Redgauntlet/Chapitre 09

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 268-275).


CHAPITRE IX.

CONTINUATION DU JOURNAL DE DARSIE LATIMER.

L’AVEUGLE.


Voici donc une halte ! — Enfin je suis parvenu à être assez seul pour pouvoir continuer mon journal ; il est devenu pour moi une sorte de tâche et de devoir, et, quand je manque à les remplir, il me semble que ma journée n’a pas été complète. Il est vrai que l’œil d’un ami peut ne s’arrêter jamais sur le travail qui a su amuser les heures solitaires d’un malheureux prisonnier : pourtant l’exercice de la plume paraît avoir l’action d’un calmant sur l’agitation de mes pensées et sur le tumulte de mes passions. Je ne l’ai jamais quittée sans me lever et plus ferme dans ma résolution, et plus ardent dans mes espérances. Des milliers de craintes vagues, d’attentes bizarres et de projets mal dirigés se pressent dans l’esprit d’une personne en butte au doute et au danger ; mais, en les arrêtant tandis qu’elles passent avec rapidité, en les jetant sur le papier, et même en nous forçant, par cet acte mécanique, à les considérer avec une attention plus soutenue et plus minutieuse, nous pouvons éviter de devenir les dupes de notre imagination exaltée : absolument comme on guérit un jeune cheval du défaut de la peur, en le contraignant à rester tranquille et à regarder plusieurs instants de suite l’objet qui l’a effrayé.

On ne court qu’un risque, qui est celui d’être découvert. Mais, d’abord, j’ai contracté l’habitude d’une écriture très-serrée durant mon séjour chez M. Fairford, dans le but de copier autant de rôles que possible sur une grande feuille de papier timbré. En outre, j’ai fait, comme il m’est déjà arrivé de le dire ailleurs, j’ai fait cette consolante réflexion que, si le récit de mes infortunes tombait entre les mains de celui qui en est l’auteur, il pourrait, sans nuire à qui que ce soit, lui montrer le caractère véritable et les dispositions réelles de la personne qui est devenue son prisonnier, — peut-être sa victime. Maintenant, néanmoins, que d’autres noms et d’autres personnagos vont figurer dans ce registre de mes pensées, je dois prendre un nouveau soin de ces papiers, et les tenir toujours près de moi, de manière qu’au moindre danger d’une découverte, je puisse les détruire en un clin d’œil. Je n’oublierai ni vite ni aisément la leçon que m’a donnée le penchant curieux de Cristal Nixon, agent et complice de cet homme, penchant qui se manifesta si audacieusement à Brokenburn, et devint la cause première de mes souffrances.

Le motif qui m’a fait quitter si brusquement la dernière feuille de mon journal était le son inaccoutumé d’un violon, dans la cour de la ferme, et sous mes fenêtres. Il ne paraîtra pas surprenant aux personnes qui ont étudié la musique, qu’après avoir entendu quelques notes seulement, j’aie été soudain convaincu que le joueur n’était personne autre que le ménétrier ambulant mentionné plus haut comme présent à la destruction des filets à pieux de Josué Geddes ; car telles étaient la délicatesse exquise et la force supérieure de son exécution, que j’aurais juré reconnaître son coup d’archet au milieu de tout un orchestre. J’eus d’autant moins raison d’en douter, qu’il joua deux fois le bel air écossais appelé Villie le voyageur ; et je ne pus m’empêcher de conclure qu’il avait l’intention de m’apprendre son arrivée, puisque cet air indique ce que les Français appellent le nom de guerre du musicien.

L’espérance s’accroche toujours au moindre rameau dans la dernière extrémité. Je savais que cet homme, quoique privé de la vue, était hardi, ingénieux, et parfaitement capable de servir de guide. Je crus avoir gagné sa bienveillance, en jouant le rôle de son camarade dans un moment de folie ; et je me rappelai que, dans une vie solitaire, errante et désordonnée, les hommes, se trouvant dégagés de tous les liens ordinaires de la société civile, regardent ceux de la camaraderie comme beaucoup plus sacrés, de sorte qu’on rencontre parfois de l’honneur chez les brigands, de la fidélité et de l’attachement chez les individus que la loi appelle vagabonds. L’histoire de Richard Cœur de Lion et de son ménestrel Blondel se présenta en même temps à mon esprit, quoique je ne pusse m’empêcher de sourire, en songeant à la noblesse de la comparaison ainsi appliquée à un joueur de violon aveugle et à moi-même. Encore y avait-il dans tout cela quelque chose qui éveillait en moi l’espérance que, si je pouvais parvenir à correspondre avec le pauvre musicien, il serait en état de m’aider à sortir de ma situation présente.

Sa profession me donnait à penser que cette communication désirée n’était pas impossible ; car il est bien connu qu’en Écosse, où il y a tant de musique nationale dont les paroles et les airs sont également populaires, il existe parmi les hommes qui jouent d’un instrument une espèce de franc-maçonnerie, grâce à laquelle ils peuvent, par le simple choix de l’air, donner beaucoup à comprendre aux personnes qui écoutent. Des allusions personnelles fort piquantes sont souvent faites de cette manière ; et rien n’est plus ordinaire, dans les repas publics, que d’entendre accompagner un toast par un air propre à exprimer un compliment, une plaisanterie, et parfois une satire.

Pendant que ces réflexions traversaient rapidement mon esprit, j’entendis en bas mon ami recommencer, pour la troisième fois, l’air auquel il avait probablement emprunté son propre nom, lorsqu’il fut interrompu pas ses auditeurs rustiques.

« Si vous ne pouvez pas nous jouer d’autre air que celui-là, vous feriez mieux de rengainer votre instrument et de décamper. Vienne le squire, ou Cristal Nixon, et nous verrons qui paiera la musique.

— Oh ! oh ! pensai-je. Si je n’ai pas à craindre d’oreilles plus fines que celles de mes amis Jean et Dorcas, je puis tenter une épreuve ; et je chantai deux ou trois vers du psaume 137e comme très-propre à exprimer mon état de captivité : —


Près des fleuves de Babylone,
Nous nous sommes assis et nous avons pleuré.


Les paysans écoutèrent avec attention, et quand j’eus fini, je les entendis se dire les uns aux autres, à voix basse, avec l’accent de la commisération : « Mon Dieu ! le pauvre garçon ! un si beau jeune homme avoir perdu la raison !

— En ce cas, » dit Willie le voyageur, assez haut pour que ses paroles arrivassent à mon oreille, « je ne connais rien de meilleur qu’un air de violon pour lui rendre ce qu’il a perdu. » Et il joua avec force et chaleur le joli air écossais, adapté aux paroles suivantes qui se présentèrent aussitôt à mon souvenir : —


Oh ! sifflez, mon garçon, et je viens vite à vous ;
Dussent tous mes parents devenir bientôt fous,
Sifflez et je viens vite à vous.


J’entendis bientôt retentir un bruit de pieds dans la cour, et je conclus que Jean et Dorcas dansaient une guigue avec leurs sabots, chaussure habituelle des villageois du Cumberland. À la faveur de ce tapage, je m’efforçai de répondre au signal de Willie, en sifflant aussi haut que je pus : —


Revenez, et puis aimez-moi ;
Le reste m’est égal, ma foi !


Il abandonna tout à coup les danseurs au milieu de la cadence, en changeant l’air qu’il jouait pour celui de : —


Voici ma main, je ne trahirai pas.


Je ne doutai plus qu’une communication ne fût heureusement établie entre nous : si j’avais une occasion de parler au pauvre musicien, je le trouverais évidemment disposé à porter ma lettre à la poste, à invoquer en ma faveur l’assistance de quelque magistrat actif ou de l’officier commandant le château de Carlisle ; ou enfin à faire toute autre chose qu’il serait en sa puissance d’accomplir, pour contribuer à ma délivrance. Mais, pour parvenir à lui adresser la parole, je devais courir le risque d’alarmer les soupçons de Dorcas ou de son Corydon, plus stupide encore. La cécité de mon allié l’empêchait de recevoir aucune communication par signes, — en supposant que j’eusse pu me hasarder à lui en faire, sans manquer de prudence ; — de sorte que, tout en reconnaissant combien le mode de correspondance que nous avions adopté était incomplet et susceptible de fausses interprétations, je trouvai que je n’avais rien de mieux à faire qu’à le continuer, m’en remettant à ma sagacité et à celle de mon correspondant pour appliquer aux airs le sens qu’ils étaient destinés à rendre. Je songeai aussi à chanter les paroles mêmes de quelque chanson bien significative ; mais je craignis en le faisant d’exciter les soupçons. Je tâchai donc d’annoncer au musicien que je quitterais prochainement le lieu de ma résidence actuelle, en sifflant l’air bien connu par lequel se terminent d’ordinaire en Écosse toutes les parties de danse : —


Bonne nuit, et joie à vous tous ;
Il ne faut pas que je demeure.
Amis, ennemis, parmi vous,
Chacun doit se montrer jaloux
De me voir partir à cette heure.


Il me sembla que la vivacité d’intelligence de Willie était beaucoup plus active que la mienne : comme un sourd accoutumé à ce qu’on lui parle par signes, il comprenait, dès les premières notes, le sens tout entier ; car il m’accompagna incontinent sur son violon, de manière à montrer d’abord qu’il savait bien ce que je voulais dire, puis à empêcher qu’on ne remarquât que je sifflais.

Sa réponse ne se fit pas attendre long-temps, et il me la transmit en jouant le vieil air martial de : —


Mettez le chapeau sur l’oreille,
Eh ! Johnnie, eh ! mon bon garçon !


Je répétai aussitôt en moi-même les paroles, et je fixai mon attention sur la stance suivante, comme très-applicable à ma situation : —


Mettez le chapeau sur l’oreille,
Vivement, et placez le bien ;
Vers la frontière alors, quoique l’on nous surveille,
Nous chercherons un aide, afin que ce vaurien
Reçoive une leçon à jamais sans pareille.
Allons, Johnnie, allons, le chapeau sur l’oreille.


Si ces sons indiquaient, comme je l’espère bien, le secours que j’avais à attendre de mes amis d’Écosse, je pus en conscience croire qu’une porte était ouverte à l’espérance et à la liberté. Je répondis sur-le-champ par l’air des strophes suivantes : —


Mon cœur est aux Highlands, mon cœur n’est pas ici.
Mon cœur est aux Highlands libre de tout souci,
Chassant le daim sauvage ou la biche légère :
Mon cœur est aux Highlands, en quelque lieu que j’erre.

Adieu, mes chers Highlands, adieu, pays du Nord ;
Berceau de la valeur, comme de la franchise :
En quelque lieu lointain que le sort me conduise,
Soyez toujours chéris, chéris jusqu’à la mort.


Willie joua aussitôt avec un degré de vigueur qui aurait rendu l’espoir au désespoir même, si l’on pouvait supposer que le désespoir comprît la musique écossaise, ce vieux et bel air jacobite : —


Pour tout cela, pour tout cela,
Et deux fois autant que cela.


Je m’efforçai ensuite de lui faire sentir que je désirais donner avis de ma position à mes amis, et désespérant de trouver un air qui exprimât suffisamment mon intention, je me hasardai à chanter des vers dont la pensée se retrouve si souvent sous des formes différentes dans les vieilles ballades : —


Où trouverai-je un bon garçon
Qui, pour gagner bas et jupon,
Franchissant vallons et montagne,
Jusqu’à Durisdeer m’accompagne ?


Il couvrit la dernière partie de cette stance, en jouant avec beaucoup de feu : —


« Le bon Robin est mon ami. »


Quoique je repassasse dans mon esprit les paroles de cette chanson, je ne pouvais rien répliquer, attendu que je n’y voyais rien de particulier à ma situation ; mais avant que je pusse choisir un air propre à faire comprendre mon incertitude, un cri s’éleva dans la cour : Voici Cristal Nixon ! Mon fidèle Willie fut obligé de battre en retraite ; mais ce ne fut qu’après avoir moitié joué, moitié fredonné, en forme d’adieu, l’air du couplet suivant : —


Enfant ! que je te quitte, moi !
Les astres perdront leur lumière.
Les montagnes leur cime altière
Avant que je vive sans toi.


Dans mon infortune, je puis maintenant compter sur un partisan fidèle, et quelque bizarre qu’il puisse être de fonder tant d’espoir sur un homme qui fait un véritable métier de vagabond, et qui en outre est privé de la vue, je suis fermement persuadé que ses services peuvent m’être utiles et même nécessaires. Il y a encore un autre côté d’où j’attends assistance, et que je vous ai déjà indiqué, Alan, dans plus d’un passage de mon journal. Deux fois, à la petite pointe du jour, j’ai vu dans la cour de la ferme la personne à qui je fais allusion, et deux fois elle a prouvé qu’elle me reconnaissait, en répondant par signes aux gestes par lesquels je cherchais à lui faire comprendre ma situation ; mais, dans ces deux occasions-là, elle a appuyé le doigt sur ses lèvres, pour m’avertir qu’il fallait garder le silence et être discret.

La manière dont la M. V. est entrée en scène pour la première fois semble m’assurer de sa bienveillance, aussi loin que peut atteindre son pouvoir, et j’ai de bonnes raisons pour croire qu’il est considérable. Pourtant elle paraissait confuse et même effrayée pendant les très-courts moments de notre entrevue, et je crois l’avoir vue dans la seconde occasion tressaillir de crainte comme quelqu’un entrait dans la cour de la ferme, au moment où elle allait me parler. Vous n’avez pas besoin de me demander si je suis matinal, lorsque de pareilles jouissances ne me sont accordées qu’à la pointe du jour. Quoique je n’aie plus revu ma protectrice, j’ai néanmoins tout lieu de croire qu’elle n’est pas éloignée. Il y a trois jours, fatigué de l’uniformité de ma détention, j’avais manifesté vers le soir des symptômes d’abattement plus prononcés qu’à l’ordinaire, et je conçois que cette circonstance ait attiré l’attention des domestiques qui en auront sans doute causé. Le matin suivant, les vers qu’on va lire se trouvèrent sur ma table, mais comment y étaient-ils arrivés, je l’ignore. La main qui les avait tracés excellait à écrire l’anglaise.


Comme des moissonneurs retardant le salaire,
Souvent le maître dit : « C’est bon ! venez demain ! »
Ainsi, pour nous payer les travaux, la misère,
Le sort n’a que l’espoir : monnaie un peu légère,
Mais qui fixe la dette en un titre certain.

C’est donc un gage saint que la douce espérance :
Comme dans un trésor garde-la dans ton cœur.
Quelque lointaine encore que semble l’échéance,
Douter, désespérer, lacérer ta créance,
C’est un blasphème envers l’auguste débiteur.


Que ces strophes soient écrites dans l’intention amicale, — plus qu’amicale, de m’engager à reprendre courage, je n’en puis douter ; et la manière dont je me comporterai montrera, je l’espère, que je suis capable de répondre à cette espèce de défi.

On m’a apporté les vêtements que le bon plaisir de mon prétendu tuteur est de me faire porter pour le voyage ; et en quoi croyez-vous qu’ils consistent ? — en un surtout de camelot, grande robe semblable à celles que portent à la campagne les dames de moyenne condition pour monter à cheval, avec un masque pareil aussi à ceux dont elles se servent souvent, pour garantir leurs yeux et leur teint du soleil et de la poussière, et parfois, on le suppose, afin de pouvoir faire un peu les coquettes. Mais je commence à craindre qu’on ne me permette pas de lever mon masque à volonté, car au lieu d’être simplement de carton recouvert de velours noir, je remarque avec inquiétude que le mien est doublé avec une feuille d’acier comme la visière de don Quichotte : ce qui contribue à le rendre plus solide et plus durable.

Cet appareil, muni d’une agrafe d’acier pour qu’on pût m’attacher le masque derrière la tête avec un cadenas, éveilla en moi un effrayant souvenir de l’être infortuné qui, contraint d’en garder toujours un pareil sur son visage, acquit le nom bien connu dans l’histoire d’homme au masque de fer. J’ai hésité un moment si je me soumettrais aux actes d’oppression qui m’accablent de toutes parts, jusqu’à consentir à porter un déguisement aussi propre à seconder les mauvais desseins formée contre moi ; mais je me rappelai la menace de M. Herries, qui devait me faire enfermer étroitement dans une voiture si je refusais de prendre les vêtements qu’on me destinait ; et je considérai que l’espèce de liberté achetée au prix du masque et de la robe de femme ne me coûterait vraiment pas trop cher. Il faut donc que je fasse ici une pause, et que j’attende ce que le matin pourra m’amener de neuf.

Pour continuer cette histoire d’après les documents que nous avons sous les yeux, nous croyons convenable de quitter ici le journal du prisonnier Darsie Latimer, et de le remplacer par une narration des démarches d’Alan Fairford, à la poursuite de son ami, laquelle forme une autre série d’événements.