Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 57-66).
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LETTRE V.

ALAN FAIRFORD À DARSIE LATIMER.


J’ai reçu vos deux dernières épîtres, mon cher Darsie, et attendant la troisième, je ne me suis pas pressé d’y répondre. Ne croyez pas cependant devoir attribuer mon silence à ce qu’elles n’aient pas réussi à m’inspirer de l’intérêt ; car vraiment, cette fois, quoique la tâche fût difficile, vous avez encore su vous surpasser vous-même. Depuis le premier lunatique qui découvrit le Pandémonium de Milton dans un feu de bois expirant, — depuis le premier bambin ingénieur qui souffla des bulles d’eau de savon, c’est vous, le meilleur de mes amis, qui réussissez le mieux à bâtir des histoires avec rien. Si vous plantiez la fève, dans ce fameux conte de nourrice, vous parviendriez à faire que, dès l’instant où elle commencerait à germer, le château du géant fût prêt à élever ses fortifications sur le haut de la tige. Tout ce qui vous arrive prend dans votre riche imagination une teinte de merveilleux et de sublime. Avez-vous jamais vu ce que les artistes appellent un verre à la Claude-Lorrain, verre qui répand sa propre couleur sur tout le paysage que vous regardez au travers ? — Vous considérez les événements ordinaires précisément au travers d’un semblable milieu.

J’ai soigneusement examiné les faits contenus dans votre longue et dernière lettre, et je n’y ai rien trouvé qui n’aurait pu survenir au premier écolier d’High-School qui, s’avançant trop sur les sables de Leith et dépassant le prawndub[1], aurait mouillé ses bas et sa culotte, et qui enfin eût été tiré de là par quelque femme de pêcheur en jupons courts, et qui l’eût emmené chez elle, par compassion, tout en grognant, le long de la route, de la peine que lui occasionnait le gamin.

J’admire la figure que vous deviez faire, craignant pour votre chère vie, derrière le dos de votre pieux conducteur, — vos dents claquant de frayeur, vos muscles se raidissant d’épouvante. Votre exécrable souper de saumon brûlé, qui suffirait pour vous assurer les régulières visites du cauchemar durant une année, peut être appelé une véritable affliction ; quant à la tempête de jeudi dernier (telle est la date de votre lettre), elle rugit, siffla, hurla et beugla aussi horriblement à travers les vieilles cheminées de Candlemaker-row[2], qu’elle a pu le faire sur la côte de la Solway, si grand vent qu’il y fasse, — teste me per totam noctem vigilante[3]. Et puis le matin encore (que le seigneur ait pitié de votre sentimentale délicatesse !) — vous dites adieu au brave homme, sans même lui offrir une demi-couronne pour son souper et son logement ! oh !

Vous vous moquez de moi parce que je donnai un penny (pour être exact vous auriez dû dire six pence) à un vieux bon homme que vous, dans votre élévation d’esprit, vous auriez laissé aller se coucher sans souper, parce qu’il ressemblait à Solon ou à Bélisaire. Mais vous oubliez que l’affront descendit comme une bénédiction dans la poche du vieux porte-besace, qui se répandit en remercîments pour le généreux bienfaiteur. Il se passerait du temps, Darsie, avant qu’il vous remerciât de votre stérile vénération pour sa barbe et son extérieur. Puis, vous riez aux dépens de mon père, à propos de sa retraite à Falkirk, tout comme s’il n’était pas raisonnable de fuir, lorsque trois ou quatre coquins de montagnards, avec des claymores nues et des talons aussi légers que leurs doigts, galopent ;) près vous en criant furinish. Vous vous rappelez ce qu’il dit lui-même quand le laird de Bucklirat lui expliqua que furinish signifiait « attends un peu ». « De par le diable ! » dit-il, forcé de manquer à son purisme presbytérien au souvenir d’une demande si déraisonnable, « les bandits auraient-ils voulu que je m’arrêtasse pour me laisser couper le cou ? »

Imaginez une pareille bande à vos trousses, Darsie, et demandez-vous si vous ne joueriez pas des jambes comme pour fuir la marée de la Solway. Et pourtant vous accusez le courage de mon père. Je vous dis qu’il est assez courageux pour faire ce qui est bien et mépriser ce qui est mal ; — pour défendre une juste cause en payant de sa personne et de sa bourse, et prendre le parti du pauvre contre l’oppresseur, sans en craindre les conséquences pour lui-même. C’est le courage civil, Darsie ; et il importe peu à la plupart des gens, dans notre siècle et dans notre pays, de posséder ou non le courage militaire.

Ne pensez pas que je vous en veuille, quoique je cherche ainsi à rectifier vos opinions au sujet de mon père ; et je suis bien convaincu, après tout, que c’est à peine si je lui porte, moi, plus de respect que vous. Pendant que je suis d’humeur sérieuse, ce qui ne peut durer long-temps avec quelqu’un qui me fait toujours rire à ses dépens, je vous prierai, mon très-cher Darsie, de ne plus permettre que votre ardeur pour les aventures vous entraîne dans des périls semblables à celui des sables de la Solway. Le reste de l’histoire est pure imagination ; mais cette soirée orageuse aurait pu devenir, comme dit le Clown au roi Lear, « une dangereuse nuit pour nager. »

Quant au reste, si vous pouvez fabriquer des héros romanesques et mystérieux avec de vieux pêcheurs grossiers, moi le premier je prendrai quelque amusement à la métamorphose. Arrêtez pourtant, même ici, il y a besoin d’un peu de précaution. Ce chapelain femelle… vous en parlez si peu, et vous parlez tant des autres personnages, qu’il s’élève sur ce point des doutes en mon esprit. Elle est vraiment jolie, je crois, — et c’est là tout ce que votre discrétion m’apprend. Il est des cas où le silence en dit plus long qu’on ne veut. Aviez-vous honte ou peur, Darsie, d’entonner les louanges de la vraiment jolie diseuse de bénédicité ? — Aussi sûr que j’existe, vous rougissez ! Allons donc ; est-ce que je ne vous connais pas pour un infatigable écuyer des dames ? n’ai-je pas été souvent dans votre confidence ? Un bras élégant qui se montrait lorsque le reste de la personne était caché dans une vaste pelisse, ou une cheville et un cou-de-pied bien tournés, vus par hasard pendant que celle qui les possédait traversait l’allée de la vieille assemblée[4], tout cela ne vous a-t-il pas tourné la tête durant huit jours ? Vous fûtes un jour séduit, si je m’en souviens bien, par un seul regard d’un œil sans pareil qui, lorsque la belle dame leva son voile, se trouva être littéralement sans son pareil. Et, une autre fois, n’êtes-vous pas devenu amoureux d’une voix, — rien que d’une voix qui accompagnait la psalmodie dans la vieille église des Moines gris, jusqu’à ce que vous eussiez découvert que ce doux organe appartenait à miss Dolly Mac Izzard « bossue par derrière et par devant ? »

Toutes ces choses considérées et contrastant avec votre adroit silence au sujet de cette néréide qui vous récita le bénédicité, je dois vous prier de vous expliquer davantage sur ce point dans votre première lettre, à moins que vous ne vouliez me faire conclure que vous songez à elle plus que vous ne voulez le dire.

Vous ne vous attendez pas que je vous donne beaucoup de nouvelles sur ce pays, puisque vous connaissez la monotonie de ma vie, et que vous n’ignorez pas que je dois à présent me livrer à une étude continue. Vous avez dit cent fois que je ne pourrais faire mon chemin qu’à force de piocher ; il faut donc que je pioche.

Mon père semble s’apercevoir de votre absence plus que les premiers jours de votre départ. Il voit bien que nos repas solitaires n’ont plus cette gaieté que votre humeur joviale y répandait d’habitude, et il se laisse aller à cette mélancolie qui nous surprend lorsque la lumière du soleil ne brille plus à l’horizon. S’il est ainsi attristé, vous pouvez concevoir combien je le suis davantage, et vous figurer avec quelle ardeur je souhaite que vous reveniez habiter avec nous.




Je reprends la plume, après un intervalle de quelques heures, pour vous dire qu’il m’est arrivé un incident sur lequel vous bâtirez à coup sûr cent châteaux en Espagne, puisque moi-même, si peu amateur que je sois de ces édifices sans fondements, je dois avouer qu’il donne lieu à de singulières conjectures.

Depuis quelque temps mon père me prend avec lui lorsqu’il se rend aux tribunaux, dans son désir de me voir convenablement initié aux formes pratiques des affaires. Je confesse que, pour lui comme pour moi, je ne suis guère flatté de cette inquiétude outrée qui nous rend, je l’ose dire, l’un et l’autre ridicules. Mais de quoi sert ma répugnance ? Mon père m’entraîne chez son avocat, savant jurisconsulte : — « Êtes-vous prêt à plaider aujourd’hui, M. Crossbite ? Voilà mon fils qui se destine au barreau ; — je prends la liberté de l’amener aujourd’hui à la consultation, simplement pour qu’il puisse voir comment se pratiquent les affaires. »

M. Crossbite sourit et s’incline, comme tout avocat sourit au procureur qui l’emploie ; même, j’ose l’affirmer, il pousse sa langue contre sa joue, et souffle à l’oreille de la première grande perruque qui passe auprès de lui : « Où diable le vieux Fairford en veut-il venir en lâchant son louveteau sur moi ? »

Tandis que je me tenais derrière eux, beaucoup trop vexé du rôle puéril que j’avais à jouer pour tirer grand profit de la savante discussion de M. Crossbite, je remarquai un homme déjà mûr, qui, debout et les yeux fixés sur mon père, semblait n’attendre que la fin de l’affaire pour s’adresser à lui. Il y avait quelque chose dans l’extérieur de cet individu qui commandait l’attention ; — pourtant ses vêtements n’étaient pas taillés dans le goût actuel, et, quoique jadis magnifiques, ils étaient maintenant surannés et hors de mode. Son habit était de velours à ramage doublé de satin : sa veste, de soie violette et couverte de broderie ; sa culotte, de même étoffe que l’habit. Il portait des souliers très-couverts, à bouts carrés ; et les bas de soie étaient roulés au-dessus de ses genoux, ainsi que vous pouvez l’avoir vu dans des peintures, et de temps à autre sur quelques-uns de ces originaux qui semblent se piquer de suivre les modes du temps de Mathusalem. Un chapeau à tenir sous le bras et une épée complétaient nécessairement son équipement qui, bien que hors de date, appartenait à un homme de qualité.

À l’instant où M. Crossbite finit ce qu’il avait à dire, ce personnage accosta mon père, en disant : « Votre serviteur, M. Fairford. — Il y a long-temps que nous ne nous sommes rencontrés. »

Mon père, dont vous connaissez la politesse scrupuleuse et formaliste, s’inclina, balbutia, demeura confus, et enfin dit au nouveau venu que l’époque depuis laquelle ils s’étaient vus était si éloignée, que, tout en se rappelant fort bien sa figure, son nom (il en était désolé) lui était sorti de la mémoire, il ne savait comment.

« Avez-vous donc oublié Herries de Birrenswork ? » reprit le monsieur. Mon père s’inclina plus bas encore qu’auparavant ; mais il me sembla que l’accueil qu’il faisait à son vieil ami, n’avait plus la même politesse respectueuse. Je trouvai qu’alors il y avait un peu de cette civilité de visage que le cœur eût refusé si le décorum l’avait permis.

Mon père, néanmoins, s’inclina encore une fois, et dit qu’il se flattait de le voir en bonne santé.

« Si bonne, mon cher M. Fairford, que je viens ici résolu à renouveler connaissance avec un ou deux vieux amis, et d’abord avec vous. — Je loge toujours à ma vieille auberge. — Il vous faut venir dîner aujourd’hui avec moi chez Paterson, au bout de Horse-Wynd : — C’est tout près de votre nouvelle demeure à la mode, et j’ai affaire à vous. »

Mon père s’excusa poliment et non sans embarras. — Une absolue nécessité le retenait chez lui.

« Alors je dînerai chez vous, mon cher, reprit M. Herries de Birrenswork. Le peu d’instants que vous pourrez m’accorder après dîner suffira à mon affaire ; et je ne vous empêcherai pas deux minutes de songer aux vôtres. — Je ne suis pas homme de bouteille. »

Vous avez souvent remarqué que mon père, quoique observateur scrupuleux des devoirs de l’hospitalité, semble les remplir plutôt comme une obligation que comme un plaisir ; et il est vrai que, sans un désir consciencieux de nourrir ceux qui ont faim et de recevoir les étrangers, il leur ouvrirait sa porte plus rarement qu’il n’a coutume de le faire. Je n’ai jamais vu un exemple plus frappant de cette singularité, qui, jusque-là, m’avait paru caricaturée par votre imagination, que dans sa manière de souscrire à l’invitation que prenait M. Herries. L’air embarrassé et l’effort pour sourire dont il accompagna son « nous nous attendons à l’honneur de vous voir dans Brown’s Square à trois heures, » ne pouvait tromper personne et n’en imposa point au vieux laird. Ce fut avec un regard de dédain que celui-ci répliqua : « Je vous débarrasserai donc de moi jusqu’à cette heure, M. Fairford ; » et tout semblait dire : « Il me plaît de dîner chez vous, bien ou mal venu, peu m’importe. »

Lorsqu’il eut le dos tourné, je demandai à mon père qui c’était. « Un homme bien malheureux, dit-il.

— Il prend assez bien son infortune, répliquai-je. Je n’aurais pas soupçonné qu’un extérieur aussi brillant cachât le besoin d’un dîner.

— Et comment savez-vous s’il en est ainsi ? répliqua mon père ; il est omni suspicione major[5], en tout ce qui concerne les biens de ce monde. Il faut espérer qu’il en fait un bon usage ; — quoique, dans ce cas, ce serait pour la première fois de sa vie.

— Il n’a donc pas vécu d’une façon régulière ? » poursuivis-je.

Mon père me répondit par cette fameuse sentence, grâce à laquelle il fait cesser toute question inconvenante sur les défauts d’autrui : « Si nous voulons corriger nos propres vices, Alan, nous aurons tous bien assez à faire, sans nous constituer juges de ceux des autres. »

J’étais donc encore en défaut ; mais, revenant à la charge, je fis remarquer que ce monsieur avait l’air d’un homme de haut rang et de grande famille.

« Ce n’est pas à tort, dit mon père, puisqu’il représente les Herries de Birrenswork, une des branches de cette noble et jadis puissante famille des Herries, dont la tige aînée se perdit dans la maison de Nitherdale, à la mort de lord Robin le philosophe, anno Domini mil six cent soixante-sept.

— Possède-t-il encore son domaine patrimonial de Birrenswork ?

— Non. Du vivant même de son père, ce n’était qu’un simple titre. — Les propriétés furent confisquées sous Herbert Herries qui avait suivi son parent, le comte de Derwentwater, à l’affaire de Preston, en 1715. Mais ils conservent le titre, espérant sans doute que leurs réclamations peuvent être accueillies dans des temps plus favorables aux jacobites et aux papistes, et ceux qui ne partagent nullement leurs ridicules idées doivent pourtant ne pas contrecarrer un tel caprice, ex comitate, sinon ex misericordia[6]. — Mais, fût-il le pape et le prétendant tout ensemble, il faut lui préparer un dîner, puisqu’il a trouvé bon de s’inviter lui-même. Cours donc à la maison, mon garçon, et dis à Hannach, à la cuisinière Epps et à James Wilkinson de faire pour le mieux ; sors-nous une bouteille ou deux de mon meilleur maxwell. — Il est au cinquième tas. — Voici les clefs de la cave au vin. — Ne les laisse pas dans la serrure ; — tu connais le faible du pauvre James, quoique ce soit une honnête créature sous tous les autres rapports ; — et il ne me reste plus que deux bouteilles d’eau-de-vie vieille. — Il nous les faut garder en cas de maladie, Alan. »

J’allai faire mes préparatifs. — L’heure du dîner arriva, et avec elle M. Herries de Birrenswork.

Si j’avais votre talent pour inventer et décrire, Darsie, je pourrais vous faire de cet étranger un beau portrait, bien sombre, bien mystérieux, un véritable portrait à la Rembrandt, qui serait aussi supérieur à celui de votre pêcheur, qu’une cotte de maille l’est à un filet servant à pêcher des harengs. Je puis dire seulement que je le trouvai éminemment désagréable et mal élevé. — Non, mal élevé n’est pas le mot propre ; au contraire, il semblait connaître parfaitement les usages de la bonne compagnie, et croire seulement que notre rang n’exigeait point qu’il s’y conformât, — ce qui était infiniment plus offensant que si l’on avait reconnu chez lui une grossièreté naturelle et un manque complet d’éducation. Pendant que mon père disait le bénédicité, le laird se mit à siffler tout haut ; et lorsque moi-même, à l’invitation de mon père, je récitai les grâces, il se servit de son cure-dent, comme s’il avait attendu ce moment pour le faire.

Assez quant à l’Église. — Quant au roi, les choses allèrent plus mal encore. Mon père, vous savez, est toujours plein de déférence pour ses hôtes ; et dans l’occasion dont il s’agit, il semblait désirer plus vivement que jamais d’éviter toute cause de dispute. Il compromit même sa loyauté jusqu’à porter simplement « au roi » le premier toast après dîner, au lieu de l’emphatique formule de « au roi Georges ! » qu’il emploie d’ordinaire. Notre convive fit un mouvement avec son verre, de façon à le passer derrière une carafe qui était près de lui, et ajouta : « De l’autre côté de l’eau. »

Mon père rougit, mais fit semblant de ne pas entendre. Bien des fois encore l’étranger se montra sans gêne et sans décence dans les manières, comme dans le ton de sa conversation ; de sorte que, connaissant les préjugés de mon père en faveur du rang et de la naissance, et sachant que son jugement, d’ailleurs très-sain, ne s’est jamais entièrement soustrait à ce respect servile que les grands, aux jours de son enfance, commandaient si impérieusement, je pouvais à peine l’excuser de tolérer tant d’insolence ; — car la chose allait jusque-là — de la part d’un convive qui s’était invité lui-même.

On peut excuser un voyageur avec qui on est dans une voiture, s’il vous marche sur les pieds par accident, ou même par inattention ; mais le cas devient différent lorsque, connaissant le mal qu’il a fait, il continue à vous écraser les pieds avec ses talons. Dans mon opinion — et je suis un homme pacifique — on ne peut alors éviter aisément une déclaration de guerre.

Je crois que mon père lut ma pensée dans mes yeux, car tirant sa montre, il dit : « Alan, il est plus de quatre heures : — il vous faut retourner maintenant à vos études. — Birrenswork vous excusera. »

Notre visiteur fit négligemment un signe de tête, et il ne me resta plus de prétexte pour demeurer. Mais, au moment où je sortais, j’entendis ce magnat de Nitherdale prononcer distinctement le nom de Latimer. Je m’arrêtai ; mais un coup d’œil de mon père me força de me retirer ; quand, une heure après, je fus invité à venir prendre une tasse de thé, notre convive était parti. Il avait affaire le soir dans High-Street, et ne pouvait prendre même le temps de boire le thé. Je ne pus m’empêcher de dire que son départ nous délivrait du moins de son incivilité. « Quel besoin, dis-je, avait-il de nous railler, parce que nous avons transporté notre demeure d’un quartier incommode dans une partie de la ville qui nous convient davantage ? Qu’est-ce que cela lui fait, si nous voulons jouir de la commodité ou du luxe d’une maison anglaise au lieu de vivre empilés les uns sur les autres dans un hôtel ? Sa naissance patricienne et sa fortune aristocratique lui ont-elles donné le droit de censurer des gens qui disposent des fruits de leur industrie suivant leur bon plaisir ?

Mon père prit une grosse prise de tabac, et répondit : « Fort bien, Alan, fort bien, en vérité. Je voudrais que M. Crossbite, ou Pest le conseiller, vous eût entendu ; il aurait reconnu que vous avez du talent pour l’éloquence du barreau ; et il peut n’être pas inutile de vous essayer de temps à autre à la maison, pour gagner de la hardiesse et vous tenir en haleine ; mais, quant à ce que nous a dit ce Herries de Birrenswork, cela ne vaut pas une prise de tabac. Ne croyez pas que je me soucie de lui plus que de toute autre personne qui vient ici pour affaire, quoique je ne veuille pas le prendre à la gorge, parce qu’il parle comme un oison qu’il est. Mais, pour changer de sujet, je voudrais avoir l’adresse précise de Darsie Latimer ; car il est possible que j’aie à écrire une ligne de ma main à ce pauvre garçon. — Je n’en suis pas encore bien sûr. — Mais donnez-moi l’adresse en tout cas. »

Je la lui ai donnée ; et, en conséquence, si vous avez entendu parler de mon père, vous en savez probablement plus que moi sur cette affaire ; mais si vous n’avez rien reçu de lui, alors je m’acquitterai d’un devoir d’ami en vous faisant savoir qu’il s’agit très-certainement entre ce laird ennuyeux et mon père d’une chose où vous êtes vivement intéressé.

Adieu ! et quoique je vous donne matière à rêver tout éveillé, gardez-vous de bâtir un château trop lourd pour la fondation, qui n’est encore que le mot Latimer prononcé au milieu d’une conversation entre un gentilhomme du Dumfries-Hire et un procureur d’Édimbourg. — Cætera prorsùs ignoro[7].



  1. Dub, signifie en écossais une petite pièce d’eau ; et prawn est une crevette ; ainsi prawndub est un endroit où l’on prend des crevettes. a. m.
  2. Nom d’une rue du vieux quartier d’Édimbourg. a. m.
  3. Témoin qui veille toute la nuit. a. m.
  4. Cette allée maintenant déserte, était autrefois le passage le plus fréquenté pour se rendre de High-Street (Haute-Rue), dans les faubourgs du sud. a. m.
  5. Au-dessus de tout soupçon. a. m.
  6. Par politesse, sinon par pitié. a. m.
  7. J’ignore tout à fait le reste. a. m.