Reflets d’antan/Jacques Cartier

Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 26-32).

III

JACQUES CARTIER

 
Pendant que, dans les cieux, les justes et les anges
Du Seigneur trois fois saint redisent les louanges ;
Pendant que, sur la terre, un esprit infernal
S’efforce d’assurer le triomphe du mal,

L’Ange du Canada, qu’un zèle immense embrase,
Traverse l’empyrée. Ardent, rapide, il rase
Mille astres lumineux dans l’espace semés,
Comme, le long des eaux, les phares allumés,
Afin que sur l’écueil nul navire ne sombre.
Et bien loin, au milieu de ces mondes sans nombre
Qui sont comme des fleurs aux champs de l’infini,
Son regard inquiet voit le monde béni
Où le Fils du Très-Haut vint habiter lui-même,
Et son cœur se remplit d’une ivresse suprême.

La moitié de la terre est dans l’obscurité,
Mais il a le flambeau dont la douce clarté
Doit luire pour tout peuple assis dans les ténèbres.
Il découvre à la fois les lieux les plus célèbres.

C’est toi qu’il voit d’abord, illustre Bethléem.
Déicide cité, sombre Jérusalem,
Il te regarde aussi, mais ses yeux ont des larmes.
Ô fille de Judas, qu’as-tu fait de tes charmes ?

Et couronnant tes monts, sur un glorieux sol,
Il voit tes dômes fiers monter comme en un vol,
Rome, illustre cité, trône et tombeau de Pierre...
Foyer où luit toujours la divine lumière,

Toujours il reconnaît ta force et ta beauté,
Mais ce n’est pas vers toi qu’il va, sainte cité.

Quels lieux cherche-t-il donc, ce courrier intrépide ?
Il est un havre sûr où la vague limpide
Sous le souffle des vents n’a jamais de sanglots,
Mais tressaille à la voix des vaillants matelots
Qui chantent leurs espoirs en des stances ardentes.
Cent navires, tenus par des ancres mordantes,
Comme de fiers coursiers qu’une puissante main
Arrête tout à coup sur le bord du chemin,
Attendent le départ ou fêtent l’arrivée.
C’est ton port, Saint-Malo, c’est la gloire rêvée.
Et c’est là que descend le divin voyageur.
L’occident resplendit d’une vive rougeur.
Le long des bords riants glisse l’humble gondole.
Le soleil semble orner d’une immense auréole
Le front pur de la mer qu’il dore en se couchant.
L’Angélus du soir sonne. O spectacle touchant !

Les pieux matelots chantent l’Ange et Marie...
Mais quel est donc, là-bas, ce marinier qui prie ?
Il est agenouillé sur le pont du vaisseau,
Quand les autres, déjà, reprennent de nouveau

Le chant qui chaque soir succède à la prière.
Son regard est rempli de la vive lumière
Que jette par torrents l’occident enflammé ;
Dans une sainte extase il paraît abîmé.

Balançant dans les airs son aile diaphane,
Au-dessus de son front, un moment, l’ange plane,
Puis il vient près de lui se jeter à genoux.
Il lui parle tout bas un langage bien doux,
Car le dévot marin, pendant une heure entière,
N’entendit ni chanter la jeune batelière,
Dont le fragile esquif se berçait tout auprès,
Ni murmurer la brise à travers les agrès,
Ni gazouiller l’oiseau perché dans les cordages,
Ni rire, ni héler les joyeux équipages.

Et, pendant qu’il était à genoux sur le pont,
Une auréole d’or enveloppait son front.
Mais nul sur le vaisseau ne vit l’ange descendre ;
Et pendant qu’il parlait aucun ne put l’entendre.

Quand le marin sortit de son recueillement,
Les ténèbres du soir montaient au firmament,
Et, sur les flots obscurs, les carènes coquettes
À peine dessinaient leurs sombres silhouettes.


Sur quelques bâtiments tout semblait en repos ;
Sur d’autres s’éveillaient les caustiques propos,
Ou les accents plaintifs de l’humble cornemuse,
Ou les chansons d’amour, qu’une naïve muse
Dictait au jeune mousse assis sur le gaillard.

Deux hommes cependant, sombres comme un brouillard,
Étaient assis ensemble, appuyés au vaigrage,
Et parlaient à voix basse un étrange langage,
Sur l’élégant navire où l’Envoyé divin
Était venu prier, à côté du marin :
C’étaient Teguragny, le chasseur intrépide,
Domagaya, son frère, au pied leste et rapide.
Si le jour eut encore illuminé les cieux
On aurait vu des pleurs s’échapper de leurs yeux ;
On aurait vu souvent leur visage de cuivre
Se tourner vers la mer, comme pour y poursuivre
Un fantôme chéri qui s’éloignait toujours.
L’un regrettait son arc et l’autre, ses amours.

Cartier, car c’était lui qu’avait visité l’ange,
Éprouvait dans son cœur quelque chose d’étrange.
Éclairé par la foi, par l’espoir soutenu,
Il se sentait alors poussé vers l’inconnu.


Invisible à ses yeux, l’ange avait à son âme
Fait entendre longtemps sa parole de flamme.
Un trouble inexprimable agitait ses esprits.
Il voyait s’élever devant ses yeux surpris,
Comme au milieu des mers un magique mirage,
Les bords voluptueux d’un monde encor sauvage.
Dans ce monde nouveau, bien des peuples obscurs
Venaient, devant la croix, honnir leurs dieux impurs,
Et dire au Tout-Puissant une ardente prière.
Le sommeil bienfaisant fuyait de sa paupière.

Il marchait à grands pas. Sur le pont du bateau
Son pied retentissait comme un coup de marteau.
Il était obsédé par son rêve sublime,
Et sentait que le ciel, dans un langage intime,
Le pressait de chercher ces rivages nouveaux
Qu’il avait entrevus à l’occident des eaux.

Et, pendant qu’il marchait comme un homme en délire,
Une longue nacelle aborda le navire.
Deux marins la guidaient sur les flots ténébreux :
Jalobert, LeBreton, deux amis généreux
Dont les jolis vaisseaux étaient mouillés en rade.
Ils venaient saluer leur noble camarade.


Cartier, loin de se plaire à cacher son tourment,
Les accueillit tous deux avec empressement.
Il leur dit les secrets de son âme expansive.
Son accent convaincu, sa voix persuasive,
En les intéressant surent les émouvoir,
Et faire, dans leur cœur, entrer son doux espoir.