrie par l’allégresse intime de se sentir mère, elle souriait à ses songes, frappée d’un bonheur sans nom. Les heures coulaient dans une sorte de torpeur. À peine, de loin en loin, quelque char­rette passait sur la route, dans ces landes où le roulage a quelque chose d’éternel : son regard suivait les bœufs solennels, drapés de toile grise, les mules nerveuses qui font la chaîne entre les bois et les scieries.

Elle avait écrit à Clémence : « Je suis heureuse. » Celle-là comprendrait ! Ce n’était pas comme Mme Fondespan, qui blâmait hautement sa paresse, la morigénait et ne lui avait tout de suite parlé que de chaussons et de tricotages.

Il ne lui avait fallu qu’un coup d’œil, à sa dernière visite, pour deviner l’état de sa nièce. Comment ! Elle ne lui avait pas déjà annoncé ! On lui cachait tout. Lorsque le premier feu de sa contrariété fut un peu tombé, elle scruta d’un regard sévère la figure dolente de la jeune femme.

— Et surtout ne « t’écoute pas ». La Marie — elle citait l’exemple de ses métayères — ne s’est pas arrêtée un jour. Grosse comme elle était, la semaine avant d’accoucher, elle sciait le froment avec les autres ; lorsque les douleurs l’ont prise, elle lavait son linge au ruisseau. Sa mère, la Louise, qui a eu sept enfants, était toujours debout le cinquième jour et faisait la soupe.

Reine protesta qu’elle n’aurait pas pu. Elle parla de ses malaises ; une grande lassitude, des maux de cœur.

— Tout cela n’est rien, affirma la vieille dame qui n’avait jamais eu d’enfants.

Elle ajouta :

— Autant de gens que l’on voit au monde, autant de femmes qui se sont accouchées. Tu ne crois pourtant pas être la première !

Reine ne répondit rien. Elle fixait entre les arbres du jardin la nappe du ciel, ce gouffre de lumière azurée qui l’éblouissait. Il y avait tant de choses qu’elle n’osait pas dire. Comment avouer qu’elle avait peur ? Cet enfant qu’elle por­tait avec passion, aurait-elle la force de le mettre au monde ? Qu’arriverait-il ? Était-il vrai qu’une femme enceinte a déjà un pied dans la tombe ? Elle y pensait parfois dans sa solitude, assise sans bouger, l’âme envahie de vagues ter­reurs qui semblaient remonter du fond des âges ; et elle sentait des larmes couler sur ses joues, des larmes douces, parce qu’elle n’avait jamais auparavant songé à la mort et qu’elle se sentait infiniment petite, et faible, et seule devant ces mystères.

Un soir, comme Génie achevait de desservir la table, Germain déplia La Petite Gironde et parut absorbé dans sa lecture. Reine l’entendit pousser une exclamation.

— Devinez ce que je vois, dit-il, d’un ton animé. Il y a dimanche une course de taureaux à Dax Une course magnifique ! Voilà une occasion qu’il ne faut pas manquer.

La jeune femme tournait sa cuiller dans une tasse de verveine. Une contraction amère tira sa bouche qui, un instant, parut hésiter. Elle avait changé depuis quelques jours. Son teint perdait sa fraî­cheur et le visage amaigri avait pris une expression triste et souffrante qui la vieillissait.

— Je ne peux pas, dit-elle à mi-voix. Mais je vous en prie, partez sans moi, ne vous privez pas de ce plaisir.

— Vous pensez bien, cria Germain, que je n’irai pas seul.

Il y eut un silence. Bien qu’il feignît de lire la chronique locale, Reine sentit que la discussion commençait à peine.

— Alors, reprit-il en repoussant sur la table le journal ouvert, qu’est-ce que vous décidez ? Avec vous, chaque fois que je parle de sortir, c’est toute une histoire.

— Je vous assure que je ne peux pas, implora-t-elle sans lever les yeux.

— Dites plutôt que vous ne voulez pas.

Comme elle avait la maladresse d’ajouter que ce spectacle lui répugnait, Germain éclata :

— Je sais que vous n’avez aucun de mes goûts. Il suffit qu’une chose m’amuse pour qu’elle vous fasse horreur. Enfin, soit ! Si la course ne vous plaît pas, je vous laisserai à l’hôtel.

Accoudée à la table, elle imaginait la journée brûlante, les routes poussiéreuses, et le brisement du corps cahoté qui recèle un germe précieux. Com­ment osait-il lui imposer cette épreuve inutile ? Et pour son plaisir ! Elle se rappela avoir entendu dire un jour au docteur Ychoux : « Il est sûr qu’une femme enceinte est plus vulnérable. » C’était bien cela ! Cette pensée la remua jusqu’aux entrailles. Non, non, elle ne céderait pas à son caprice. C’était de sa part trop d’égoïsme. L’instinct maternel s’in­surgeait en elle contre la tyrannie de cet homme qui la traitait comme une chose à lui, sans ménagements. Faute d’éducation ? Oui, mais aussi faute de cœur. Tant pis pour lui s’il la pous­sait à la révolte : « Ce n’est pas pour moi, pen­sait-elle, mais pour le petit », puisant dans ce mot une vie chaude et douce dont tout son être était soulevé.

— Nous n’aurons qu’à faire la route en deux étapes, concéda Germain.

Mais elle ne voulait rien entendre. Ne lui avait-elle pas dit que c’était impossible ? Elle se leva sans répondre, rentra au salon, ouvrit un livre, surexcitée, sans pouvoir fixer son esprit, aussi inca­pable de se posséder qu’elle l’avait toujours été, grossissant sa rancune de toute sa sensibilité de femme.

Le lendemain, il ne lui avait plus parlé de rien. Mais, quand elle le vit après le déjeuner, devant le garage, donnant des ordres au jardinier qui lavait l’auto, elle ne s’étonna pas. Ne savait-elle pas qu’il était toujours le plus fort ? Puis elle se sentit à bout de résistance. La nuit avait passé sur sa colère, et des habitudes de soumission, de passivité remontaient en elle, l’accablant sous l’idée qu’elle serait toujours, quoi qu’il arrivât, misérable et sacrifiée.

— Comme vous voudrez !

Plus tard, elle devait se rappeler cet instant, se désespérer. Était-ce sa faute ? Ou bien une fatalité inexorable la poussait-elle à faire toujours ce qu’elle avait le plus redouté ? À quoi bon ces pressentiments qui l’avertissaient, puisqu’elle était ainsi impulsive et faible, destinée en définitive à être vaincue. Tout en s’habillant, en faisant son sac, l’idée lui vint qu’elle n’avait dans sa vie jamais rien choisi : elle cédait, elle était poussée. Sa tante, son mari, son entourage, lui paraissaient des êtres d’une race différente, aussi fortement armés pour triompher qu’elle-même était démunie. Lorsqu’on insinuait chez les Dutauzin qu’elle était bien la fille de son père, était-ce cela qu’on voulait dire ?

Germain la rejoignit dans sa chambre un moment avant le départ.

— Dites, vous emportez vos bijoux ?

Elle leva vers lui un regard surpris.

— Vous savez bien que je n’assisterai pas à la course.

Il voulait tout de même qu’elle mît ses diamants. « Puisqu’elle les avait ! Si elle n’en profitait pas, autant aurait valu ne pas les lui donner. » Il exigea aussi qu’elle changeât de robe. Sans se l’avouer, il souffrait de la voir enlaidie ; la première émotion passée, une nouvelle forme de la jalousie s’éveillait en lui, celle de l’homme qui se sent d’avance dépossédé par l’enfant encore inconnu.

« C’est la dernière fois, » pensa Reine, lorsque Germain tira la portière.

Les dimanches suivants, elle tiendrait bon ! Comme la voiture démarrait devant la maison, elle fit un signe d’adieu à Génie. La vieille femme, au milieu de la route, les regarda partir ; elle n’avait osé rien dire, mais Monsieur aurait bien dû voir que la pauvre Madame avait triste mine. Si elle était malade en voyage, il n’y aurait personne pour la soigner ! Jusqu’à ce que l’auto eût disparu, elle resta debout, la suivant de ses yeux fidèles et apitoyés.

L’après-midi était orageux et un nuage roux cachait le soleil. Germain avait promis de ne pas aller vite, mais déjà l’allure de l’auto s’accélérait. Reine ferma les yeux, sentit sur son visage le soufflet du vent. La route pavée était à cet endroit mal entretenue ; un cahot la fit tressaillir, un autre encore, éveillant dans son corps de sourdes dou­leurs. Une angoisse sacrée lui serra le cœur. Était-il vrai qu’elle « s’écoutait trop » ? Comment faisaient les autres femmes qu’on lui citait sans cesse en exemple et qui supportaient jusqu’à la fin de leur grossesse des travaux pénibles ? Qu’elle serait heu­reuse, lorsque ce temps de malaise et de crainte serait terminé ! Tandis que Germain, les yeux sur la route, grisé de grand air, s’épanouissait dans le sentiment de sa volonté satisfaite, elle regardait en elle-même, songeant à l’enfant comme à la seule réalité de sa vie, sa revanche, son but à atteindre. Un fils ! Elle imaginait que ce serait un fils. À ce moment, ses paupières battirent, sa main s’accrocha au cuir du coussin : la brusque secousse de l’auto franchissant un passage à niveau lui avait arraché un cri.

— Non, répétait le docteur Ychoux, ne vous frappez pas. Ce n’est pas la peine de se monter la tête pour une fausse couche. Elle sera sur pied dans quinze jours. Mais il lui faudra des ménagements.

Germain, très remué, le retint par le bras.

— Mais enfin, docteur, cette course ne peut pas lui avoir fait mal. Toutes les femmes vont en auto. Cette secousse ? Cela n’a rien été. Je ne m’en étais pas même aperçu…

Il s’obstinait, lui faisant la leçon, en homme qui veut envers et contre tout n’avoir pas eu tort. N’avait-il pas, à la fabrique, une employée grosse de six mois qui hachait la paille du matin au soir ? C’était autrement fatigant ! Tout en parlant, il barrait au docteur l’étroit corridor, l’empêchait de partir, sans doute dans l’espoir d’être rassuré, et pour lui arracher un mot décisif qu’il pourrait ensuite redire à Reine.

Le docteur — un célibataire petit et trapu, assez mal léché, le visage embroussaillé de sourcils et de barbe grise — ne prenait pas les choses au tragique : — Un accident… il n’y a rien de plus réparable.

Il se reprit. La malade avait une petite santé, de l’anémie, les nerfs très sensibles…

— Mais rien d’inquiétant, interrompit Germain qui soufflait comme un homme oppressé. Qu’elle se soigne donc une bonne fois !… Je ne peux pas comprendre, répéta-t-il, revenant à son idée fixe ; et il s’immobilisa contre la porte du salon, la tête baissée, ruminant des pensées qui faisaient monter le sang à ses joues.

« Ah ! les femmes, » gronda-t-il soudain, terrassé par le sentiment que ces êtres faibles et compliqués lui demeuraient incompréhensibles ; et il eut le geste de l’homme qui renonce. Elle pourrait bien faire maintenant à sa volonté.

Il s’effaça enfin devant le docteur, gêné que ce médecin de la famille fût précisément l’oncle de Régis. Il eût préféré quelqu’un qui ne le connût pas, qu’on n’aurait jamais rencontré ensuite.

Le jour se levait. L’orage avait éclaté après minuit. La campagne sentait la pluie et le bois. Germain couvrit d’un regard brûlé de fatigue son auto échouée au bord de la route, comme une épave. Ah ! il n’oublierait jamais la nuit qu’il avait passée. Quel bouleversement depuis la veille où il avait dû ramener en hâte Reine gémissante ! Que d’allées et venues pour prévenir le docteur et la sage-femme ! En ces heures où sa voiture, à une allure folle, dévorait la route, il avait eu la sensation grisante de la lutte. Une hâte fébrile le précipitait sous le ciel sillonné d’éclairs. À faire l’impossible pour regagner au dernier moment une partie perdue, il libérait un peu de ses remords un cœur habité de forces violentes.

Maintenant, tout était fini. Il ne restait qu’à ramener chez lui le docteur ; puis rentrer, attendre, subir les conséquences des choses accomplies. Comme il mettait le moteur en marche, il aperçut une écharpe de soie claire qui avait été oubliée sur le coussin de la voiture. La tristesse courba sa forte encolure. Il revit Reine gisante sur son lit. Elle ne disait rien. Son visage s’était figé dans une expression de chagrin farouche. Qu’étaient devenus cette grâce, ce sourire d’enfant qu’il sen­tait son bien le plus précieux ? À peine avait-il entrevu ses yeux aveuglés de larmes ; chaque fois qu’il s’approchait, elle se détournait, les paupières closes.

Le docteur s’était déjà installé, regardait sa montre. Il lui demanda :

— Vous êtes sûr qu’il n’y a rien à craindre ?

Ses yeux fatigués par l’insomnie fixaient main­tenant le trait net de la route lavée par une grosse pluie. Il ne parlait pas. Qu’avait raconté sa femme au docteur ? Quelles questions avait-il posées ? « Il doit penser que je suis une brute, » se disait-il, à la fois humilié et exaspéré. Sans se l’avouer, il craignait que quelque chose transpirât de la dis­corde latente dans son ménage, et que Régis en fût informé. Lui qui tenait sa femme à l’écart de tous parce qu’il redoutait plus que le feu l’espion­nage de la province ! Mais comme la voiture prenait un tournant rapide, il vit dodeliner le feutre crasseux qui touchait presque son épaule ; le bonhomme s’était endormi.