Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 34-41).
◄  Lettre II
Lettre IV  ►


LETTRE III.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORD.


Shepherd’s Bush.


J’ai reçu votre absurde et très-prétentieuse épître. Il est heureux pour vous que, comme Lovelace et Belfort, nous soyons convenus de nous pardonner toutes les libertés que nous pourrions prendre l’un envers l’autre ; car, sur ma parole, il y a certaines réflexions dans votre lettre qui, sans cela, m’auraient obligé à retourner aussitôt à Édimbourg, uniquement pour vous montrer que je ne suis pas ce pour quoi vous me prenez.

Diable ! quel couple de jeunes fous vous avez fait de nous ! — Moi me jetant dans des embarras sans avoir le courage d’en sortir ; — vous, la sagacité même, effrayé de mettre un pied devant l’autre, de peur qu’il ne s’égare de son compagnon ; et restant ainsi immobile comme une borne, par pure faiblesse et par froideur de cœur, pendant que tout le monde vous dépasse au galop. Vous, peintre de portraits ! — Je vous le dis, Alan, j’en ai vu un meilleur, établi sur le haut d’une échelle, et peignant un Highlander en kilt, qui tenait une chopine aussi grosse que lui, tandis qu’un Lowlander, botté et en perruque, faisait le pendant, et soutenait un verre de pareille dimension : le tout destiné à représenter l’enseigne de la Salutation.

Comment avez-vous eu le courage de représenter votre propre individu, avec tous ses mouvements assujettis, comme ceux d’une grande poupée hollandaise, à la pression de certains ressorts, tels que devoir, réflexion, etc., sans l’impulsion desquels vous voudriez sans doute me faire croire que vous ne bougeriez pas d’un pouce ? Mais n’ai-je pas vu votre gravité hors de son lit à minuit ? et faut-il vous rappeler en termes clairs certaines espiègleries ? Vous avez toujours, avec les plus rigides sentiments à la bouche et la réserve la plus affectée dans vos manières, une espèce de propension secrète vers le mal, quoique avec plus de penchant à le vouloir faire que d’adresse à l’accomplir. Je ne puis que rire intérieurement, lorsque je me rappelle avoir vu mon très-vénérable censeur, le futur président de quelque haute cour d’Écosse, souiller, haleter et se débattre, comme un gros cheval de charrette dans une fondrière, où ses efforts maladroits l’enfoncent de plus en plus profondément, jusqu’à ce que quelqu’un, — moi, par exemple, — prenne pitié de l’animal souffrant, et le tire par la crinière ou par la queue.

Quant à moi, mon portrait, s’il se peut, est une caricature encore plus scandaleuse. Moi, faillir ou perdre courage dans le danger ! Où avez-vous vu le moindre symptôme du caractère faible dont vous me gratifiez, simplement, je pense, pour mettre en relief la solide et impassible dignité de votre stupide indifférence ? Si jamais vous me vîtes trembler, soyez sûr que mon corps lui seul, comme celui du vieux général espagnol, s’effrayait des dangers dans lesquels mon esprit l’allait conduire. Sérieusement, Alan, une telle pauvreté d’énergie est une rude accusation à porter contre un ami. Je me suis examiné d’aussi près que j’ai pu, un peu blessé, à vrai dire, de vous voir une si triste idée de moi, et, sur ma vie ! impossible d’en trouver le motif. J’accorde que vous avez peut-être quelque avantage sur moi par la fermeté et l’insouciance de votre caractère ; mais je me mépriserais moi-même, si j’avais pu manquer de courage comme vous me l’imputez. Néanmoins, je suppose que ces avis peu flatteurs viennent d’une sincère inquiétude pour ma sûreté, et, sous ce point de vue, je les reçois, comme j’avalerais la médecine que m’aurait prescrite un docteur bienveillant, quoique je crusse dans mon cœur qu’il s’est mépris sur mon mal.

Sauf cette offensante insinuation, je vous remercie, Alan, du reste de votre épître. Il me semble entendre votre bon père prononcer le mot Noble-House, avec un mélange de mépris et de déplaisir, comme si le nom même du pauvre petit village lui était odieux, ou comme si vous eussiez choisi dans toute l’Écosse le lieu où précisément vous ne deviez pas dîner. Mais s’il avait une aversion particulière pour cet innocent village et la méchante auberge, n’est-ce pas sa faute à lui, si je n’ai pas accepté l’invitation du laird de Glengallacher, de courre un daim dans ce qu’il appelle emphatiquement « son pays ? » La vérité est que j’avais un violent désir de me rendre à l’invitation de Sa Seigneurie. Courre un daim ! Songez quelle magnifique idée c’est pour celui qui n’a jamais tiré que des moineaux ; et encore avec un pistolet d’arçon acheté dans la boutique d’un revendeur de Cowgate ! — Vous qui prônez tant votre courage, vous pouvez vous rappeler que je courus le risque de tirer ledit pistolet la première fois, tandis que vous vous teniez à une distance de vingt pas ; et que, après vous être assuré qu’il partirait sans éclater, oubliant toute loi, hors celle du plus grand et du plus fort, vous vous en emparâtes exclusivement tous les autres dimanches. Un tel amusement n’était pas une complète introduction au noble art de chasser le daim, comme il est exercé dans les hautes terres ; cependant je ne me serais point fait scrupule d’accepter l’honnête invitation de Glengallacher, au risque de tirer une carabine pour la première fois, n’eût été l’exclamation que poussa votre père à ma proposition, dans toute l’ardeur de son zèle pour le roi Georges, la maison de Hanovre et la foi presbytérienne. Je voudrais n’y pas avoir fait attention, puisque, par mon obéissance, j’ai si peu gagné dans sa bonne opinion. Toutes ses idées sur les montagnards sont puisées dans ses souvenirs de 1745, lorsqu’il abandonna West-Port, avec ses confrères les volontaires, pour se retrancher chacun dans la forteresse de leur propre demeure, aussitôt qu’ils apprirent que le prince aventureux était arrivé avec les clans jusqu’à Kirkliston. La fuite de Falkirk, — parma non bene relicta[1], — à laquelle votre père prit part, je pense, avec l’intrépide régiment de l’Ouest, ne semble pas avoir affaibli son dégoût pour la compagnie des montagnards ; (tirez-vous le courage dont vous êtes si fier d’une source héréditaire, Alan ?) et les histoires de Rob Roy Mac Grégor, ou du sergent Alan Mhor Cameron, ont contribué à donner aux Highlanders, dans son imagination, des couleurs encore plus noires.

Maintenant, d’après tout ce que je puis voir, ces idées, en tant qu’appliquées à l’état présent du pays, sont absolument chimériques. On ne songe pas plus au Prétendant dans les montagnes, que si le pauvre seigneur était allé rejoindre ses cent huit ancêtres, dont les portraits décorent les antiques murailles d’Holy-Rood. Les larges sabres ont passé en d’autres mains ; les boucliers servent à couvrir les barattes à beurre ; et les habitants, de bruyants fanfarons qu’ils étaient, sont devenus ou sur le point de devenir de lâches coquins. De fait, ce fut en partie ma conviction qu’il y avait peu de choses à voir dans le Nord, qui, me conduisant à la conclusion de votre père, quoique par des prémisses différentes, m’a fait porter mes pas dans la direction contraire, où peut-être je n’en verrai guère plus.

Il est une chose pourtant que j’y ai vue ; et ç’a été avec un plaisir presque indéfinissable ; mais, semblable au prophète mourant sur le sommet du mont Pisgah, je pouvais promener mes regards sur une terre qu’il était défendu à mes pieds de toucher. — J’ai vu, en un mot, les fertiles côtes de la joyeuse Angleterre, l’Angleterre où je me vante d’être né ! l’Angleterre que je contemple, même tandis que des flots irrités et des sables mouvants nous séparent, avec la tendresse d’un enfant respectueux.

Vous n’avez pas oublié, Alan, (car quand oubliâtes-vous jamais ce qui intéressait votre ami ?) que cette même lettre de mon ami Griffith, qui doublait mon revenu annuel et me rendait absolument libre de tous mes mouvements, contenait une clause prohibitive, par laquelle, sans motif énoncé, il m’était enjoint, si je tenais à ma sûreté présente et à ma fortune future, de ne pas visiter l’Angleterre : toute autre partie de l’empire britannique, et même un voyage sur le continent, si tel était mon désir, étant laissés à mon choix. — Où ai-je lu, Alan, cette histoire d’un plat couvert, servi au milieu d’un banquet royal, sur lequel les yeux de chaque convive furent immédiatement fixés, oubliant les mets délicieux dont la table était chargée ? Cette clause qui me défend d’entrer en Angleterre, mon pays natal, la terre des braves, des sages, des hommes libres, m’afflige plus que ne peuvent me réjouir la liberté et l’indépendance qu’on me laisse sous tout autre rapport. Aussi, en cherchant la frontière la plus rapprochée de la région qu’il m’est défendu de parcourir, ressemblé-je au pauvre cheval attaché à un piquet, qui broute toujours, comme vous pouvez l’avoir observé, sur la limite même du cercle dans lequel il est confiné par sa corde.

Ne m’accusez point d’être romanesque parce que j’obéis à l’impulsion qui m’entraîne vers le sud ; ne supposez pas que, pour contenter l’envie imaginaire d’une sotte curiosité, je sois en péril de risquer les véritables douceurs de ma condition présente. L’homme quel qu’il soit, qui a jusqu’à présent veillé sur ma conduite, m’a montré par des preuves convaincantes, plus fortes que toutes les assurances qu’on m’aurait pu donner, que mon avantage réel est son but principal. Je serais donc pire qu’un fou si je me révoltais contre son autorité, même lorsqu’elle me semble exercée un peu capricieusement. Certes, à mon âge, je pourrais, maître comme je le suis de mes actions et de ma conduite sous tout autre rapport, m’attendre à ce qu’on m’expliquât d’une manière franche et loyale, dans mon propre intérêt, le motif qui m’exclut d’Angleterre. Pourtant, je ne veux pas en murmurer. Je connaîtrai toute cette histoire un jour, j’espère ; et peut-être, après tout, comme vous le soupçonnez, n’y trouverai-je rien de bien étonnant.

Impossible cependant de ne pas s’émerveiller ; — mais du diable si je m’émerveille encore : ma lettre serait aussi pleine de miracles qu’une des annonces de Katter felto. Je désire vivement vous faire, au lieu de cette ridicule répétition de conjectures et de présages, le récit d’une petite aventure qui m’est arrivée hier ; quoique je sois sûr que, selon votre habitude, vous examinerez ma pauvre histoire par le côté de la lorgnette qui rapetisse les objets, et la réduirez, more tuo, aux plus communes trivialités, auxquelles vous m’accuserez ensuite de donner trop d’importance. Allez vous promener, Alan, vous êtes un confident aussi impropre à un jeune étourdi qui ne manque pas d’imagination, que le vieux et taciturne secrétaire de Facardin de Trébizonde[2]. Après tout, nous devons chacun accomplir notre destinée. Il me faut, à moi, voir, agir et parler ; — et vous, comme un Hollandais enfermé dans une diligence avec un Gascon, écouter et lever les épaules.

À propos de Dumfries, capitale de ce comté, j’ai peu de chose à dire, et je n’abuserai pas de votre patience en vous rappelant qu’elle est bâtie sur la jolie rivière de Nith ; et que son cimetière, qui est le lieu le plus élevé de toute la ville, domine sur une vue aussi belle qu’étendue. Je n’userai pas non plus de mon privilège de voyageur pour vous condamner à lire la longue histoire de Bruce, poignardant Comyn le Rouge[3] dans l’église des Dominicains, qui s’élevait en cet endroit, et devenant roi et patriote parce qu’il avait été sacrilège et assassin. Les habitants de Dumfries se souviennent encore de ce forfait, et ils le justifient en disant que ce n’était qu’une église papiste ; — c’est pourquoi les murailles en ont été si complètement démolies, qu’il n’en reste aucun vestige. C’est une fameuse bande de presbytériens bleus que ces bourgeois de Dumfries ; ils sont, comme les aime votre père, zélés pour la succession protestante, — d’autant plus, peut-être, que bon nombre de grandes familles d’alentour sont soupçonnées de penser tout différemment, et ont presque toutes pris part à l’insurrection de 1715, et quelques-unes même à l’affaire plus récente de 1745. À cette dernière époque, la ville elle-même a souffert ; car lord Elcho, avec un fort parti de rebelles, leva une sévère contribution sur Dumfries, parce que les citoyens avaient inquiété l’arrière-garde du Chevalier pendant sa marche vers l’Angleterre.

La plupart de ces détails m’ont été communiqués par le prévôt Crosbic, qui, venant à m’apercevoir sur la place du marché, se rappela que je vivais dans votre intimité, et m’invita fort obligeamment à dîner. Dites à votre père, je vous prie que les effets de sa bonté me suivent partout. Pourtant, je fus ennuyé de cette jolie ville au bout de vingt-quatre heures, et je suivis la côte vers l’orient, cherchant à apercevoir quelques objets d’antiquité, et parfois faisant ou essayant de faire usage de ma nouvelle ligne. Soit dit en passant, les leçons du vieux Cotton, grâce auxquelles j’avais espéré devenir assez habile pour entrer dans la modeste sociétés des pêcheurs à la ligne, ne valent pas un farthing sous ce méridien. C’est ce que j’appris par un simple hasard, après avoir attendu au bord de l’eau quatre mortelles heures sans rien prendre. Je n’oublierai jamais un impudent polisson, un vacher d’environ douze ans, sans souliers ni bonnet, les jambes nues, et portant une paire de culottes assez minables. — Le drôle riait dédaigneusement à la vue de ma besace en filet, de ma sonde, et des nombreuses amorces que j’avais réunies comme pour attirer le poisson de la rivière. Je me déterminai enfin à passer la ligne à ce bambin si ricaneur, pour voir ce qu’il en ferait, et non-seulement il remplit à moitié ma besace en une heure, mais à la lettre me fit prendre deux truites de ma propre main. Cette circonstance, outre que Sam trouvait le foin et l’avoine, sans oublier l’ale, d’une qualité supérieure dans cette petite auberge où je suis maintenant, me fit d’abord songer à y demeurer un jour ou deux ; et j’obtins pour mon méchant gamin le pêcheur la permission de m’accompagner, en payant un vacher à sa place.

Une anglaise tient cette petite hôtellerie avec une admirable propreté, et ma chambre à coucher est embaumée de lavande ; elle est éclairée par une jolie fenêtre à châssis, et les murs sont ornés de ballades sur la belle Rosamonde et la cruelle Barbara Alan. L’accent de cette femme, quoique assez rude, résonne agréablement à mon oreille ; car je n’ai jamais pu oublier le triste effet produit sur mes jeunes organes, par votre lente et traînante prononciation du Nord, que j’entendais alors comme les sons d’une langue étrangère. J’avoue que j’ai moi-même, depuis ce temps, pris l’accent écossais en perfection, et même plusieurs écossismes. Mais l’accentuation anglaise arrive encore à mon oreille comme une voix amie ; et quand je l’entends dans la bouche d’un mendiant vagabond, elle manque rarement d’exciter ma charité. Vous, Écossais, qui êtes si fiers de votre propre nationalité, vous devez faire une juste concession à celle des autres.

Le matin suivant, j’allais me rendre sur le bord du ruisseau où j’avais pêché à la ligne le soir précédent, lorsque je fus retenu par une forte averse qui dura toute la matinée. Pendant ce temps-là, j’entendis mon vaurien de guide parler d’un ton aussi effronté, en débitant ses grosses plaisanteries dans la cuisine, que peut le faire un laquais dans la galerie à un schelling d’un théâtre ; — tant il est peu vrai que la modestie et l’innocence soient les compagnes inséparables d’une vie passée dans la solitude champêtre.

Quand, après dîner, le temps se fut éclairci, et que nous fûmes enfin parvenus au bord de la rivière, il me fallut endurer un nouveau tour de mon savant précepteur. Il aimait mieux apparemment pêcher lui-même que de s’ennuyer à instruire un novice maladroit comme moi ; et, dans l’espoir de lasser ma patience et de me faire céder la ligne, comme je l’avais fait la veille, mon drôle parvint à me laisser battre l’eau pendant une heure avec un hameçon sans pointe. Je découvris la ruse enfin, en voyant le drôle ricaner avec délices, lorsqu’il apercevait une large truite sortir de l’eau, et se dégager sans peine de l’hameçon. Je lui appliquai un bon soufflet, Alan ; mais je m’en repentis le moment d’après, et, en réparation, je lui cédai la possession de la ligne pour le reste de la soirée. Il tâcha de rapporter un plat de truites pour mon souper, en expiation de ses offenses.

Ainsi débarrassé d’un amusement dont je ne me souciais guère, je dirigeai mes pas vers la mer, ou plutôt vers le détroit de Solway, qui sépare ici les deux royaumes. J’en étais à peine éloigné d’un mille, et je suivais une agréable promenade sur les hauteurs sablonneuses, couvertes d’une herbe courte ; ce que vous appelez links[4], et nous Anglais downs.

Mais le reste de mon aventure me lasserait les doigts, et je dois remettre à l’écrire à demain matin : c’est alors seulement que vous en recevrez la continuation ; et, en attendant, pour prévenir des conclusions trop précipitées, je puis seulement vous dire que tout ceci n’est que l’introduction de l’aventure que je me propose de vous communiquer.



  1. Avec son bouclier honteusement abandonné. a. m.
  2. Voir les Facardins d’Hamilton.
  3. L’histoire d’Écosse parle en détail de cet événement. a. m.
  4. Links, mot écossais qui se traduit par dunes. C’est, ainsi qu’on appelle une vaste étendue de terrain près des Meadows, à Édimbourg. a. m.